François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
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François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Rappel du premier message :
PREFACE
Prétendre changer la nature de l' homme, et l' amener
à ce degré de perfection qu' il lui est bien plus
aisé d' imaginer que d' atteindre, me paraît
précisement un de ces rêves métaphysiques qu' adopte
l' esprit de spéculation, et qui ne sçauroient se
réaliser : essayer de tirer parti de la sensibilité,
ce germe précieux qu' a mis en nous la sagesse
suprême, est une tentative dont on peut se promettre
quelque succès ; un coeur remué par des impressions
attendrissantes est disposé à recevoir les semences
de la vertu, celle-ci n' étant qu' une émanation de
cette même sensibilité, la source du bien général ;
et il est impossible que la dureté et la vertu se
concilient. Pourquoi y a-t' il tant de méchants ?
C' est qu' il est peu d' ames vraiment sensibles ; delà
tous les maux qui affligent ce malheureux globe. Je
voudrois que ma voix pût se faire entendre de toute
la terre ; je crierois aux hommes : eh ! Mes amis,
cédez à ce sentiment que vous vous efforcez
d' étouffer, et bientôt vos intérêts se rapprocheront.
Vous ne formerez plus qu' une seule famille gouvernée
par le même esprit. Plus de divisions, plus de
guerres, plus de crimes ; ce sera le règne de l' âge
d' or... je ne m' apperçois pas que je m' enfonce dans
les illusions du songe le plus chimérique qui ait
jamais trompé nos sens. On me renverra à la paix
perpétuelle du bon abbé de S Pierre.
Bornons-nous à nous plaindre que, dans les éléments
de l' éducation, on néglige trop le soin d' exciter
et d' échauffer le sentiment de l' humanité, ce
sentiment si bien exprimé dans ce beau vers de Térence,
que tout le monde connait, et qu' on ne répéte
point encore assez.
j' ai donc eu pour objet, dans les bagatelles dont je
publie ici la collection, de nourrir et de fortifier
cette sensibilité qui élève l' homme au-dessus des
autres créatures. Le raisonnement ne suffit point
pour nous distinguer de la foule immense des êtres :
nous devons encore éprouver cette sensation si chère
et si touchante qui nous approprie les malheurs de
nos semblables. La pitié étend nos relations :
l' inhumanité nous isole.
Aussi les anciens qui connaissoient si profondément
la nature, n' ont-ils pas manqué de nous présenter
leurs héros faciles à s' attendrir : Achille verse
des pleurs, lorsqu' on lui apprend la mort de son
ami Patrocle ; énée a presque toujours les yeux
mouillés de larmes, ce qu' ont reproché à
Virgile plusieurs de nos beaux-esprits ; il est
vrai qu' il y a une très-grande distance d' un
bel-esprit à un homme de génie, et il n' appartient
qu' à ce dernier de prononcer sur le mérite de
l' antiquité : elle doit être sentie, et beaucoup de
nos modernes raisonnent ; Bagoas eût mal jugé
Alexandre.
PREFACE
Prétendre changer la nature de l' homme, et l' amener
à ce degré de perfection qu' il lui est bien plus
aisé d' imaginer que d' atteindre, me paraît
précisement un de ces rêves métaphysiques qu' adopte
l' esprit de spéculation, et qui ne sçauroient se
réaliser : essayer de tirer parti de la sensibilité,
ce germe précieux qu' a mis en nous la sagesse
suprême, est une tentative dont on peut se promettre
quelque succès ; un coeur remué par des impressions
attendrissantes est disposé à recevoir les semences
de la vertu, celle-ci n' étant qu' une émanation de
cette même sensibilité, la source du bien général ;
et il est impossible que la dureté et la vertu se
concilient. Pourquoi y a-t' il tant de méchants ?
C' est qu' il est peu d' ames vraiment sensibles ; delà
tous les maux qui affligent ce malheureux globe. Je
voudrois que ma voix pût se faire entendre de toute
la terre ; je crierois aux hommes : eh ! Mes amis,
cédez à ce sentiment que vous vous efforcez
d' étouffer, et bientôt vos intérêts se rapprocheront.
Vous ne formerez plus qu' une seule famille gouvernée
par le même esprit. Plus de divisions, plus de
guerres, plus de crimes ; ce sera le règne de l' âge
d' or... je ne m' apperçois pas que je m' enfonce dans
les illusions du songe le plus chimérique qui ait
jamais trompé nos sens. On me renverra à la paix
perpétuelle du bon abbé de S Pierre.
Bornons-nous à nous plaindre que, dans les éléments
de l' éducation, on néglige trop le soin d' exciter
et d' échauffer le sentiment de l' humanité, ce
sentiment si bien exprimé dans ce beau vers de Térence,
que tout le monde connait, et qu' on ne répéte
point encore assez.
j' ai donc eu pour objet, dans les bagatelles dont je
publie ici la collection, de nourrir et de fortifier
cette sensibilité qui élève l' homme au-dessus des
autres créatures. Le raisonnement ne suffit point
pour nous distinguer de la foule immense des êtres :
nous devons encore éprouver cette sensation si chère
et si touchante qui nous approprie les malheurs de
nos semblables. La pitié étend nos relations :
l' inhumanité nous isole.
Aussi les anciens qui connaissoient si profondément
la nature, n' ont-ils pas manqué de nous présenter
leurs héros faciles à s' attendrir : Achille verse
des pleurs, lorsqu' on lui apprend la mort de son
ami Patrocle ; énée a presque toujours les yeux
mouillés de larmes, ce qu' ont reproché à
Virgile plusieurs de nos beaux-esprits ; il est
vrai qu' il y a une très-grande distance d' un
bel-esprit à un homme de génie, et il n' appartient
qu' à ce dernier de prononcer sur le mérite de
l' antiquité : elle doit être sentie, et beaucoup de
nos modernes raisonnent ; Bagoas eût mal jugé
Alexandre.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Il entre dans la chambre de sa fille, qui commençoit
à r' ouvrir les yeux : -ma fille ! Tu ne sçais pas
tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley ! ...
il est marié. -marié ! -oui, marié avec une autre
que toi. -Thaley m' a trahie ! -prens courage ;
nous avons pour nous le bon droit, et l' honneur ;
je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie.
Mylord Dirton seroit-il un barbare, un tigre qu' on
ne pourroit amollir ? Ma chere enfant, (il la presse
avec transport contre son coeur) va, ce n' est pas
vainement que je porterai le nom de ton pere.
On ne sçauroit décrire l' affreuse situation de
Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle
apprit que le lord Thaley étoit parti ! James,
après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses
enfans, après être revenu plusieurs fois pleurer
dans leurs bras, se met en chemin pour Londres,
où il accompagne l' exprès du lord Dirton.
Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour
s' écrier d' une voix expirante : c' est vous, Thaley,
qui me trompez, qui jurez à une autre cette
tendresse que vous m' aviez jurée ! C' est vous qui
l' épousez, qui l' aimez ! Une autre est votre femme !
Vous partez, barbare ! Vous partez, et vous me
laissez à l' opprobre, au deshonneur, à la mort ! Je
ne suis plus votre Fanny ! Ah ! Mylord, étoit-ce
vos biens, votre rang que j' aimois ? Vous lisiez
dans mon coeur, dans ce coeur que vous percez aujourd' hui ;
vous sçavez que je n' adorois que vous, que vous seul ;
ô dieu ! ... et c' est vous qui m' assassinez, qui me
deshonorez, qui faites mourir de douleur mon
vertueux pere !
Ensuite elle retomboit dans son accablement. Jamais
toutes les scênes de malheur dont la terre abonde,
n' avoient offert de spectacle plus touchant.
L' exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel,
suivi de l' infortuné vieillard. à peine se
présente-il aux yeux du lord, qu' il lui demande des
nouvelles de son message : on lui remet pour toute
réponse dans les mains le billet de cinq cent livres
sterlings. Comment, s' écrie Dirton ! Cet impudent
auroit refusé mes bontés ? Il est là, reprit le
domestique. Qu' il entre, poursuit mylord avec
colere ; je sçais comment il faut traiter des gens
de cette espece. James paroit, et se jette aux
pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux pere,
dont la voix expiroit dans les larmes, j' ai
refusé ce prix de mon deshonneur, parce que rien ne
pourroit le payer. Je n' ignore pas que je suis le
serviteur de votre maison, une créature condamnée
au respect et à la soumission la plus humble ; j' ai
fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre
neveu de penser à un mariage si disproportionné : il
ne m' a point écouté, et ma fille n' a été dans ses
bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le
maître de notre sort, mylord : mais le ciel a tissu
ces noeuds, et il n' est que le ciel seul qui puisse
les rompre. Notre unique tache est ma condition
obscure, et ma pauvreté ; il n' y a jamais eu dans
mes parens de lâcheté, ni d' opprobre d' ame...
voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un pere,
à une mere, à une fille, à des malheureux enfin,
qui préferent l' honnêteté à tout ce qui peut être
de plus cher ? J' embrasse vos genoux ; vous leverez
les yeux sur un misérable pere qui reclame votre
humanité, votre justice... -ma justice seroit de
te faire chasser à l' instant de ma maison.
Comment ! Avoir l' audace de rejetter mes bienfaits !
Quand tu aurois cent filles, insolent vieillard,
cinq cent livres sterlings vaudroient mieux qu' elles
toutes. Crois-moi, n' abuse pas de ma bonté, reprends
ce billet, sors, et ne t' avise jamais de reparaître
devant moi. Je ne sortirai point, replique le
vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui
éleve l' ame au-dessus de tous les rangs, et qui met
au niveau tous les hommes ; je ne sortirai point ;
je ne demande que la justice, et je l' obtiendrai.
Il faut que vous me perciez le coeur, ici, à vos
pieds, ou je cours dans Londres à tous les
tribunaux ; j' irai jusqu' au trône ; j' y porterai mes
plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je
suis, ajoûte l' honnête James avec des sanglots
éloquens, un pauvre fermier : mais je suis pere,
et un pere outragé ; on entendra mes cris ; ils
frapperont, ils déchireront tous les coeurs ; ils
retentiront dans les ames les plus insensibles, et
l' on prononcera entre nous. J' ai pour moi la
nature et la vérité... je meurs de douleur, mylord ;
non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé
d' autres liens ; on a voulu par cette feinte tenter
ma probité. Ah ! Mylord, encore une fois, voyez à
vos genoux un malheureux pere, qui les embrasse
avec soumission, qui ne les quittera point qu' il ne
vous ait touché. Je n' implore que l' humanité, la
seule humanité. Vous futes pere, mylord ; c' est un
pere expirant de vieillesse et de douleur qui se
traîne à vos pieds... non, vous ne serez point
capable d' une action aussi indigne de votre rang !
Il n' est pas possible... tiens, reprend Dirton,
je te donne encore cinq cent livres sterlings, et
qu' il ne soit plus question de toi ni de ta fille.
-vous refusez de m' entendre, mylord ? Vos nouvelles
propositions sont de nouveaux outrages dont vous
m' assassinez. Eh bien ! Mylord, vous m' arracherez
la vie ; vous vous souillerez de mon sang ; vous me
foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à
ma fille. -insolent ! Je crois que tu veux chez
moi me faire violence ! -j' y mourrai,
ou vous m'accorderez votre consentement
pour un mariage qui ne sçauroit vous deshonorer.
à r' ouvrir les yeux : -ma fille ! Tu ne sçais pas
tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley ! ...
il est marié. -marié ! -oui, marié avec une autre
que toi. -Thaley m' a trahie ! -prens courage ;
nous avons pour nous le bon droit, et l' honneur ;
je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie.
Mylord Dirton seroit-il un barbare, un tigre qu' on
ne pourroit amollir ? Ma chere enfant, (il la presse
avec transport contre son coeur) va, ce n' est pas
vainement que je porterai le nom de ton pere.
On ne sçauroit décrire l' affreuse situation de
Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle
apprit que le lord Thaley étoit parti ! James,
après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses
enfans, après être revenu plusieurs fois pleurer
dans leurs bras, se met en chemin pour Londres,
où il accompagne l' exprès du lord Dirton.
Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour
s' écrier d' une voix expirante : c' est vous, Thaley,
qui me trompez, qui jurez à une autre cette
tendresse que vous m' aviez jurée ! C' est vous qui
l' épousez, qui l' aimez ! Une autre est votre femme !
Vous partez, barbare ! Vous partez, et vous me
laissez à l' opprobre, au deshonneur, à la mort ! Je
ne suis plus votre Fanny ! Ah ! Mylord, étoit-ce
vos biens, votre rang que j' aimois ? Vous lisiez
dans mon coeur, dans ce coeur que vous percez aujourd' hui ;
vous sçavez que je n' adorois que vous, que vous seul ;
ô dieu ! ... et c' est vous qui m' assassinez, qui me
deshonorez, qui faites mourir de douleur mon
vertueux pere !
Ensuite elle retomboit dans son accablement. Jamais
toutes les scênes de malheur dont la terre abonde,
n' avoient offert de spectacle plus touchant.
L' exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel,
suivi de l' infortuné vieillard. à peine se
présente-il aux yeux du lord, qu' il lui demande des
nouvelles de son message : on lui remet pour toute
réponse dans les mains le billet de cinq cent livres
sterlings. Comment, s' écrie Dirton ! Cet impudent
auroit refusé mes bontés ? Il est là, reprit le
domestique. Qu' il entre, poursuit mylord avec
colere ; je sçais comment il faut traiter des gens
de cette espece. James paroit, et se jette aux
pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux pere,
dont la voix expiroit dans les larmes, j' ai
refusé ce prix de mon deshonneur, parce que rien ne
pourroit le payer. Je n' ignore pas que je suis le
serviteur de votre maison, une créature condamnée
au respect et à la soumission la plus humble ; j' ai
fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre
neveu de penser à un mariage si disproportionné : il
ne m' a point écouté, et ma fille n' a été dans ses
bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le
maître de notre sort, mylord : mais le ciel a tissu
ces noeuds, et il n' est que le ciel seul qui puisse
les rompre. Notre unique tache est ma condition
obscure, et ma pauvreté ; il n' y a jamais eu dans
mes parens de lâcheté, ni d' opprobre d' ame...
voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un pere,
à une mere, à une fille, à des malheureux enfin,
qui préferent l' honnêteté à tout ce qui peut être
de plus cher ? J' embrasse vos genoux ; vous leverez
les yeux sur un misérable pere qui reclame votre
humanité, votre justice... -ma justice seroit de
te faire chasser à l' instant de ma maison.
Comment ! Avoir l' audace de rejetter mes bienfaits !
Quand tu aurois cent filles, insolent vieillard,
cinq cent livres sterlings vaudroient mieux qu' elles
toutes. Crois-moi, n' abuse pas de ma bonté, reprends
ce billet, sors, et ne t' avise jamais de reparaître
devant moi. Je ne sortirai point, replique le
vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui
éleve l' ame au-dessus de tous les rangs, et qui met
au niveau tous les hommes ; je ne sortirai point ;
je ne demande que la justice, et je l' obtiendrai.
Il faut que vous me perciez le coeur, ici, à vos
pieds, ou je cours dans Londres à tous les
tribunaux ; j' irai jusqu' au trône ; j' y porterai mes
plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je
suis, ajoûte l' honnête James avec des sanglots
éloquens, un pauvre fermier : mais je suis pere,
et un pere outragé ; on entendra mes cris ; ils
frapperont, ils déchireront tous les coeurs ; ils
retentiront dans les ames les plus insensibles, et
l' on prononcera entre nous. J' ai pour moi la
nature et la vérité... je meurs de douleur, mylord ;
non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé
d' autres liens ; on a voulu par cette feinte tenter
ma probité. Ah ! Mylord, encore une fois, voyez à
vos genoux un malheureux pere, qui les embrasse
avec soumission, qui ne les quittera point qu' il ne
vous ait touché. Je n' implore que l' humanité, la
seule humanité. Vous futes pere, mylord ; c' est un
pere expirant de vieillesse et de douleur qui se
traîne à vos pieds... non, vous ne serez point
capable d' une action aussi indigne de votre rang !
Il n' est pas possible... tiens, reprend Dirton,
je te donne encore cinq cent livres sterlings, et
qu' il ne soit plus question de toi ni de ta fille.
-vous refusez de m' entendre, mylord ? Vos nouvelles
propositions sont de nouveaux outrages dont vous
m' assassinez. Eh bien ! Mylord, vous m' arracherez
la vie ; vous vous souillerez de mon sang ; vous me
foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à
ma fille. -insolent ! Je crois que tu veux chez
moi me faire violence ! -j' y mourrai,
ou vous m'accorderez votre consentement
pour un mariage qui ne sçauroit vous deshonorer.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Fanny étoit une fille honnête... mylord,
attendez tout de mon désespoir : il est affreux...
-tu me menaces, audacieux ver de terre ! Apprends
toute la faiblesse de tes prétentions : je vois sur
quoi se fondent ton opiniâtreté et ton orgueil ; tu
t' es imaginé que ta fille étoit liée à mon fou de
neveu par des noeuds indissolubles. Je voulois
devoir à ta complaisance, à ton devoir, ce que
j' obtiendrai par des droits légitimes ; sçache
donc que les tiens sont chimériques, que ta fille
a été le jouet de la tendresse de Thaley, que ce
mariage, dont tu oses te prévaloir devant moi, n' a
été qu' un stratagême pour obtenir ce qui ne vaut
pas, en vérité, mille livres sterlings. -ma fille
n' est pas l' épouse de mylord Thaley ? -jamais elle
ne l' a été ; elle a été sa maitresse, mon ami, et
c' est encore bien de l' honneur que t' a fait le lord
mon neveu.
Un coup de tonnerre n' eut pas renversé James avec
plus de rapidité ; il tombe à terre, privé de
connaissance. Mylord Dirton sort de son appartement,
ordonne froidement qu' on mette cet homme à la
porte, lorsqu' il sera revenu à lui, et qu' on lui
compte mille livres sterlings. Ce spectacle eut ému
les sauvages les plus féroces ; ce vieillard étoit
étendu sur le pavé, ses cheveux blancs souillés
dans la poussiere et dans les larmes ; il respiroit
à peine, et la pâleur de la mort se répandoit sur
son visage. Un domestique, plus homme que son
maître, se sent attendri pour cet infortuné ; il le
prend dans ses bras, le rappelle à la vie ; James
ouvre les yeux, pousse un cri, et retombe sur la
terre : -elle n' est point mariée ! On a trompé ma
fille ! Ah ! Dieu ! Dieu ! Il se releve avec
impétuosité ; il cherche mylord ; il est obligé de
se rasseoir ; les forces lui manquent, et il ne peut
que verser un torrent de larmes, et tourner de tems
en tems de longs regards vers le ciel. Ce domestique
compatissant s' efforce de le consoler;
il l' exhorte à plier sous sa mauvaise
fortune ; il lui représente la qualité
et le crédit du lord Dirton ; il finit par lui
révéler toutes les circonstances du mariage feint
de Thaley avec Fanny. James désespéré, s' arrache
les cheveux, parle de poignarder mylord Dirton ;
l' intendant lui apporte mille livres sterlings :
-tenez : ils sont comptés. Croyez-moi : l' argent
est un remede pour bien des maux ; la fortune... le
vieillard ne le laisse pas achever ; il accable cet
homme d' un coup d' oeil où éclatoit tout son mépris,
et jette la somme loin de lui avec cette vive
indignation, l' élan d' une ame navrée de douleur.
-misérable ! Que ton maître garde ses infâmes
richesses. Va, il a accumulé assez d' affronts sur ma
tête chauve ; je vois trop que je n' ai d' autre
protecteur, d' autre vengeur que Dieu : c' est donc
lui que j' implore ; c' est à lui que j' en appelle ;
il punira les scélérats, qui ont trompé ma fille,
ma chere Fanny. Mon ami, ajoûte-t-il, en
s' adressant au domestique charitable
qui lui prenoit les mains, et qui vouloit l' adoucir,
si vous sçaviez quelle femme l' on a outragée ! Ah !
Mes pauvres enfans ! Comment aurai-je la force de
vous annoncer... je sens que la mort m' attend ici ;
c' est ici que demeurera mon cadavre ; il attestera
la vengeance divine, cette suprême justice que peut
reclamer le dernier des hommes, et qui ne lui
refuse point son appui.
attendez tout de mon désespoir : il est affreux...
-tu me menaces, audacieux ver de terre ! Apprends
toute la faiblesse de tes prétentions : je vois sur
quoi se fondent ton opiniâtreté et ton orgueil ; tu
t' es imaginé que ta fille étoit liée à mon fou de
neveu par des noeuds indissolubles. Je voulois
devoir à ta complaisance, à ton devoir, ce que
j' obtiendrai par des droits légitimes ; sçache
donc que les tiens sont chimériques, que ta fille
a été le jouet de la tendresse de Thaley, que ce
mariage, dont tu oses te prévaloir devant moi, n' a
été qu' un stratagême pour obtenir ce qui ne vaut
pas, en vérité, mille livres sterlings. -ma fille
n' est pas l' épouse de mylord Thaley ? -jamais elle
ne l' a été ; elle a été sa maitresse, mon ami, et
c' est encore bien de l' honneur que t' a fait le lord
mon neveu.
Un coup de tonnerre n' eut pas renversé James avec
plus de rapidité ; il tombe à terre, privé de
connaissance. Mylord Dirton sort de son appartement,
ordonne froidement qu' on mette cet homme à la
porte, lorsqu' il sera revenu à lui, et qu' on lui
compte mille livres sterlings. Ce spectacle eut ému
les sauvages les plus féroces ; ce vieillard étoit
étendu sur le pavé, ses cheveux blancs souillés
dans la poussiere et dans les larmes ; il respiroit
à peine, et la pâleur de la mort se répandoit sur
son visage. Un domestique, plus homme que son
maître, se sent attendri pour cet infortuné ; il le
prend dans ses bras, le rappelle à la vie ; James
ouvre les yeux, pousse un cri, et retombe sur la
terre : -elle n' est point mariée ! On a trompé ma
fille ! Ah ! Dieu ! Dieu ! Il se releve avec
impétuosité ; il cherche mylord ; il est obligé de
se rasseoir ; les forces lui manquent, et il ne peut
que verser un torrent de larmes, et tourner de tems
en tems de longs regards vers le ciel. Ce domestique
compatissant s' efforce de le consoler;
il l' exhorte à plier sous sa mauvaise
fortune ; il lui représente la qualité
et le crédit du lord Dirton ; il finit par lui
révéler toutes les circonstances du mariage feint
de Thaley avec Fanny. James désespéré, s' arrache
les cheveux, parle de poignarder mylord Dirton ;
l' intendant lui apporte mille livres sterlings :
-tenez : ils sont comptés. Croyez-moi : l' argent
est un remede pour bien des maux ; la fortune... le
vieillard ne le laisse pas achever ; il accable cet
homme d' un coup d' oeil où éclatoit tout son mépris,
et jette la somme loin de lui avec cette vive
indignation, l' élan d' une ame navrée de douleur.
-misérable ! Que ton maître garde ses infâmes
richesses. Va, il a accumulé assez d' affronts sur ma
tête chauve ; je vois trop que je n' ai d' autre
protecteur, d' autre vengeur que Dieu : c' est donc
lui que j' implore ; c' est à lui que j' en appelle ;
il punira les scélérats, qui ont trompé ma fille,
ma chere Fanny. Mon ami, ajoûte-t-il, en
s' adressant au domestique charitable
qui lui prenoit les mains, et qui vouloit l' adoucir,
si vous sçaviez quelle femme l' on a outragée ! Ah !
Mes pauvres enfans ! Comment aurai-je la force de
vous annoncer... je sens que la mort m' attend ici ;
c' est ici que demeurera mon cadavre ; il attestera
la vengeance divine, cette suprême justice que peut
reclamer le dernier des hommes, et qui ne lui
refuse point son appui.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Ce malheureux pere étoit égaré de désespoir ; il
disoit qu' il vouloit aller se jetter aux pieds du
roi, qu' il poursuivroit mylord Thaley, qu' il se
présenteroit à la chambre des pairs, qu' il y rendroit
les derniers soupirs ; qu' il demanderoit que sa
biere y restât jusqu' à ce que sa fille eût obtenu
justice. Je suis pere et anglais, s' écrioit-il ;
ma cause est celle de la nature et de la nation ;
elle intéresse tous les hommes, et Dieu sera mon
premier juge ; celui-là ne se laisse point
corrompre. Le domestique tente de nouveaux efforts
pour le ramener peu à peu ; il lui fait entendre
que tous les éclats, sa mort même seroient inutiles, lui
montre l' autorité des grands qui écrasent toujours
sous leurs pieds et avec impunité les petits ; il
l' entraîne enfin à quelques pas de l' hôtel du lord
Dirton, dans une chambre qu' occupoit la femme de
cette créature compatissante : elle reçoit James
avec cette humanité, le partage de ceux que l' audace
insolente de la grandeur et de la fortune appelle
gens du commun , et qui vaut mieux assurément que
la politesse fausse et sans caractère des gens
comme il faut .
L'état de James ne peut se dépeindre ; il répétoit :
ah ! Ma chere Fanny, ma pauvre fille, chere enfant
de mon coeur, te voilà donc deshonorée, toi, toi qui
préferes l' honneur à la vie ! Oh ! Pourquoi le
traître Thaley n' est-il pas venu plutôt t' immoler
dans mon sein ? Quelle est mon espérance ? Ensuite
il sembloit qu' il alloit expirer dans les pleurs.
Le généreux domestique, sans cesse plus ému, feint
d' être malade ; et accompagne James qui
avoit eu la noble hardiesse d' écrire au
lord Dirton une lettre remplie de tout le sublime
de la vertu réduite au désespoir. Il ne doit point
paraître étonnant que James parle ainsi : qu' on
se souvienne qu' il étoit instruit ; et puis, une
ame vraiment vertueuse se développe, s' éleve,
s' annoblit, et domine dans les circonstances où
elle est intéressée fortement. James étoit pere ;
il étoit offensé. On a de tous tems observé que tous
les hommes devenoient des prodiges de valeur, de
fermeté, d' éloquence, dès qu' ils étoient emportés
par les grands mouvements de la nature, source
unique des actions éclatantes et des talens
distingués. Voici la lettre de ce vieillard si
attendrissant.
disoit qu' il vouloit aller se jetter aux pieds du
roi, qu' il poursuivroit mylord Thaley, qu' il se
présenteroit à la chambre des pairs, qu' il y rendroit
les derniers soupirs ; qu' il demanderoit que sa
biere y restât jusqu' à ce que sa fille eût obtenu
justice. Je suis pere et anglais, s' écrioit-il ;
ma cause est celle de la nature et de la nation ;
elle intéresse tous les hommes, et Dieu sera mon
premier juge ; celui-là ne se laisse point
corrompre. Le domestique tente de nouveaux efforts
pour le ramener peu à peu ; il lui fait entendre
que tous les éclats, sa mort même seroient inutiles, lui
montre l' autorité des grands qui écrasent toujours
sous leurs pieds et avec impunité les petits ; il
l' entraîne enfin à quelques pas de l' hôtel du lord
Dirton, dans une chambre qu' occupoit la femme de
cette créature compatissante : elle reçoit James
avec cette humanité, le partage de ceux que l' audace
insolente de la grandeur et de la fortune appelle
gens du commun , et qui vaut mieux assurément que
la politesse fausse et sans caractère des gens
comme il faut .
L'état de James ne peut se dépeindre ; il répétoit :
ah ! Ma chere Fanny, ma pauvre fille, chere enfant
de mon coeur, te voilà donc deshonorée, toi, toi qui
préferes l' honneur à la vie ! Oh ! Pourquoi le
traître Thaley n' est-il pas venu plutôt t' immoler
dans mon sein ? Quelle est mon espérance ? Ensuite
il sembloit qu' il alloit expirer dans les pleurs.
Le généreux domestique, sans cesse plus ému, feint
d' être malade ; et accompagne James qui
avoit eu la noble hardiesse d' écrire au
lord Dirton une lettre remplie de tout le sublime
de la vertu réduite au désespoir. Il ne doit point
paraître étonnant que James parle ainsi : qu' on
se souvienne qu' il étoit instruit ; et puis, une
ame vraiment vertueuse se développe, s' éleve,
s' annoblit, et domine dans les circonstances où
elle est intéressée fortement. James étoit pere ;
il étoit offensé. On a de tous tems observé que tous
les hommes devenoient des prodiges de valeur, de
fermeté, d' éloquence, dès qu' ils étoient emportés
par les grands mouvements de la nature, source
unique des actions éclatantes et des talens
distingués. Voici la lettre de ce vieillard si
attendrissant.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
" homme barbare, c' est au nom du maître suprême de
l' humanité que je t' écris : il n' y a d' autres titres
à ses yeux que ceux de la vérité et de la vertu,
d' autre rang que celui de l' honnête homme ; tu l' as
dégradé ce rang ; tu t' es rabbaissé au-dessous des
plus vils criminels ; tu as enfoncé mes
derniers pas dans l' opprobre et dans la
souillure. Pour récompense des travaux d' un
vieux serviteur, qui mangeoit au prix de ses nobles
sueurs un morceau de pain, tu portes la désolation
dans son coeur expirant ; tu flétris dans son sein
même, l' honneur de sa fille ! Ah ! Cruel, le ciel
vous redemandera compte des larmes de sang que vous
me faites répandre. Votre détestable neveu... je le
cite au tribunal de Dieu, à ce tribunal où l' orgueil
de la naissance, l' impunité de la fortune, l' audace
du crime, où la séduction ne trouve point d' accès.
Nous serons vengés, mylord ; vous aurez un jour des
remords d' une action si abominable ; il ne sera plus
temps ; vos tristes victimes seront toutes dans la
fosse ; c' est de cette fosse que s' élévera mon cri,
un cri éternel, jusqu' aux cieux... vous avez
deshonoré ma vieillesse ; vous avez couvert de la
boue de l' infamie un homme, une famille entiere qui
vous servoit, qui vous aimoit, qui croissoit à l' ombre
de votre protection... vous avez opprimé la faiblesse et
l' innocence... je vous rends, à vous et à votre
perfide neveu, la ferme et les biens qui m' étoient
confiés : qu' un abîme, que l' enfer s' y ouvre pour
vous engloutir vous et vos pareils ! Nous irons
arroser de nos larmes une autre terre, nous y
dessécher de misere et de douleur, y pousser nos
derniers soupirs... inhumain ! Puisse ma lettre
porter dans votre ame tous les traits dont vous
m' assassinez ! Un homme réduit à l' extrémité où
je suis, est au-dessus de toute crainte ; faites-nous
donner la mort ; ce crime doit suivre nécessairement
celui que vous venez de commettre ; il sera moins
affreux sans doute, et c' est tout ce que James
brûle de vous devoir. "
l' humanité que je t' écris : il n' y a d' autres titres
à ses yeux que ceux de la vérité et de la vertu,
d' autre rang que celui de l' honnête homme ; tu l' as
dégradé ce rang ; tu t' es rabbaissé au-dessous des
plus vils criminels ; tu as enfoncé mes
derniers pas dans l' opprobre et dans la
souillure. Pour récompense des travaux d' un
vieux serviteur, qui mangeoit au prix de ses nobles
sueurs un morceau de pain, tu portes la désolation
dans son coeur expirant ; tu flétris dans son sein
même, l' honneur de sa fille ! Ah ! Cruel, le ciel
vous redemandera compte des larmes de sang que vous
me faites répandre. Votre détestable neveu... je le
cite au tribunal de Dieu, à ce tribunal où l' orgueil
de la naissance, l' impunité de la fortune, l' audace
du crime, où la séduction ne trouve point d' accès.
Nous serons vengés, mylord ; vous aurez un jour des
remords d' une action si abominable ; il ne sera plus
temps ; vos tristes victimes seront toutes dans la
fosse ; c' est de cette fosse que s' élévera mon cri,
un cri éternel, jusqu' aux cieux... vous avez
deshonoré ma vieillesse ; vous avez couvert de la
boue de l' infamie un homme, une famille entiere qui
vous servoit, qui vous aimoit, qui croissoit à l' ombre
de votre protection... vous avez opprimé la faiblesse et
l' innocence... je vous rends, à vous et à votre
perfide neveu, la ferme et les biens qui m' étoient
confiés : qu' un abîme, que l' enfer s' y ouvre pour
vous engloutir vous et vos pareils ! Nous irons
arroser de nos larmes une autre terre, nous y
dessécher de misere et de douleur, y pousser nos
derniers soupirs... inhumain ! Puisse ma lettre
porter dans votre ame tous les traits dont vous
m' assassinez ! Un homme réduit à l' extrémité où
je suis, est au-dessus de toute crainte ; faites-nous
donner la mort ; ce crime doit suivre nécessairement
celui que vous venez de commettre ; il sera moins
affreux sans doute, et c' est tout ce que James
brûle de vous devoir. "
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Ce pere affligé quitte Londres, en chargeant cette
ville d' imprécations ; son désespoir augmente et
éclate à l' approche de sa maison ; il ne l' a pas
plutôt apperçue qu' il s' écrie avec des sanglots:
voilà l' asyle de ma pauvreté ! C' est-là que
j' élevois ma malheureuse fille dans
l' innocence et la vertu ! C' est là son
berceau, qui a été pour nous la source d' une
humiliation éternelle ! ... eh ! Comment m' offrir à
leurs regards ? De quels traits vais-je les frapper ?
Aurois-je cru que cet opprobre fût réservé à mes
derniers jours ?
Ce domestique, son guide fidèle, le soutenoit ;
James se traînoit vers la ferme ; sa femme et sa
fille venoient au-devant de lui ; Fanny marchoit
à peine ; elle étoit expirante : elle fait un effort
pour se jetter dans les bras de son pere ; elle
s' écrie : eh bien ! Mon pere ? James la serre contre
son sein avec un frémissement affreux ; Fanny est
trop instruite par ce trouble : -je ne suis point
la femme de mylord Thaley ? (James ne répond
point.) je n' ai plus qu' à mourir. Ils s' asseyent.
James enfin, au milieu des pleurs et des sanglots,
leur raconte de quelle façon outrageante il a été
reçu de mylord Dirton ; quand il vient à l' horrible
trahison de Thaley, au mariage simulé, sa fille
avec un cri : -j' ai été trompée à ce point ! Je ne
suis point sa femme ! à peine a-t-elle prononcé ces
derniers mots, qu' elle tombe à terre comme frappée
de la foudre. Ce domestique qui avoit accompagné
James, a l' ame déchirée par ce nouveau spectacle.
Fanny est remise au lit qu' elle n' avoit quitté que
pour se traîner au-devant de son pere. James la
couvroit de ses baisers et de ses pleurs. Fanny
reprend l' usage des sens. -c' est mylord Thaley
qui me trompe, qui me trahit ! Devois-je m' attendre
à de pareils coups ?
ville d' imprécations ; son désespoir augmente et
éclate à l' approche de sa maison ; il ne l' a pas
plutôt apperçue qu' il s' écrie avec des sanglots:
voilà l' asyle de ma pauvreté ! C' est-là que
j' élevois ma malheureuse fille dans
l' innocence et la vertu ! C' est là son
berceau, qui a été pour nous la source d' une
humiliation éternelle ! ... eh ! Comment m' offrir à
leurs regards ? De quels traits vais-je les frapper ?
Aurois-je cru que cet opprobre fût réservé à mes
derniers jours ?
Ce domestique, son guide fidèle, le soutenoit ;
James se traînoit vers la ferme ; sa femme et sa
fille venoient au-devant de lui ; Fanny marchoit
à peine ; elle étoit expirante : elle fait un effort
pour se jetter dans les bras de son pere ; elle
s' écrie : eh bien ! Mon pere ? James la serre contre
son sein avec un frémissement affreux ; Fanny est
trop instruite par ce trouble : -je ne suis point
la femme de mylord Thaley ? (James ne répond
point.) je n' ai plus qu' à mourir. Ils s' asseyent.
James enfin, au milieu des pleurs et des sanglots,
leur raconte de quelle façon outrageante il a été
reçu de mylord Dirton ; quand il vient à l' horrible
trahison de Thaley, au mariage simulé, sa fille
avec un cri : -j' ai été trompée à ce point ! Je ne
suis point sa femme ! à peine a-t-elle prononcé ces
derniers mots, qu' elle tombe à terre comme frappée
de la foudre. Ce domestique qui avoit accompagné
James, a l' ame déchirée par ce nouveau spectacle.
Fanny est remise au lit qu' elle n' avoit quitté que
pour se traîner au-devant de son pere. James la
couvroit de ses baisers et de ses pleurs. Fanny
reprend l' usage des sens. -c' est mylord Thaley
qui me trompe, qui me trahit ! Devois-je m' attendre
à de pareils coups ?
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Aussi-tôt cette infortunée se releve du sein de la
mort ; une force supérieure paraît l' animer ; on eut
dit qu' un miracle lui avoit donné un autre coeur.
Elle s' appuye sur son bras : le courage prend dans
tous ses traits la place de la douleur accablante ;
elle semble commander à ses larmes de s' arrêter.
Allons, mon pere, dit cette fille sublime, oublions
jusqu' au nom du scélérat qui a cru me deshonorer ;
mon honneur est encore tout entier dans mon coeur...
c' est lui, c' est ce monstre qui a perdu le sien ;
il a abusé des noeuds les plus sacrés ; il m' a trompée...
il ne m' a point ôté l' innocence de l' ame. Serois-je
criminelle à vos yeux, aux yeux de Dieu ? Mon pere,
il me seroit aisé de mourir : qu' ai-je à espérer
dans la vie ? Mais je veux être votre consolation,
votre appui ; vous et ma mere vous serez tout pour
moi ; sortons de cette terre de crimes ; allons...
où mylord Thaley... où son image ne me suivra point
(et là un torrent de pleurs lui échappe.) ah ! Ne
prononçons plus ce nom ; oublions-le ; oublions-le ;
arrachons-le de mon coeur. Mon tendre pere, je suis
prête à me soumettre aux travaux les plus pénibles,
les plus humilians, à tout, à tout, pourvû que vous
viviez, que vous plaigniez, que vous aimiez votre
Fanny, qui n' est point coupable... non, je ne suis
point coupable : je suis la plus malheureuse des
femmes. à ces mots, de nouvelles larmes trahissent
sa fermeté.
Cette déplorable famille se détermine à quitter ce
lieu fatal ; Fanny ne peut en sortir, sans y
tourner plusieurs fois les yeux ; et quels regards ?
Il sembloit qu' elle laissât dans ce séjour la partie
la plus sensible, l' étincelle la plus vive de son
ame. Sous cette espèce d' héroïsme, l' amour ne
perdoit point de sa force ; cette Fanny si
courageuse pleuroit peut-être davantage en secret ;
les ames honnêtes sont les plus tendres. Ces
infortunés se retirerent chez le ministre leur
parent, qui avoit veillé à l' éducation de Fanny.
Pour le domestique, il reprit la route de Londres,
et ne pouvant se résoudre à demeurer plus
long-temps attaché à un homme aussi barbare que le
lord Dirton, il demanda son congé.
Mylord Thaley, l' époux d' une femme remplie
d' agréments, dans le sein des honneurs, et des
plaisirs, entouré du faste de la considération, étoit
bien loin de goûter le véritable bonheur. Ce n' est
point de ce qui nous environne qu' il faut l' attendre :
c' est de nous-même, c' est d' une ame innocente
et paisible, et celle de Thaley étoit déchirée par
un remords éternel. Comment auroit-il été heureux ?
Il avoit trahi la vertu et l' amour.
mort ; une force supérieure paraît l' animer ; on eut
dit qu' un miracle lui avoit donné un autre coeur.
Elle s' appuye sur son bras : le courage prend dans
tous ses traits la place de la douleur accablante ;
elle semble commander à ses larmes de s' arrêter.
Allons, mon pere, dit cette fille sublime, oublions
jusqu' au nom du scélérat qui a cru me deshonorer ;
mon honneur est encore tout entier dans mon coeur...
c' est lui, c' est ce monstre qui a perdu le sien ;
il a abusé des noeuds les plus sacrés ; il m' a trompée...
il ne m' a point ôté l' innocence de l' ame. Serois-je
criminelle à vos yeux, aux yeux de Dieu ? Mon pere,
il me seroit aisé de mourir : qu' ai-je à espérer
dans la vie ? Mais je veux être votre consolation,
votre appui ; vous et ma mere vous serez tout pour
moi ; sortons de cette terre de crimes ; allons...
où mylord Thaley... où son image ne me suivra point
(et là un torrent de pleurs lui échappe.) ah ! Ne
prononçons plus ce nom ; oublions-le ; oublions-le ;
arrachons-le de mon coeur. Mon tendre pere, je suis
prête à me soumettre aux travaux les plus pénibles,
les plus humilians, à tout, à tout, pourvû que vous
viviez, que vous plaigniez, que vous aimiez votre
Fanny, qui n' est point coupable... non, je ne suis
point coupable : je suis la plus malheureuse des
femmes. à ces mots, de nouvelles larmes trahissent
sa fermeté.
Cette déplorable famille se détermine à quitter ce
lieu fatal ; Fanny ne peut en sortir, sans y
tourner plusieurs fois les yeux ; et quels regards ?
Il sembloit qu' elle laissât dans ce séjour la partie
la plus sensible, l' étincelle la plus vive de son
ame. Sous cette espèce d' héroïsme, l' amour ne
perdoit point de sa force ; cette Fanny si
courageuse pleuroit peut-être davantage en secret ;
les ames honnêtes sont les plus tendres. Ces
infortunés se retirerent chez le ministre leur
parent, qui avoit veillé à l' éducation de Fanny.
Pour le domestique, il reprit la route de Londres,
et ne pouvant se résoudre à demeurer plus
long-temps attaché à un homme aussi barbare que le
lord Dirton, il demanda son congé.
Mylord Thaley, l' époux d' une femme remplie
d' agréments, dans le sein des honneurs, et des
plaisirs, entouré du faste de la considération, étoit
bien loin de goûter le véritable bonheur. Ce n' est
point de ce qui nous environne qu' il faut l' attendre :
c' est de nous-même, c' est d' une ame innocente
et paisible, et celle de Thaley étoit déchirée par
un remords éternel. Comment auroit-il été heureux ?
Il avoit trahi la vertu et l' amour.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
On eut dit que le projet de mylady étoit de venger
l' outrage fait à la malheureuse fille de James. Elle
avoit tous les travers d' une femme de qualité :
d' une froideur rebutante pour son mari, et animée de
tout l' esprit de la séduction à l' égard des autres
hommes. Elle étoit belle, vaine, fiere ; cette fierté
cependant n' empêchoit point qu' on ne lui reprochât
une infinité d' aventures dont le bruit vint jusqu' aux
oreilles de mylord. Il employa le ton de la douceur
et de la représentation : on ne l' écouta point ; il
menaça de l' autorité d' un époux : on lui répondit par
des éclats indécens. La fille du lord Dorfon se
sentoit appuyée d' un grand nom, et d' un crédit
considérable à la cour : il fallut que mylord dévorât
ses peines. Mylady lui procuroit souvent les occasions
de se rappeller l' objet infortuné qu' il avoit
outragé pour prix de l' ardeur la plus pure ;
il comparoit sa situation passée à son état présent;
il rapprochoit les charmes modestes, la tendresse
ingénue, la candeur si touchante de Fanny, de la
beauté orgueilleuse, et de la coquetterie d' une
épouse qui cherchoit peu à lui plaire.
Dans ces moments, il formoit des regrets ;
il versoit des larmes ; il prononçoit, en
gémissant, le nom de Fanny : mais Thoward
s' attachoit à détruire cette image qui revenoit sans
cesse dans l' ame de Thaley ; il le précipita dans
des égarements continuels, et le plongea enfin dans
la débauche de l' esprit et du coeur.
Quelques années s' écoulerent pendant lesquelles
Thaley demeura enseveli dans cette espèce de mort
de l' ame et de la raison ; il retourna en Angleterre
avec sa femme, qui continua à lui causer les chagrins
les plus cruels ; elle le deshonora par ses intrigues
multipliées, le brouilla avec ses parens, et l' avilit
aux yeux de la cour. Mylord, accablé de douleur, eut
cependant une consolation : mylady mourut, lui
laissant des dettes, des ennemis, des ridicules
et des affronts.
l' outrage fait à la malheureuse fille de James. Elle
avoit tous les travers d' une femme de qualité :
d' une froideur rebutante pour son mari, et animée de
tout l' esprit de la séduction à l' égard des autres
hommes. Elle étoit belle, vaine, fiere ; cette fierté
cependant n' empêchoit point qu' on ne lui reprochât
une infinité d' aventures dont le bruit vint jusqu' aux
oreilles de mylord. Il employa le ton de la douceur
et de la représentation : on ne l' écouta point ; il
menaça de l' autorité d' un époux : on lui répondit par
des éclats indécens. La fille du lord Dorfon se
sentoit appuyée d' un grand nom, et d' un crédit
considérable à la cour : il fallut que mylord dévorât
ses peines. Mylady lui procuroit souvent les occasions
de se rappeller l' objet infortuné qu' il avoit
outragé pour prix de l' ardeur la plus pure ;
il comparoit sa situation passée à son état présent;
il rapprochoit les charmes modestes, la tendresse
ingénue, la candeur si touchante de Fanny, de la
beauté orgueilleuse, et de la coquetterie d' une
épouse qui cherchoit peu à lui plaire.
Dans ces moments, il formoit des regrets ;
il versoit des larmes ; il prononçoit, en
gémissant, le nom de Fanny : mais Thoward
s' attachoit à détruire cette image qui revenoit sans
cesse dans l' ame de Thaley ; il le précipita dans
des égarements continuels, et le plongea enfin dans
la débauche de l' esprit et du coeur.
Quelques années s' écoulerent pendant lesquelles
Thaley demeura enseveli dans cette espèce de mort
de l' ame et de la raison ; il retourna en Angleterre
avec sa femme, qui continua à lui causer les chagrins
les plus cruels ; elle le deshonora par ses intrigues
multipliées, le brouilla avec ses parens, et l' avilit
aux yeux de la cour. Mylord, accablé de douleur, eut
cependant une consolation : mylady mourut, lui
laissant des dettes, des ennemis, des ridicules
et des affronts.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
C' est alors que Thaley se livra sans réserve à une
dissipation scandaleuse ; il n' y avoit point de
taverne à Londres où il ne fût connu comme le héros
du libertinage, et Thoward partageoit les honneurs
de cette réputation.
Le hazard les conduit avec d' autres amis au caffé de
Brown ; la conversation tombe sur l' honneur, sujet
si rebattu, et qui, graces au peu de progrès de la
raison humaine, est encore si neuf. Eh ! De quoi
parlez-vous là, messieurs, dit un inconnu, dont
l' âge mûr et l' extérieur simple annonçoient cependant
un homme respectable ? Que ne traitez-vous des
matières plus à votre portée ? Que ne dissertez-vous
sur les courses de chevaux, sur les genres de musique,
sur les modes de France ? Que voulez-vous dire,
intérrompt brusquement mylord Thaley ? Ce que je veux
dire, répond l' inconnu, en regardant Thaley avec une
sorte de fermeté ? Que vous devriez être le premier
à ne tenir jamais de semblables discours.
-comment ! Je ne connaîtrois pas l' honneur ? -
vous ! ... eh ! Il y a si peu de gens qui le
connaissent ! -insolent ! -je ne suis pas un
insolent : je suis un homme vrai.
Quelqu' un aussi-tôt vient demander cet homme singulier,
et l' entraîne hors du caffé. L' assemblée demeure
interdite.
Messieurs, dit Thaley, vous êtes bien persuadés que
je n' en resterai pas à l' étonnement ; je sçais quel
est mon devoir, et vous apprendrez s' il me convenoit
de parler de l' honneur. Il sort avec son ami
Thoward, qui enflammoit encore sa colere ; et ils
font des perquisitions.
Le lendemain, de grand matin, Thaley va se rendre
à la maison où l' inconnu occupoit un appartement de
peu d' apparence ; il heurte à la porte ; l' inconnu,
qui étoit sans domestique, ouvre en disant : mylord,
je ne vous attendois pas sitôt ; souffrez que je me
remette au lit. -vous m' attendiez donc ?
-assurément. -j' aime à voir du moins que vous me
rendiez cette justice. D' abord, monsieur,
qui êtes-vous ? -qui je suis ? ... un homme. -vos
titres ? -mon coeur, et l' amour de la vérité. -vous
sçavez quel est mon rang ? -votre rang, on vous
appelle lord, et je le crois : vous ressemblez assez
aux gens de votre espèce ; mais ni vous, ni eux,
encore une fois ne parlez jamais de l' honneur ; je
vous donne un excellent conseil ; c' est une conversation
qui vous est si étrangere ! -vous m' insultez, et je
me flatte que vous m' en ferez raison ; qui que vous
soyez, je veux bien me mesurer avec vous. -je sens
tout le prix de cette faveur... vous vous croyez donc
digne de m' ôter la vie, ou de la perdre... imprudent
jeune homme ! -imprudent jeune homme ! Voilà un ton
familier qui ajoûte à l' outrage... -qu' est-ce
qu' un ton familier ? N' allez-vous pas vous mettre
dans la tête que je vous dois du respect ? -je vous
le prouverai. -seroit-ce en me perçant le coeur ?
Vous supposez que le sort vous favorisera ; si en
effet il est pour vous, et s' il me reste encore la
force de m' exprimer, oh ! N' attendez pas de moi du
respect, n' en attendez... que du mépris, ou plutôt
de la pitié. -du mépris ! Votre compassion ! Mon ami,
hors du lit tout-à-l' heure, et que cette dispute
soit terminée par la prompte fin de l' un ou de
l' autre : avec quelle audace cet impudent me traite !
-je ne suis point un impudent, et encore moins votre
ami ; je vais me lever.
dissipation scandaleuse ; il n' y avoit point de
taverne à Londres où il ne fût connu comme le héros
du libertinage, et Thoward partageoit les honneurs
de cette réputation.
Le hazard les conduit avec d' autres amis au caffé de
Brown ; la conversation tombe sur l' honneur, sujet
si rebattu, et qui, graces au peu de progrès de la
raison humaine, est encore si neuf. Eh ! De quoi
parlez-vous là, messieurs, dit un inconnu, dont
l' âge mûr et l' extérieur simple annonçoient cependant
un homme respectable ? Que ne traitez-vous des
matières plus à votre portée ? Que ne dissertez-vous
sur les courses de chevaux, sur les genres de musique,
sur les modes de France ? Que voulez-vous dire,
intérrompt brusquement mylord Thaley ? Ce que je veux
dire, répond l' inconnu, en regardant Thaley avec une
sorte de fermeté ? Que vous devriez être le premier
à ne tenir jamais de semblables discours.
-comment ! Je ne connaîtrois pas l' honneur ? -
vous ! ... eh ! Il y a si peu de gens qui le
connaissent ! -insolent ! -je ne suis pas un
insolent : je suis un homme vrai.
Quelqu' un aussi-tôt vient demander cet homme singulier,
et l' entraîne hors du caffé. L' assemblée demeure
interdite.
Messieurs, dit Thaley, vous êtes bien persuadés que
je n' en resterai pas à l' étonnement ; je sçais quel
est mon devoir, et vous apprendrez s' il me convenoit
de parler de l' honneur. Il sort avec son ami
Thoward, qui enflammoit encore sa colere ; et ils
font des perquisitions.
Le lendemain, de grand matin, Thaley va se rendre
à la maison où l' inconnu occupoit un appartement de
peu d' apparence ; il heurte à la porte ; l' inconnu,
qui étoit sans domestique, ouvre en disant : mylord,
je ne vous attendois pas sitôt ; souffrez que je me
remette au lit. -vous m' attendiez donc ?
-assurément. -j' aime à voir du moins que vous me
rendiez cette justice. D' abord, monsieur,
qui êtes-vous ? -qui je suis ? ... un homme. -vos
titres ? -mon coeur, et l' amour de la vérité. -vous
sçavez quel est mon rang ? -votre rang, on vous
appelle lord, et je le crois : vous ressemblez assez
aux gens de votre espèce ; mais ni vous, ni eux,
encore une fois ne parlez jamais de l' honneur ; je
vous donne un excellent conseil ; c' est une conversation
qui vous est si étrangere ! -vous m' insultez, et je
me flatte que vous m' en ferez raison ; qui que vous
soyez, je veux bien me mesurer avec vous. -je sens
tout le prix de cette faveur... vous vous croyez donc
digne de m' ôter la vie, ou de la perdre... imprudent
jeune homme ! -imprudent jeune homme ! Voilà un ton
familier qui ajoûte à l' outrage... -qu' est-ce
qu' un ton familier ? N' allez-vous pas vous mettre
dans la tête que je vous dois du respect ? -je vous
le prouverai. -seroit-ce en me perçant le coeur ?
Vous supposez que le sort vous favorisera ; si en
effet il est pour vous, et s' il me reste encore la
force de m' exprimer, oh ! N' attendez pas de moi du
respect, n' en attendez... que du mépris, ou plutôt
de la pitié. -du mépris ! Votre compassion ! Mon ami,
hors du lit tout-à-l' heure, et que cette dispute
soit terminée par la prompte fin de l' un ou de
l' autre : avec quelle audace cet impudent me traite !
-je ne suis point un impudent, et encore moins votre
ami ; je vais me lever.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
L'inconnu se leve, s' habille tranquillement, tandis
que le lord Thaley se promenoit à grands pas dans
la chambre, agité de fureur. Allons, dit-il, derriere
Hidepark, et là, je vous ferai connaître ce qu' est
un homme de ma condition outragé. -un homme de
votre condition ! Eh ! Voilà encore l' expression
ordinaire des gens de votre sorte ! Un homme de votre
condition doit se mettre au-dessus des autres par la
probité et la vertu ; sans ces deux titres, il est
au-dessous de la populace la plus obscure : que
dis-je ? Il ne peut lui être comparé, si celle-ci
s' acquitte de ses devoirs. Thaley frémissoit de
colere.
A peine sont-ils arrivés au rendez-vous, que le lord
met l' épée à la main, et sollicite son adversaire
d' en faire autant. -un moment, je vous prie ; c' est
malgré moi que je me bats : cet aveu vous paraîtra
singulier ; vous me regarderez comme un lâche, un
poltron ; je ne suis ni l' un ni l' autre ; quand je
vous aurai dit mon nom, peut-être me rendrez-vous
justice ; en attendant que vous le sçachiez ; voici
ce que je puis vous apprendre : l' inconnu découvre
son estomach, et montre une multitude de cicatrices ;
il poursuit.
Le duel est une action infâme, contraire aux loix
divines et humaines ; c' est un assassinat ; on ne
doit exposer ses jours que pour son pays ; et il y
a plus de gloire à vivre, et à remplir ses devoirs,
qu' à courir les risques de mourir comme un furieux ;
il ne faut pas confondre la bravoure avec la vertu,
et la premiere n' est sans l' autre, qu' un mouvement
aveugle de férocité : mais je cederai à votre
envie ; j' aurai la complaisance, puisque vous le
voulez absolument, de me couper la gorge avec vous. Je ne
vous demande qu' une seule chose. De quoi s' agit-il ?
Je vous ai offensé grievement, parce que j' ai
prétendu que vous ne connaissiez pas l' honneur ;
avant que de nous battre, expliquez-moi, de grace,
ce que vous entendez par ce mot honneur , et...
tâchez de vous calmer. -mais je pense que cet
homme extravague ! -non, cet homme n' extravague
point : qu' est-ce que l' honneur ? Daignez me
répondre ; quelle idée vous en êtes-vous formée ?
Mylord Thaley bouillant d' impatience de se venger,
ne manque pas cependant de revenir à toutes ces
définitions si connues et si peu satisfaisantes.
-avez-vous dit, mylord ? -oui... et dépéchez-vous
de me faire raison. -un instant. Vous êtes encore
bien peu instruit sur cette matière ! Vous en
oubliez les premiers principes : l' honneur ne nous
impose-t-il point la nécessité de tenir notre
parole ? -sans contredit. -plus l' être auquel on
l' a donnée est faible et sans défense ; plus notre
foi doit être sacrée ? -assurément. -n' y a-t-il
pas une lâcheté dégradante à tromper, à trahir, à
arracher par des subterfuges le prix de la vérité ?
Seriez-vous homme, par exemple, à contracter de faux
billets ? à ces paroles, mylord fait un mouvement
d' indignation : -de faux billets ! -vous vous êtes
souillé d' une action qui est vingt fois plus
flétrissante. -l' épée à la main. -écoutez-moi, et
lorsque vous m' aurez entendu, nous nous battrons.
Quand j' aurois mille vies, et que je les perdrois
toutes sous vos coups, vous n' en seriez pas moins
coupable. Je vous l' ai dit : la vraie grandeur d' ame
ne consiste pas à sçavoir mourir : elle consiste à
sçavoir vivre. Et comment avez-vous vécu ? ... vous ne
feriez pas de faux billets ! Et qu' avez-vous fait,
barbare, lorsque vous avez abusé de l' honnêteté, de
l' amour, de la nature ? Lorsque cédant aux
suggestions de vos lâches complices, sous l' apparence
du serment le plus respecté, le plus solemnel, vous
avez deshonoré une malheureuse créature,
qui sur la foi des autels, vous a reçu dans ses
bras innocens ? Qu' avez-vous fait, quand, déchirant
un jeune coeur plein d' une tendresse pure, vous y
avez porté la désolation et la mort ? Qu' avez-vous
fait, quand vous avez couvert d' un opprobre éternel
un vieillard expirant, des infortunés qui
s' honoroient du nom de vos domestiques, qui
regardoient votre sein comme un asyle sacré, et que
vous auriez dû défendre, au lieu que c' est vous qui
les outragez, qui les immolez... ? Vous m' entendez ? ...
l' amour, l' innocence trahie, votre coeur, oui, votre
coeur lui-même, si vous osez y descendre, tout
s' éleve contre vous ; tous vous accuse, tout vous
condamne, vous accable, vous punit... vous vous
troublez ? Ah ! S' écrie mylord Thaley en pleurant,
oui j' ai manqué à l' honneur, et voici ce qu' il
m' ordonne de faire : (il jette son épée)
embrassez-moi, généreux inconnu ; vous m' éclairez ;
vous me rendez à moi-même ; ah ! Dites-moi,
dites-moi : qu' est devenue Fanny ? Oui, je suis un
malheureux, le plus atroce, le plus détestable des
criminels. -ah ! Voilà l' honneur, mylord, qui rentre
dans votre ame ; je reconnois le lord, l' honnête
homme ! Ce qu' est devenu Fanny ? Elle et sa famille
traînent leurs jours dans l' amertume et dans la
misere ; il se sont retirés chez un parent qui
soutient leur déplorable vie, et la malheureuse
Fanny... elle vous aime toujours. Elle m' aime,
interrompt Thaley avec des larmes ; elle m' aime ! ...
monsieur, je veux la voir, m' aller jetter à ses pieds,
y mourir de repentir et de douleur ; vous aurez la
bonté de m' y conduire.
que le lord Thaley se promenoit à grands pas dans
la chambre, agité de fureur. Allons, dit-il, derriere
Hidepark, et là, je vous ferai connaître ce qu' est
un homme de ma condition outragé. -un homme de
votre condition ! Eh ! Voilà encore l' expression
ordinaire des gens de votre sorte ! Un homme de votre
condition doit se mettre au-dessus des autres par la
probité et la vertu ; sans ces deux titres, il est
au-dessous de la populace la plus obscure : que
dis-je ? Il ne peut lui être comparé, si celle-ci
s' acquitte de ses devoirs. Thaley frémissoit de
colere.
A peine sont-ils arrivés au rendez-vous, que le lord
met l' épée à la main, et sollicite son adversaire
d' en faire autant. -un moment, je vous prie ; c' est
malgré moi que je me bats : cet aveu vous paraîtra
singulier ; vous me regarderez comme un lâche, un
poltron ; je ne suis ni l' un ni l' autre ; quand je
vous aurai dit mon nom, peut-être me rendrez-vous
justice ; en attendant que vous le sçachiez ; voici
ce que je puis vous apprendre : l' inconnu découvre
son estomach, et montre une multitude de cicatrices ;
il poursuit.
Le duel est une action infâme, contraire aux loix
divines et humaines ; c' est un assassinat ; on ne
doit exposer ses jours que pour son pays ; et il y
a plus de gloire à vivre, et à remplir ses devoirs,
qu' à courir les risques de mourir comme un furieux ;
il ne faut pas confondre la bravoure avec la vertu,
et la premiere n' est sans l' autre, qu' un mouvement
aveugle de férocité : mais je cederai à votre
envie ; j' aurai la complaisance, puisque vous le
voulez absolument, de me couper la gorge avec vous. Je ne
vous demande qu' une seule chose. De quoi s' agit-il ?
Je vous ai offensé grievement, parce que j' ai
prétendu que vous ne connaissiez pas l' honneur ;
avant que de nous battre, expliquez-moi, de grace,
ce que vous entendez par ce mot honneur , et...
tâchez de vous calmer. -mais je pense que cet
homme extravague ! -non, cet homme n' extravague
point : qu' est-ce que l' honneur ? Daignez me
répondre ; quelle idée vous en êtes-vous formée ?
Mylord Thaley bouillant d' impatience de se venger,
ne manque pas cependant de revenir à toutes ces
définitions si connues et si peu satisfaisantes.
-avez-vous dit, mylord ? -oui... et dépéchez-vous
de me faire raison. -un instant. Vous êtes encore
bien peu instruit sur cette matière ! Vous en
oubliez les premiers principes : l' honneur ne nous
impose-t-il point la nécessité de tenir notre
parole ? -sans contredit. -plus l' être auquel on
l' a donnée est faible et sans défense ; plus notre
foi doit être sacrée ? -assurément. -n' y a-t-il
pas une lâcheté dégradante à tromper, à trahir, à
arracher par des subterfuges le prix de la vérité ?
Seriez-vous homme, par exemple, à contracter de faux
billets ? à ces paroles, mylord fait un mouvement
d' indignation : -de faux billets ! -vous vous êtes
souillé d' une action qui est vingt fois plus
flétrissante. -l' épée à la main. -écoutez-moi, et
lorsque vous m' aurez entendu, nous nous battrons.
Quand j' aurois mille vies, et que je les perdrois
toutes sous vos coups, vous n' en seriez pas moins
coupable. Je vous l' ai dit : la vraie grandeur d' ame
ne consiste pas à sçavoir mourir : elle consiste à
sçavoir vivre. Et comment avez-vous vécu ? ... vous ne
feriez pas de faux billets ! Et qu' avez-vous fait,
barbare, lorsque vous avez abusé de l' honnêteté, de
l' amour, de la nature ? Lorsque cédant aux
suggestions de vos lâches complices, sous l' apparence
du serment le plus respecté, le plus solemnel, vous
avez deshonoré une malheureuse créature,
qui sur la foi des autels, vous a reçu dans ses
bras innocens ? Qu' avez-vous fait, quand, déchirant
un jeune coeur plein d' une tendresse pure, vous y
avez porté la désolation et la mort ? Qu' avez-vous
fait, quand vous avez couvert d' un opprobre éternel
un vieillard expirant, des infortunés qui
s' honoroient du nom de vos domestiques, qui
regardoient votre sein comme un asyle sacré, et que
vous auriez dû défendre, au lieu que c' est vous qui
les outragez, qui les immolez... ? Vous m' entendez ? ...
l' amour, l' innocence trahie, votre coeur, oui, votre
coeur lui-même, si vous osez y descendre, tout
s' éleve contre vous ; tous vous accuse, tout vous
condamne, vous accable, vous punit... vous vous
troublez ? Ah ! S' écrie mylord Thaley en pleurant,
oui j' ai manqué à l' honneur, et voici ce qu' il
m' ordonne de faire : (il jette son épée)
embrassez-moi, généreux inconnu ; vous m' éclairez ;
vous me rendez à moi-même ; ah ! Dites-moi,
dites-moi : qu' est devenue Fanny ? Oui, je suis un
malheureux, le plus atroce, le plus détestable des
criminels. -ah ! Voilà l' honneur, mylord, qui rentre
dans votre ame ; je reconnois le lord, l' honnête
homme ! Ce qu' est devenu Fanny ? Elle et sa famille
traînent leurs jours dans l' amertume et dans la
misere ; il se sont retirés chez un parent qui
soutient leur déplorable vie, et la malheureuse
Fanny... elle vous aime toujours. Elle m' aime,
interrompt Thaley avec des larmes ; elle m' aime ! ...
monsieur, je veux la voir, m' aller jetter à ses pieds,
y mourir de repentir et de douleur ; vous aurez la
bonté de m' y conduire.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Sir Thoward, qui avoit suivi de loin son ami,
accourt ; il le trouve fondant en pleurs. Approchez,
Thoward, lui dit Thaley, approchez, venez jouir
du triomphe du sentiment : oui, je me reconnais
coupable, et monsieur (en présentant l' étranger)
avoit bien raison de me reprocher que je n' étois
pas fait pour parler de l' honneur ; non, je ne le
connoissais pas ; mes yeux sont ouverts, mon ami,
et je vole réparer mes crimes.
Thaley lui explique les détails de cette aventure :
Thoward devient furieux, accuse Thaley de lâcheté,
et fond l' épée à la main sur l' homme respectable
qui avoit ramené le lord à la vertu. L' inconnu tente
les représentations les plus fortes pour se refuser
à la rage de Thoward ; forcé de lui céder, il
s' écrie : malheureux Thoward, c' est toi qui as
corrompu le sensible Thaley ; tu m' obliges à me
noircir d' un crime, à t' immoler ma vie, ou à
t' arracher la tienne ; rien ne peut te toucher :
sois donc puni, ou que ma mort assouvisse ta fureur,
et te rende au repentir. Je prends le ciel à témoin
que c' est malgré moi que je me porte à cette
extrémité.
Thaley veut les séparer : Thoward n' écoute plus
rien ; il se bat ; l' inconnu le désarme, et lui rend
son épée, en disant : vivez pour connaître le
remords et la vertu. Thaley fait de nouveaux efforts
pour appaiser son ami : Thoward tombe avec plus de
furie sur son généreux adversaire, et en reçoit un
coup mortel qui l' étend sur la terre.
Aussitôt l' inconnu le prend dans ses bras,
aidé de Thaley, qui arrosoit son ami de larmes ; le
vainqueur s' abandonne à la douleur la plus vive : il
faut, dit-il avec des sanglots, que j' aye commis un
pareil crime ! Moi ! Verser le sang humain, détruire
mon semblable ! Offenser à ce point la nature et la
religion ! Ah ! Mylord, (en s' adressant à Thaley)
je partage votre désespoir ; Thoward, vous l' avez
vu, m' a contraint à me souiller de ce forfait ; je
devois plutôt me laisser percer le coeur.
accourt ; il le trouve fondant en pleurs. Approchez,
Thoward, lui dit Thaley, approchez, venez jouir
du triomphe du sentiment : oui, je me reconnais
coupable, et monsieur (en présentant l' étranger)
avoit bien raison de me reprocher que je n' étois
pas fait pour parler de l' honneur ; non, je ne le
connoissais pas ; mes yeux sont ouverts, mon ami,
et je vole réparer mes crimes.
Thaley lui explique les détails de cette aventure :
Thoward devient furieux, accuse Thaley de lâcheté,
et fond l' épée à la main sur l' homme respectable
qui avoit ramené le lord à la vertu. L' inconnu tente
les représentations les plus fortes pour se refuser
à la rage de Thoward ; forcé de lui céder, il
s' écrie : malheureux Thoward, c' est toi qui as
corrompu le sensible Thaley ; tu m' obliges à me
noircir d' un crime, à t' immoler ma vie, ou à
t' arracher la tienne ; rien ne peut te toucher :
sois donc puni, ou que ma mort assouvisse ta fureur,
et te rende au repentir. Je prends le ciel à témoin
que c' est malgré moi que je me porte à cette
extrémité.
Thaley veut les séparer : Thoward n' écoute plus
rien ; il se bat ; l' inconnu le désarme, et lui rend
son épée, en disant : vivez pour connaître le
remords et la vertu. Thaley fait de nouveaux efforts
pour appaiser son ami : Thoward tombe avec plus de
furie sur son généreux adversaire, et en reçoit un
coup mortel qui l' étend sur la terre.
Aussitôt l' inconnu le prend dans ses bras,
aidé de Thaley, qui arrosoit son ami de larmes ; le
vainqueur s' abandonne à la douleur la plus vive : il
faut, dit-il avec des sanglots, que j' aye commis un
pareil crime ! Moi ! Verser le sang humain, détruire
mon semblable ! Offenser à ce point la nature et la
religion ! Ah ! Mylord, (en s' adressant à Thaley)
je partage votre désespoir ; Thoward, vous l' avez
vu, m' a contraint à me souiller de ce forfait ; je
devois plutôt me laisser percer le coeur.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Les domestiques de Thaley viennent, et ils
emportent le corps de Thoward, tandis que mylord
et l' étranger, tous deux frappés d' un sombre chagrin,
retournent à Londres dans la même voiture. Des
paysans avoient été témoins du combat ; tous
déposerent dans les informations en faveur de
l' inconnu.
Thaley, revenu de ses premiers momens de douleur,
apprit enfin que celui qui avoit tué Thoward étoit
un officier de naissance, du mérite le plus
distingué, et connu par sa bravoure ; retiré du
service, et couvert de blessures,
il menoit la vie d' un vrai philosophe,
c' est-à-dire, d' un homme, l' appui et l' honneur de
l' humanité ; il n' avoit point la morgue de ces
charlatans de sagesse qui perdent leur faux
bel-esprit à consigner dans des livres médiocres
et inutiles, des sentimens qu' ils n' ont pas ; ses
jours étoient une longue suite d' actions vertueuses ;
cinquante ans de probité et de bienfaisance, voilà
ce qu' il opposoit aux volumes entassés du
pédantisme, et du sçavoir orgueilleux ; il employoit
la plus grande partie de ses revenus à soulager les
pauvres ; d' une piété aussi indulgente que sincere,
il étoit toujours prêt à pardonner aux autres ce
qu' il condamnoit en lui avec une sévérité
scrupuleuse ; et ce qui n' est pas moins digne
d' éloges, et ce qu' on peut regarder peut-être comme
l' héroïsme du sage, il fuyoit l' éclat, et
s' enveloppoit de sa vertu ; un tel homme vaut bien
les Clarke et les Loke, et mérite assurément d' être
placé à côté d' eux ; on l' appelloit sir Windham.
Thaley vole à sa demeure. à peine Windham
l' a-t-il apperçu : -mylord, je suivrai bientôt ma
malheureuse victime au tombeau : je ne résiste point
à cette image ; moi, avoir ôté la vie à un homme !
Je devois avoir le courage de me refuser à une action
aussi détestable. Funeste préjugé, viendras-tu
toujours tyranniser la raison ? ... est-ce ainsi que
l' on sert sa patrie, l' humanité ? Est-ce-là l' objet
de nos devoirs ? Comme la vertu est près du crime !
Une sombre mélancolie le poursuivoit. Thaley, en
plaignant le sort de son ami, se trouvoit obligé
d' avouer qu' il étoit coupable, et qu' il avoit forcé
sir Windham à en venir à ces extrémités ; il se
dissimuloit encore moins que Thoward étoit l' auteur
de tous ses égaremens ; qu' il l' avoit entraîné à
cette honteuse trahison, la tache de sa vie ; que
c' étoit lui, en un mot, qui avoit causé les
disgraces de la femme la plus digne d' être heureuse.
à ce souvenir, la mémoire de Thoward se montroit
sous des couleurs moins intéressantes, et s' effaçoit
peu à peu aux yeux de l' amitié.
Sir Windham instruisit mylord des procédés cruels
du lord Dirton à l' égard de l' infortuné James.
Quel tableau pour Thaley ! Son ame reprenoit par
degrés sa sensibilité, et avec elle l' amour des
vertus ; ces deux impressions se suivent : il n' est
si peu d' hommes vertueux que parce qu' il est bien
peu d' hommes sensibles. Windham étoit une espèce
de créature céleste qui venoit tirer Thaley de la
fange de la terre, de cette contagion du vice dont
Thoward l' avoit infecté ; bientôt le lord ne
respire plus qu' après le moment qui lui rendra
Fanny.
Windham entre avec lui dans des détails qui
augmentoient encore son impatience de la revoir. Cet
homme estimable, en parcourant les différentes
provinces de l' Angleterre, avoit été conduit par un
heureux hasard chez le ministre, où s' étoient
réfugiées Fanny et sa famille ; il avoit appris de
leur propre bouche leurs malheurs et la perfidie de
mylord Thaley.
Sir Windham cede avec plaisir à son empressement;
ils prennent tous deux le chemin du
village qu' habitoit le ministre.
emportent le corps de Thoward, tandis que mylord
et l' étranger, tous deux frappés d' un sombre chagrin,
retournent à Londres dans la même voiture. Des
paysans avoient été témoins du combat ; tous
déposerent dans les informations en faveur de
l' inconnu.
Thaley, revenu de ses premiers momens de douleur,
apprit enfin que celui qui avoit tué Thoward étoit
un officier de naissance, du mérite le plus
distingué, et connu par sa bravoure ; retiré du
service, et couvert de blessures,
il menoit la vie d' un vrai philosophe,
c' est-à-dire, d' un homme, l' appui et l' honneur de
l' humanité ; il n' avoit point la morgue de ces
charlatans de sagesse qui perdent leur faux
bel-esprit à consigner dans des livres médiocres
et inutiles, des sentimens qu' ils n' ont pas ; ses
jours étoient une longue suite d' actions vertueuses ;
cinquante ans de probité et de bienfaisance, voilà
ce qu' il opposoit aux volumes entassés du
pédantisme, et du sçavoir orgueilleux ; il employoit
la plus grande partie de ses revenus à soulager les
pauvres ; d' une piété aussi indulgente que sincere,
il étoit toujours prêt à pardonner aux autres ce
qu' il condamnoit en lui avec une sévérité
scrupuleuse ; et ce qui n' est pas moins digne
d' éloges, et ce qu' on peut regarder peut-être comme
l' héroïsme du sage, il fuyoit l' éclat, et
s' enveloppoit de sa vertu ; un tel homme vaut bien
les Clarke et les Loke, et mérite assurément d' être
placé à côté d' eux ; on l' appelloit sir Windham.
Thaley vole à sa demeure. à peine Windham
l' a-t-il apperçu : -mylord, je suivrai bientôt ma
malheureuse victime au tombeau : je ne résiste point
à cette image ; moi, avoir ôté la vie à un homme !
Je devois avoir le courage de me refuser à une action
aussi détestable. Funeste préjugé, viendras-tu
toujours tyranniser la raison ? ... est-ce ainsi que
l' on sert sa patrie, l' humanité ? Est-ce-là l' objet
de nos devoirs ? Comme la vertu est près du crime !
Une sombre mélancolie le poursuivoit. Thaley, en
plaignant le sort de son ami, se trouvoit obligé
d' avouer qu' il étoit coupable, et qu' il avoit forcé
sir Windham à en venir à ces extrémités ; il se
dissimuloit encore moins que Thoward étoit l' auteur
de tous ses égaremens ; qu' il l' avoit entraîné à
cette honteuse trahison, la tache de sa vie ; que
c' étoit lui, en un mot, qui avoit causé les
disgraces de la femme la plus digne d' être heureuse.
à ce souvenir, la mémoire de Thoward se montroit
sous des couleurs moins intéressantes, et s' effaçoit
peu à peu aux yeux de l' amitié.
Sir Windham instruisit mylord des procédés cruels
du lord Dirton à l' égard de l' infortuné James.
Quel tableau pour Thaley ! Son ame reprenoit par
degrés sa sensibilité, et avec elle l' amour des
vertus ; ces deux impressions se suivent : il n' est
si peu d' hommes vertueux que parce qu' il est bien
peu d' hommes sensibles. Windham étoit une espèce
de créature céleste qui venoit tirer Thaley de la
fange de la terre, de cette contagion du vice dont
Thoward l' avoit infecté ; bientôt le lord ne
respire plus qu' après le moment qui lui rendra
Fanny.
Windham entre avec lui dans des détails qui
augmentoient encore son impatience de la revoir. Cet
homme estimable, en parcourant les différentes
provinces de l' Angleterre, avoit été conduit par un
heureux hasard chez le ministre, où s' étoient
réfugiées Fanny et sa famille ; il avoit appris de
leur propre bouche leurs malheurs et la perfidie de
mylord Thaley.
Sir Windham cede avec plaisir à son empressement;
ils prennent tous deux le chemin du
village qu' habitoit le ministre.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Thaley s' occupoit déjà du bonheur de réparer ses
injustices ; ils arrivent enfin. Quel coup frappe
mylord ! Le ministre n' étoit plus, et l' on ignoroit
les lieux où James s' étoit retiré avec sa femme et
ses enfans : on dit seulement qu' ils doivent languir
dans la plus profonde misere, s' ils ont pu résister
aux horreurs de leur situation. Et voilà mon
ouvrage, s' écrie Thaley ! C' est moi qui suis la
cause de leur infortune ! Oh ! Ils auront succombé
sous l' indigence ! Ils auront cessé de vivre ! C' est
moi qui suis l' assassin de la femme la plus
adorable ! N' allons pas plus avant, mon généreux
ami : je veux mourir ici, ici où Fanny a sans doute
versé des larmes, m' a accusé... non, créature
angélique, tu n' as pu m' aimer après tous mes
forfaits ; je suis un monstre odieux à mes propres
regards.
N' en restons point à ce peu de recherches, reprit
sir Windham ; pourquoi nous défier du ciel ? C' est
lui qui vous a ouvert les yeux : il
faut croire qu' il nous guide, qu' il
remettra Fanny dans vos bras, pour que vous
répariez tous les torts dont vous êtes coupable
envers elle et ses parens : vous reconnaissez vos
fautes ; le repentir a sa récompense même sur la
terre.
Il ranimoit ainsi le courage et l' espérance de
Thaley ; ils poursuivent leur route, font partout des
perquisitions.
Windham commençoit lui-même à désespérer du succès
de ce voyage. Mylord étoit plongé dans le plus grand
abbatement ; ils étoient à cheval, et sans
domestiques ; sir Windham rencontre un baronet de
sa connaissance ; il s' arrête quelques moments ;
Thaley marchoit toujours.
injustices ; ils arrivent enfin. Quel coup frappe
mylord ! Le ministre n' étoit plus, et l' on ignoroit
les lieux où James s' étoit retiré avec sa femme et
ses enfans : on dit seulement qu' ils doivent languir
dans la plus profonde misere, s' ils ont pu résister
aux horreurs de leur situation. Et voilà mon
ouvrage, s' écrie Thaley ! C' est moi qui suis la
cause de leur infortune ! Oh ! Ils auront succombé
sous l' indigence ! Ils auront cessé de vivre ! C' est
moi qui suis l' assassin de la femme la plus
adorable ! N' allons pas plus avant, mon généreux
ami : je veux mourir ici, ici où Fanny a sans doute
versé des larmes, m' a accusé... non, créature
angélique, tu n' as pu m' aimer après tous mes
forfaits ; je suis un monstre odieux à mes propres
regards.
N' en restons point à ce peu de recherches, reprit
sir Windham ; pourquoi nous défier du ciel ? C' est
lui qui vous a ouvert les yeux : il
faut croire qu' il nous guide, qu' il
remettra Fanny dans vos bras, pour que vous
répariez tous les torts dont vous êtes coupable
envers elle et ses parens : vous reconnaissez vos
fautes ; le repentir a sa récompense même sur la
terre.
Il ranimoit ainsi le courage et l' espérance de
Thaley ; ils poursuivent leur route, font partout des
perquisitions.
Windham commençoit lui-même à désespérer du succès
de ce voyage. Mylord étoit plongé dans le plus grand
abbatement ; ils étoient à cheval, et sans
domestiques ; sir Windham rencontre un baronet de
sa connaissance ; il s' arrête quelques moments ;
Thaley marchoit toujours.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Un enfant, à quelques pas du chemin, pleuroit avec
amertume ; cette innocente créature paraissoit avoir
six ou sept ans ; un air de propreté adoucissoit son
extérieur de pauvreté, et le rendoit intéressant ;
ses larmes, ses graces naïves vont tout-à-coup
émouvoir mylord ; il considère cet enfant ; il
s' attendrit ; ses yeux ne sçauroient
s' en détacher. -eh ! Qu' avez-vous, mon petit ami,
pour vous affliger ainsi ? -hélas ! Monsieur, ma
chere maman m' a dit qu' elle mourroit bientôt ; elle
m' a embrassé en pleurant, et... maman est bien
malheureuse ! Nous n' avons pas de quoi vivre...
maman souffre, et mon grand papa est malade dans son
lit. (l' enfant tenoit ce discours si touchant au
milieu des sanglots.) -pauvre créature ! ... et
votre pere, mon cher ami ? -oh ! Monsieur, je n' ai
jamais vu mon papa ; tout ce que je sçais bien,
c' est que c' est lui qui nous a tous rendus
malheureux ; maman en parle toujours ; elle dit
qu' elle l' aime et qu' elle l' aimera jusqu' à la mort...
quoiqu' il lui ait causé bien des chagrins... et tous
les jours elle me fait prier Dieu pour lui : c' est
bien mal à mon papa, ajoûte l' enfant, en redoublant
ses pleurs !
Mylord troublé descend de cheval, et court à cet
enfant, qui, au lieu de fuir, lui tend les bras.
-mon petit ange, embrasse-moi, embrasse-moi : que
tu es aimable ! ... et que font tes parens ?
-ils labourent la terre. -ta mere
aussi ? -elle est la premiere, monsieur, à
travailler, quoiqu' elle n' en ait pas la force ; elle
a soin aussi de mon grand papa : je voudrois bien
être grand pour l' aider ! Elle est si bonne, ma
chere maman ! -et où demeurez-vous, mon cher
enfant ? -là-bas, monsieur. (il lui montre la
chaumiere la plus misérable.) -voudriez-vous me
conduire chez votre chere maman ? -oh ! Elle me
gronderoit, monsieur : maman ne voit personne.
(mylord l' embrasse encore.) -ne craignez rien ; je
ferai votre paix. L' enfant hésite, le regarde, et
donne sa main ; mylord la prend dans une des
siennes, et de l' autre tenoit la bride de son
cheval ; sir Windham le suivoit de loin.
Mylord approche ; il découvre une malheureuse maison
couverte de chaume, entourée d' une haie fort basse,
et une femme qui, à quelques pas de la chaumiere,
étoit assise sur les bords d' un fossé, avec un hoyau
à la main, et comme accablée de fatigue et de
mélancolie. L' enfant s' avance : -maman,
ne m' allez pas gronder, je vous en prie, si je
vous amene un monsieur qui veut absolument vous voir.
Elle leve les yeux ; Thaley tombe à ses pieds :
-ma chere Fanny ! Mylord Thaley, s' écrie à son
tour Fanny ! En effet c' étoit elle-même ; elle perd
aussitôt l' usage des sens ; son enfant se jette dans
ses bras ; au même instant entre sir Windham.
Thaley le premier revient à lui. -ma chere Fanny,
c' est vous ! ... mon ami ! J' ai retrouvé la maîtresse
de mon coeur ! C' est vous, femme divine ! Je suis à
vos genoux ! Ouvrez les yeux ; envisagez votre
amant, votre époux qui meurt de son repentir. Ma
chere Fanny, dans quel état t' ai-je plongée !
Thaley étoit prosterné à ses pieds, les serroit
contre sa bouche, les arrosoit de larmes. Fanny
sort de son évanouissement, et se laissant aller
dans le sein du lord : -mylord Thaley ? -oui, mon
adorable Fanny, c' est ton époux revenu de ses
égaremens, qui accourt se rendre dans tes bras à la
tendresse, qui répand son coeur à tes genoux,
qui brûle de tout réparer, et de faire
ton bonheur et le sien. -mylord, avez-vous
embrassé votre fils, lui dit tendrement Fanny ?
Cher enfant, courez dans les bras de votre pere.
-mon fils ! ô dieu, mon fils ! ... ici les larmes
suffoquent mylord ; il caresse tour-à-tour Fanny
et l' enfant ; il les presse dans son sein. Oui,
mylord, votre fils, poursuit Fanny ; c' est le fruit
de notre malheureux amour ; je l' ai élevé pour vous
aimer, pour me survivre, pour vous parler de sa mere
infortunée : car, quelques jours plus tard, vous ne
m' eussiez jamais revue ; j' étois dans le tombeau.
Je lui aurois remis une lettre pour vous, et je me
flattois... elle ne peut achever ; les pleurs lui
coupent la parole, et mylord la reprend dans ses
bras : -ah ! Ne me parle pas de mes crimes : j' en
sens trop la punition ; elle est au fond de mon ame.
Quoi ! C' est moi qui ai pu rendre malheureuse à ce
point la plus charmante, la plus respectable, la
plus adorable des femmes ! Ma chere Fanny,
pourrai-je, à force d' amour et d' actions honnêtes,
te faire oublier ma barbarie, ma trahison, mon
indigne trahison ? ... (il pleure sur ses mains qu' il
porte à sa bouche.) je ne m' excuserai point en te
disant que Thoward m' avoit entraîné à cet excès
d' horreur ; non, il n' y a point d' excuse pour moi ;
je veux te paraître aussi criminel que je le suis,
pour devoir tout à ta générosité, à ta tendresse ;
pardonne-moi, ame céleste, pardonne à un homme qui
va se faire honneur de porter le nom de ton mari, le
nom du pere de cet aimable enfant ; (et il serre
l' enfant contre son coeur.) et où est ton pere, mon
pere ? Que je le voye ! -il est dans son lit, où
le chagrin, plus encore que la misere, le retient
malade et expirant. -la misere ! Ah ! Ciel ! ...
amertume ; cette innocente créature paraissoit avoir
six ou sept ans ; un air de propreté adoucissoit son
extérieur de pauvreté, et le rendoit intéressant ;
ses larmes, ses graces naïves vont tout-à-coup
émouvoir mylord ; il considère cet enfant ; il
s' attendrit ; ses yeux ne sçauroient
s' en détacher. -eh ! Qu' avez-vous, mon petit ami,
pour vous affliger ainsi ? -hélas ! Monsieur, ma
chere maman m' a dit qu' elle mourroit bientôt ; elle
m' a embrassé en pleurant, et... maman est bien
malheureuse ! Nous n' avons pas de quoi vivre...
maman souffre, et mon grand papa est malade dans son
lit. (l' enfant tenoit ce discours si touchant au
milieu des sanglots.) -pauvre créature ! ... et
votre pere, mon cher ami ? -oh ! Monsieur, je n' ai
jamais vu mon papa ; tout ce que je sçais bien,
c' est que c' est lui qui nous a tous rendus
malheureux ; maman en parle toujours ; elle dit
qu' elle l' aime et qu' elle l' aimera jusqu' à la mort...
quoiqu' il lui ait causé bien des chagrins... et tous
les jours elle me fait prier Dieu pour lui : c' est
bien mal à mon papa, ajoûte l' enfant, en redoublant
ses pleurs !
Mylord troublé descend de cheval, et court à cet
enfant, qui, au lieu de fuir, lui tend les bras.
-mon petit ange, embrasse-moi, embrasse-moi : que
tu es aimable ! ... et que font tes parens ?
-ils labourent la terre. -ta mere
aussi ? -elle est la premiere, monsieur, à
travailler, quoiqu' elle n' en ait pas la force ; elle
a soin aussi de mon grand papa : je voudrois bien
être grand pour l' aider ! Elle est si bonne, ma
chere maman ! -et où demeurez-vous, mon cher
enfant ? -là-bas, monsieur. (il lui montre la
chaumiere la plus misérable.) -voudriez-vous me
conduire chez votre chere maman ? -oh ! Elle me
gronderoit, monsieur : maman ne voit personne.
(mylord l' embrasse encore.) -ne craignez rien ; je
ferai votre paix. L' enfant hésite, le regarde, et
donne sa main ; mylord la prend dans une des
siennes, et de l' autre tenoit la bride de son
cheval ; sir Windham le suivoit de loin.
Mylord approche ; il découvre une malheureuse maison
couverte de chaume, entourée d' une haie fort basse,
et une femme qui, à quelques pas de la chaumiere,
étoit assise sur les bords d' un fossé, avec un hoyau
à la main, et comme accablée de fatigue et de
mélancolie. L' enfant s' avance : -maman,
ne m' allez pas gronder, je vous en prie, si je
vous amene un monsieur qui veut absolument vous voir.
Elle leve les yeux ; Thaley tombe à ses pieds :
-ma chere Fanny ! Mylord Thaley, s' écrie à son
tour Fanny ! En effet c' étoit elle-même ; elle perd
aussitôt l' usage des sens ; son enfant se jette dans
ses bras ; au même instant entre sir Windham.
Thaley le premier revient à lui. -ma chere Fanny,
c' est vous ! ... mon ami ! J' ai retrouvé la maîtresse
de mon coeur ! C' est vous, femme divine ! Je suis à
vos genoux ! Ouvrez les yeux ; envisagez votre
amant, votre époux qui meurt de son repentir. Ma
chere Fanny, dans quel état t' ai-je plongée !
Thaley étoit prosterné à ses pieds, les serroit
contre sa bouche, les arrosoit de larmes. Fanny
sort de son évanouissement, et se laissant aller
dans le sein du lord : -mylord Thaley ? -oui, mon
adorable Fanny, c' est ton époux revenu de ses
égaremens, qui accourt se rendre dans tes bras à la
tendresse, qui répand son coeur à tes genoux,
qui brûle de tout réparer, et de faire
ton bonheur et le sien. -mylord, avez-vous
embrassé votre fils, lui dit tendrement Fanny ?
Cher enfant, courez dans les bras de votre pere.
-mon fils ! ô dieu, mon fils ! ... ici les larmes
suffoquent mylord ; il caresse tour-à-tour Fanny
et l' enfant ; il les presse dans son sein. Oui,
mylord, votre fils, poursuit Fanny ; c' est le fruit
de notre malheureux amour ; je l' ai élevé pour vous
aimer, pour me survivre, pour vous parler de sa mere
infortunée : car, quelques jours plus tard, vous ne
m' eussiez jamais revue ; j' étois dans le tombeau.
Je lui aurois remis une lettre pour vous, et je me
flattois... elle ne peut achever ; les pleurs lui
coupent la parole, et mylord la reprend dans ses
bras : -ah ! Ne me parle pas de mes crimes : j' en
sens trop la punition ; elle est au fond de mon ame.
Quoi ! C' est moi qui ai pu rendre malheureuse à ce
point la plus charmante, la plus respectable, la
plus adorable des femmes ! Ma chere Fanny,
pourrai-je, à force d' amour et d' actions honnêtes,
te faire oublier ma barbarie, ma trahison, mon
indigne trahison ? ... (il pleure sur ses mains qu' il
porte à sa bouche.) je ne m' excuserai point en te
disant que Thoward m' avoit entraîné à cet excès
d' horreur ; non, il n' y a point d' excuse pour moi ;
je veux te paraître aussi criminel que je le suis,
pour devoir tout à ta générosité, à ta tendresse ;
pardonne-moi, ame céleste, pardonne à un homme qui
va se faire honneur de porter le nom de ton mari, le
nom du pere de cet aimable enfant ; (et il serre
l' enfant contre son coeur.) et où est ton pere, mon
pere ? Que je le voye ! -il est dans son lit, où
le chagrin, plus encore que la misere, le retient
malade et expirant. -la misere ! Ah ! Ciel ! ...
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
mon coeur est prêt à me quitter... ah ! Respectable
Windham, que je suis coupable ! Quoi ! Fanny, vous
êtes pauvres, et c' est moi qui vous ai réduits à
ces extrémités ! ... et qu' est-ce que je vois ? -le
pain qui soutient nos malheureux jours... un pain
trempé de nos sueurs, de nos larmes. (c' étoit un pain
grossier et noir.) à ce spectacle, Thaley a peine
à se soutenir ; il leve les mains au ciel ; des
sanglots l' étouffent. -quoi ! C' étoit-là votre
nourriture ! ... tandis que moi... ô ! Dieu, dieu !
Ah ! J' en mourrai ; je me fais horreur ; je ne puis
plus vivre... -ah ! Mylord, que ce repentir a de
charmes pour votre Fanny ! Vivez pour en être
adoré ; elle vous a toujours aimé. -elle m' a
toujours aimé ! -et pouvoit-elle vous hair ? (elle
lui tend les bras.) -oui, vous serez ma femme, ma
souveraine ; Londres a été témoin de mes égaremens :
il le sera de la réparation ; je ne puis la rendre
assez éclatante ; oui, tu seras l' épouse de mon
coeur... chere Fanny, allons, que je tombe aux
pieds de ton respectable pere.
Fanny le prie d' attendre qu' elle l' ait prévenu ;
elle craignoit que la présence subite du mylord
n' excitât une révolution funeste à ce vieillard
languissant ; elle ne sçavoit comment témoigner sa
reconnaissance à sir Windham ; mylord l' avoit
instruite en peu de mots de tout ce que ce digne ami avoit
fait pour le ramener au sentiment et à l' honneur.
Fanny vole à son pere. -mon tendre pere, prenez
courage ; bonnes nouvelles... -mylord Thaley...
-il est venu ; il reconnait ses fautes, et... -
il seroit ton époux ! ... ma fille, je goûterois
avant que de mourir cette consolation ! ... oui,
respectable James, s' écrie mylord en se précipitant
dans les bras du vieillard, vous avez retrouvé
l' époux de votre fille, votre fils, votre fils qui
vient pleurer ses fautes dans votre sein, et qui
donneroit sa vie pour les réparer. James pénétré de
joie, de saisissement, ne peut que dire : ah,
mylord ! ... des larmes coulent de ses yeux ; il veut
se lever et balbutie des mots de respect... restez,
mon pere, demeurez, dit Thaley, c' est à moi à vous
honorer, à vous respecter ; je vous ai offensé ;
j' ai trahi la vertu, l' honneur, l' amour, le ciel,
tout, Fanny : je viens satisfaire à tout, vous
demander pardon à vous, à votre chere fille, à
l' humanité que j' ai outragée dans
l' honnête James ; oui, vous serez mon pere,
et votre fille mon épouse, l' unique maitresse de
mon ame. Il demande à Fanny où est sa mere. Hélas,
reprend le vieillard, elle n' est plus ! ... elle
adoroit sa fille. -je vous entends, voilà de mes
coups ! Coupable et malheureux Thaley, pourras-tu
expier tant de crimes ? Ah ! Mon pere ! ... ah !
Fanny !
Windham, que je suis coupable ! Quoi ! Fanny, vous
êtes pauvres, et c' est moi qui vous ai réduits à
ces extrémités ! ... et qu' est-ce que je vois ? -le
pain qui soutient nos malheureux jours... un pain
trempé de nos sueurs, de nos larmes. (c' étoit un pain
grossier et noir.) à ce spectacle, Thaley a peine
à se soutenir ; il leve les mains au ciel ; des
sanglots l' étouffent. -quoi ! C' étoit-là votre
nourriture ! ... tandis que moi... ô ! Dieu, dieu !
Ah ! J' en mourrai ; je me fais horreur ; je ne puis
plus vivre... -ah ! Mylord, que ce repentir a de
charmes pour votre Fanny ! Vivez pour en être
adoré ; elle vous a toujours aimé. -elle m' a
toujours aimé ! -et pouvoit-elle vous hair ? (elle
lui tend les bras.) -oui, vous serez ma femme, ma
souveraine ; Londres a été témoin de mes égaremens :
il le sera de la réparation ; je ne puis la rendre
assez éclatante ; oui, tu seras l' épouse de mon
coeur... chere Fanny, allons, que je tombe aux
pieds de ton respectable pere.
Fanny le prie d' attendre qu' elle l' ait prévenu ;
elle craignoit que la présence subite du mylord
n' excitât une révolution funeste à ce vieillard
languissant ; elle ne sçavoit comment témoigner sa
reconnaissance à sir Windham ; mylord l' avoit
instruite en peu de mots de tout ce que ce digne ami avoit
fait pour le ramener au sentiment et à l' honneur.
Fanny vole à son pere. -mon tendre pere, prenez
courage ; bonnes nouvelles... -mylord Thaley...
-il est venu ; il reconnait ses fautes, et... -
il seroit ton époux ! ... ma fille, je goûterois
avant que de mourir cette consolation ! ... oui,
respectable James, s' écrie mylord en se précipitant
dans les bras du vieillard, vous avez retrouvé
l' époux de votre fille, votre fils, votre fils qui
vient pleurer ses fautes dans votre sein, et qui
donneroit sa vie pour les réparer. James pénétré de
joie, de saisissement, ne peut que dire : ah,
mylord ! ... des larmes coulent de ses yeux ; il veut
se lever et balbutie des mots de respect... restez,
mon pere, demeurez, dit Thaley, c' est à moi à vous
honorer, à vous respecter ; je vous ai offensé ;
j' ai trahi la vertu, l' honneur, l' amour, le ciel,
tout, Fanny : je viens satisfaire à tout, vous
demander pardon à vous, à votre chere fille, à
l' humanité que j' ai outragée dans
l' honnête James ; oui, vous serez mon pere,
et votre fille mon épouse, l' unique maitresse de
mon ame. Il demande à Fanny où est sa mere. Hélas,
reprend le vieillard, elle n' est plus ! ... elle
adoroit sa fille. -je vous entends, voilà de mes
coups ! Coupable et malheureux Thaley, pourras-tu
expier tant de crimes ? Ah ! Mon pere ! ... ah !
Fanny !
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Ces images ne peuvent se rendre ; c' est aux coeurs
sensibles à se remplir de cette situation que l' on
ne sçauroit représenter.
On parle de dîner. C' est alors que Thaley est
pénétré de toute la misere de ces infortunés ; à
peine avoient-ils assez de ce pain noir, dont
l' aspect seul avoit fait reculer le lord d' effroi et
de douleur ; James expirant étoit encore un
tableau qui eut remué les coeurs les plus endurcis.
Chaque objet qui s' offroit aux yeux de Thaley dans
cette triste demeure, étoit autant de trait mortel
qui le frappoit : mais quand ses regards venoient
à retomber sur cette femme qu' il idolâtroit, quand
il voyoit la pauvreté et la souffrance
même empreintes sur son visage pâle et défait,
ces bras qu' il avoit serrés dans les siens
avec tant de tendresse, dépérissants
de maigreur ; il étoit déchiré par les remords, par
ces tourmens de l' ame, qui sont mille fois plus
aigus que toutes les tortures. Ma divine Fanny,
redisoit-il à chaque instant, c' est moi qui vous ai
précipitée dans cet abîme de maux ! ... et vous
m' aimez encore ! Fanny lui répondoit en
l' embrassant : oui, mylord, vous m' avez toujours été
cher, et vous m' auriez donné la mort que j' eusse
encore baisé la main qui m' auroit percé le coeur.
S' il est un spectacle sur la terre qui puisse
attacher les yeux de la divinité, n' en doutons pas,
c' est le repentir sincère, c' est l' amour pur et
vertueux, ce triomphe du sentiment humain.
Mylord apprit que les deux soeurs de Fanny avoient
peu survêcu à sa mere ; que ses freres, obligés par
le malheur de s' arracher de la maison paternelle,
servoient des fermiers ; qu' elle et son pere,
après la mort du ministre, tombés dans la plus
cruelle indigence, étoient venus cultiver le petit
champ où ils avoient construit une chaumiere, et
qui à peine leur fournissoit de quoi soutenir leur
misérable vie. Fanny aimoit trop mylord pour lui
exposer de pareils détails ; ils avoient passé par
la bouche de Windham.
Thaley fit transporter James dans son château, où
ce vieillard reprit bientôt la santé ; on prépara
pour Fanny le plus bel appartement, et peu de jours
après leur arrivée, Fanny, parée d' habits superbes,
épousa mylord Thaley. Il n' est pas besoin d' ajoûter
que Windham fut un des premiers qui assisterent à
cette fête. Quelle agréable surprise pour James,
quand mylord lui présenta ses deux fils habillés
d' une façon conforme à leur nouvelle fortune !
Mon pere, dit-il, j' ai voulu rendre notre famille
heureuse ; les freres de Fanny doivent être les
miens, et mon dessein est qu' ils partagent mon
bonheur.
sensibles à se remplir de cette situation que l' on
ne sçauroit représenter.
On parle de dîner. C' est alors que Thaley est
pénétré de toute la misere de ces infortunés ; à
peine avoient-ils assez de ce pain noir, dont
l' aspect seul avoit fait reculer le lord d' effroi et
de douleur ; James expirant étoit encore un
tableau qui eut remué les coeurs les plus endurcis.
Chaque objet qui s' offroit aux yeux de Thaley dans
cette triste demeure, étoit autant de trait mortel
qui le frappoit : mais quand ses regards venoient
à retomber sur cette femme qu' il idolâtroit, quand
il voyoit la pauvreté et la souffrance
même empreintes sur son visage pâle et défait,
ces bras qu' il avoit serrés dans les siens
avec tant de tendresse, dépérissants
de maigreur ; il étoit déchiré par les remords, par
ces tourmens de l' ame, qui sont mille fois plus
aigus que toutes les tortures. Ma divine Fanny,
redisoit-il à chaque instant, c' est moi qui vous ai
précipitée dans cet abîme de maux ! ... et vous
m' aimez encore ! Fanny lui répondoit en
l' embrassant : oui, mylord, vous m' avez toujours été
cher, et vous m' auriez donné la mort que j' eusse
encore baisé la main qui m' auroit percé le coeur.
S' il est un spectacle sur la terre qui puisse
attacher les yeux de la divinité, n' en doutons pas,
c' est le repentir sincère, c' est l' amour pur et
vertueux, ce triomphe du sentiment humain.
Mylord apprit que les deux soeurs de Fanny avoient
peu survêcu à sa mere ; que ses freres, obligés par
le malheur de s' arracher de la maison paternelle,
servoient des fermiers ; qu' elle et son pere,
après la mort du ministre, tombés dans la plus
cruelle indigence, étoient venus cultiver le petit
champ où ils avoient construit une chaumiere, et
qui à peine leur fournissoit de quoi soutenir leur
misérable vie. Fanny aimoit trop mylord pour lui
exposer de pareils détails ; ils avoient passé par
la bouche de Windham.
Thaley fit transporter James dans son château, où
ce vieillard reprit bientôt la santé ; on prépara
pour Fanny le plus bel appartement, et peu de jours
après leur arrivée, Fanny, parée d' habits superbes,
épousa mylord Thaley. Il n' est pas besoin d' ajoûter
que Windham fut un des premiers qui assisterent à
cette fête. Quelle agréable surprise pour James,
quand mylord lui présenta ses deux fils habillés
d' une façon conforme à leur nouvelle fortune !
Mon pere, dit-il, j' ai voulu rendre notre famille
heureuse ; les freres de Fanny doivent être les
miens, et mon dessein est qu' ils partagent mon
bonheur.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Le soir arrivé, Thaley ordonne à ses
domestiques qu' on le laisse seul avec son épouse.
Il se jette à ses pieds : -enfin, ma divine Fanny,
vous allez être dans le sein d' un époux qui ne
respirera que pour vous faire oublier vos chagrins :
me pardonnerez-vous mes torts, tous mes affreux
procédés, tous mes crimes ? ... les malheurs ne t' ont
rien ôté de ta beauté ; mes larmes lui rendront son
éclat ; c' est mon ouvrage que je vois, et tu m' en
es plus chere ; tu as été ma victime : sois tout
ce que j' aime, avec ce tendre enfant, qui te
demande la grace de son pere ; la lui accordes-tu,
femme adorable ? Fanny ne peut répondre que par ces
pleurs délicieux, l' expression du sentiment, et
elle tombe avec cette heureuse ivresse entre les
bras de son mari. ô charmante et pure volupté, voilà
bien tes ineffables douceurs ! Plaisirs de l' amour,
qu' êtes-vous sans ceux de la vertu ?
Sir Windham étoit prêt à se séparer de mylord
Thaley, et à regagner son obscure retraite. La
vertu fuit le monde, et ce n' est que dans la
solitude, qu' elle jouit d' elle-même,
et qu' elle entretient sa sagesse et l' éxercice de
sa sensibilité. Quoi ! Chevalier, lui dit mylord,
vous refuseriez de recueillir le fruit de vos soins !
Et où trouverez-vous des objets qui vous flattent
davantage ? Vous avez raproché deux coeurs qui
connaissent tout le prix de vos services : goûtez
le plaisir de contempler vos bienfaits ; vous m' avez
rendu à la probité, à Fanny, au bonheur ; eh !
Puis-je être parfaitement heureux, si je ne vis pas
dans le sein de l' amour et de l' amitié ?
Fanny joint ses pressantes sollicitations à celles
de son époux. -vous nous quitteriez, généreux
Windham ! Ne devons-nous pas être votre famille ?
Ah ! Ne vous dérobés point, ne vous dérobés point
à notre reconnaissance ; qu' à chaque instant ses
transports puissent éclater.
Sir Windham embrasse mylord Thaley, en laissant
couler ces douces larmes qui partent de l' ame.
Allons, mes chers enfans, j' accepte la proposition :
je reste auprès de vous ; vous consolerez ma
vieillesse, en me faisant voir qu' il
est encore sur la terre des coeurs sensibles et vertueux.
Ils viennent à Londres ; Fanny se montre à la fois
la plus charmante et la plus estimable des femmes ;
elle servit de modèle aux ladys, et prouva par sa
beauté et par ses moeurs que les graces et les vertus
naissent souvent au village plutôt qu' à la ville.
Elle alloit tous les ans revoir cette malheureuse
chaumiere, où mylord et sir Windham l' avoient
trouvée ; elle y versoit des larmes ; ce spectacle
donnoit une nouvelle force à ses sentimens ; l' image
de la pauvreté nous ramène toujours à la modestie et
à l' humanité, uniques principes des autres vertus.
Thaley, méprisé, deshonoré, accablé de chagrin,
lorsqu' il étoit lié à la fille du lord Dorfon, dut,
en quelque sorte, une seconde existence à la fille
du fermier. Le pur amour le conduisit à la pratique
des devoirs d' homme, de citoyen et de sujet ; il
rentra dans le service qu' il avoit quitté, s' y
distingua, et y obtint les premiers emplois. Le lord
Dirton lui-même, avant que de mourir,
reconnut l' injustice et la dureté de ses
procédés : il fit une espece de réparation publique
à James et à Fanny ; il déclara Thaley son
héritier, et expira dans les bras de sa niéce. James
parvint à une vieillesse avancée, une des
récompenses du ciel, et Fanny eut plusieurs enfans,
qui mériterent la tendresse de leurs parens,
l' estime de leurs concitoyens, et l' éloge de la
postérité.
domestiques qu' on le laisse seul avec son épouse.
Il se jette à ses pieds : -enfin, ma divine Fanny,
vous allez être dans le sein d' un époux qui ne
respirera que pour vous faire oublier vos chagrins :
me pardonnerez-vous mes torts, tous mes affreux
procédés, tous mes crimes ? ... les malheurs ne t' ont
rien ôté de ta beauté ; mes larmes lui rendront son
éclat ; c' est mon ouvrage que je vois, et tu m' en
es plus chere ; tu as été ma victime : sois tout
ce que j' aime, avec ce tendre enfant, qui te
demande la grace de son pere ; la lui accordes-tu,
femme adorable ? Fanny ne peut répondre que par ces
pleurs délicieux, l' expression du sentiment, et
elle tombe avec cette heureuse ivresse entre les
bras de son mari. ô charmante et pure volupté, voilà
bien tes ineffables douceurs ! Plaisirs de l' amour,
qu' êtes-vous sans ceux de la vertu ?
Sir Windham étoit prêt à se séparer de mylord
Thaley, et à regagner son obscure retraite. La
vertu fuit le monde, et ce n' est que dans la
solitude, qu' elle jouit d' elle-même,
et qu' elle entretient sa sagesse et l' éxercice de
sa sensibilité. Quoi ! Chevalier, lui dit mylord,
vous refuseriez de recueillir le fruit de vos soins !
Et où trouverez-vous des objets qui vous flattent
davantage ? Vous avez raproché deux coeurs qui
connaissent tout le prix de vos services : goûtez
le plaisir de contempler vos bienfaits ; vous m' avez
rendu à la probité, à Fanny, au bonheur ; eh !
Puis-je être parfaitement heureux, si je ne vis pas
dans le sein de l' amour et de l' amitié ?
Fanny joint ses pressantes sollicitations à celles
de son époux. -vous nous quitteriez, généreux
Windham ! Ne devons-nous pas être votre famille ?
Ah ! Ne vous dérobés point, ne vous dérobés point
à notre reconnaissance ; qu' à chaque instant ses
transports puissent éclater.
Sir Windham embrasse mylord Thaley, en laissant
couler ces douces larmes qui partent de l' ame.
Allons, mes chers enfans, j' accepte la proposition :
je reste auprès de vous ; vous consolerez ma
vieillesse, en me faisant voir qu' il
est encore sur la terre des coeurs sensibles et vertueux.
Ils viennent à Londres ; Fanny se montre à la fois
la plus charmante et la plus estimable des femmes ;
elle servit de modèle aux ladys, et prouva par sa
beauté et par ses moeurs que les graces et les vertus
naissent souvent au village plutôt qu' à la ville.
Elle alloit tous les ans revoir cette malheureuse
chaumiere, où mylord et sir Windham l' avoient
trouvée ; elle y versoit des larmes ; ce spectacle
donnoit une nouvelle force à ses sentimens ; l' image
de la pauvreté nous ramène toujours à la modestie et
à l' humanité, uniques principes des autres vertus.
Thaley, méprisé, deshonoré, accablé de chagrin,
lorsqu' il étoit lié à la fille du lord Dorfon, dut,
en quelque sorte, une seconde existence à la fille
du fermier. Le pur amour le conduisit à la pratique
des devoirs d' homme, de citoyen et de sujet ; il
rentra dans le service qu' il avoit quitté, s' y
distingua, et y obtint les premiers emplois. Le lord
Dirton lui-même, avant que de mourir,
reconnut l' injustice et la dureté de ses
procédés : il fit une espece de réparation publique
à James et à Fanny ; il déclara Thaley son
héritier, et expira dans les bras de sa niéce. James
parvint à une vieillesse avancée, une des
récompenses du ciel, et Fanny eut plusieurs enfans,
qui mériterent la tendresse de leurs parens,
l' estime de leurs concitoyens, et l' éloge de la
postérité.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
LUCIE ET MELANIE
La mort de Louis Xii avoit, en quelque sorte,
changé l' esprit de la nation. Un nouveau règne
apporte presque toujours avec soi de nouvelles
moeurs. Les cabales, les intrigues signalerent
l' avénement de François Ier au trône. L' état a
long-tems gémi des suites funestes de la haine
irréconciliable qui divisa la duchesse d' Angoulême,
et le connétable de Bourbon ; les guises ne furent
pas moins animés contre les Montmorencis. Ces
différens démêlés produisirent des mécontens. Il
arriva ce qu' on doit nécessairement attendre des
factions et des animosités personnelles : les
créatures de chaque parti furent sacrifiées aux
intérêts opposés des chefs.
Le marquis de Rumigni, allié aux premieres maisons
du royaume, dégoûté de la cour, avoit sçu prévenir
les orages qui alloient s' y former. Fatigué d' être
en butte à des révolutions continuelles, éclairé
sur la petitesse et la fausseté de ce qu' on appelle
postes éminents, grandeurs, dignités, las enfin
d' un esclavage dont l' ambition même ne sçauroit
rendre le joug moins pesant, et moins insupportable,
voulant sur-tout jouir de la nature, de la vérité,
et de lui-même, il s' étoit retiré dans un de ses
châteaux en Picardie ; il donnoit ses moments de
loisir à la chasse, à la pêche, et aux plaisirs
innocents de l' agriculture, s' occupant du soin de
contribuer au bonheur de ses vassaux, attaché à
leur faire aimer leur maître et la patrie, et
fuyant d' ailleurs tout ce qui pouvoit lui rappeller
l' insipide et dangereux séjour où il avoit vécu.
Cette espece de philosophie, qui ne manquera pas
d' étonner dans un courtisan jeune encore,
n' empêchoit point le marquis de recevoir la meilleure
compagnie de la province ; il étoit resté
veuf avec deux filles ; une de ses
parentes, qui demeuroit avec lui, leur servoit de
mere, et veilloit à leur éducation.
La mort de Louis Xii avoit, en quelque sorte,
changé l' esprit de la nation. Un nouveau règne
apporte presque toujours avec soi de nouvelles
moeurs. Les cabales, les intrigues signalerent
l' avénement de François Ier au trône. L' état a
long-tems gémi des suites funestes de la haine
irréconciliable qui divisa la duchesse d' Angoulême,
et le connétable de Bourbon ; les guises ne furent
pas moins animés contre les Montmorencis. Ces
différens démêlés produisirent des mécontens. Il
arriva ce qu' on doit nécessairement attendre des
factions et des animosités personnelles : les
créatures de chaque parti furent sacrifiées aux
intérêts opposés des chefs.
Le marquis de Rumigni, allié aux premieres maisons
du royaume, dégoûté de la cour, avoit sçu prévenir
les orages qui alloient s' y former. Fatigué d' être
en butte à des révolutions continuelles, éclairé
sur la petitesse et la fausseté de ce qu' on appelle
postes éminents, grandeurs, dignités, las enfin
d' un esclavage dont l' ambition même ne sçauroit
rendre le joug moins pesant, et moins insupportable,
voulant sur-tout jouir de la nature, de la vérité,
et de lui-même, il s' étoit retiré dans un de ses
châteaux en Picardie ; il donnoit ses moments de
loisir à la chasse, à la pêche, et aux plaisirs
innocents de l' agriculture, s' occupant du soin de
contribuer au bonheur de ses vassaux, attaché à
leur faire aimer leur maître et la patrie, et
fuyant d' ailleurs tout ce qui pouvoit lui rappeller
l' insipide et dangereux séjour où il avoit vécu.
Cette espece de philosophie, qui ne manquera pas
d' étonner dans un courtisan jeune encore,
n' empêchoit point le marquis de recevoir la meilleure
compagnie de la province ; il étoit resté
veuf avec deux filles ; une de ses
parentes, qui demeuroit avec lui, leur servoit de
mere, et veilloit à leur éducation.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Toutes deux avoient leur caractère, leurs vertus,
leurs attraits particuliers. Lucie étoit de ces
beautés impérieuses qui subjuguent le coeur bien
plus qu' elles ne le touchent ; tout annonçoit en
elle le desir de dominer ; elle n' avoit qu' une
façon de plaire, et ne sçavoit qu' imposer des loix ;
cependant sous un air fier et dédaigneux, elle
cachoit une ame noble et sensible. Mélanie au
contraire attiroit les hommages, sans les forcer ;
on eût dit qu' elle ignoroit ses charmes ; une
douceur aimable se répandoit dans toutes ses actions :
ce qui lui prêtoit un pouvoir bien au-dessus de
celui de la beauté, l' intérêt du sentiment. Ses
graces se multiplioient à l' infini, tandis que
Lucie n' étoit que belle. L' aînée, en un mot,
paraissoit commander qu' on l' aimât, et la cadette
inspiroit l' amour le plus tendre, lorsqu' on ne
croyoit lui accorder que le simple tribut de l' estime.
Une tendresse réciproque lioit ces deux soeurs ; elles
se confioient jusqu' à ces bagatelles qui cessent de
l' être pour des ames neuves, dont la sensibilité
n' attend que le premier objet pour se déterminer. Il
est inutile d' ajoûter qu' elles étoient dans cet âge
heureux, si aisé à s' enflammer, où l' amour est une
nouvelle vie, une seconde existence. Leur pere étoit
dans l' intention de marier l' aînée, et plusieurs
gentilshommes prétendoient à sa main, quand le comte
d' Estival parut dans la société du marquis de
Rumigni.
leurs attraits particuliers. Lucie étoit de ces
beautés impérieuses qui subjuguent le coeur bien
plus qu' elles ne le touchent ; tout annonçoit en
elle le desir de dominer ; elle n' avoit qu' une
façon de plaire, et ne sçavoit qu' imposer des loix ;
cependant sous un air fier et dédaigneux, elle
cachoit une ame noble et sensible. Mélanie au
contraire attiroit les hommages, sans les forcer ;
on eût dit qu' elle ignoroit ses charmes ; une
douceur aimable se répandoit dans toutes ses actions :
ce qui lui prêtoit un pouvoir bien au-dessus de
celui de la beauté, l' intérêt du sentiment. Ses
graces se multiplioient à l' infini, tandis que
Lucie n' étoit que belle. L' aînée, en un mot,
paraissoit commander qu' on l' aimât, et la cadette
inspiroit l' amour le plus tendre, lorsqu' on ne
croyoit lui accorder que le simple tribut de l' estime.
Une tendresse réciproque lioit ces deux soeurs ; elles
se confioient jusqu' à ces bagatelles qui cessent de
l' être pour des ames neuves, dont la sensibilité
n' attend que le premier objet pour se déterminer. Il
est inutile d' ajoûter qu' elles étoient dans cet âge
heureux, si aisé à s' enflammer, où l' amour est une
nouvelle vie, une seconde existence. Leur pere étoit
dans l' intention de marier l' aînée, et plusieurs
gentilshommes prétendoient à sa main, quand le comte
d' Estival parut dans la société du marquis de
Rumigni.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Le comte étoit du petit nombre de ces hommes heureux
qui n' ont à se plaindre que de la fortune ; il
jouissoit d' un bien très-médiocre : mais la nature
l' avoit dédommagé : il en avoit reçu une naissance
illustre, et ce qui, sans doute, est bien supérieur
à des titres de noblesse, le mérite personnel,
revêtu de tous ces agréments égaux presqu' au mérite
même. L' esprit en lui n' altéroit point le sentiment ;
il cherchoit moins à briller qu' à émouvoir ; ses
moindres expressions attachoient ; il suffisoit de
l' entendre, pour éprouver une émotion que le tems ne
détruisoit point ; il possédoit sur-tout un grand art,
celui de sembler prendre tous les tons en les donnant, et
de plaire à tous les cercles. Cette femme, la plus
belle de son siécle, que l' idolâtrie eût nommée la
déesse des graces, et qui joignoit à la beauté une
ame généreuse et sublime, Diane de Poitiers avoit
distingué D' Estival dans la foule des courtisans
qui l' entouroient ; c' est annoncer le comte
avantageusement, et prévenir qu' il pouvoit sans
témérité aspirer aux plus flatteuses conquêtes.
Après un tel portrait, on ne doit pas être surpris
que D' Estival excitât de vives impressions sur
les deux soeurs. Voilà un nouveau jour qui vient
les frapper, de nouveaux desirs qui les agitent. La
nature céde à l' amour. Toutes deux aiment en secret
le comte, et la dissimulation naît au même instant
que la tendresse ; Lucie et Mélanie se cherchent
avec moins d' empressement ; elles ont moins de riens
à se communiquer ; elles tombent dans la rêverie,
et elles s' écartent l' une de l' autre pour rêver avec
plus de liberté.
qui n' ont à se plaindre que de la fortune ; il
jouissoit d' un bien très-médiocre : mais la nature
l' avoit dédommagé : il en avoit reçu une naissance
illustre, et ce qui, sans doute, est bien supérieur
à des titres de noblesse, le mérite personnel,
revêtu de tous ces agréments égaux presqu' au mérite
même. L' esprit en lui n' altéroit point le sentiment ;
il cherchoit moins à briller qu' à émouvoir ; ses
moindres expressions attachoient ; il suffisoit de
l' entendre, pour éprouver une émotion que le tems ne
détruisoit point ; il possédoit sur-tout un grand art,
celui de sembler prendre tous les tons en les donnant, et
de plaire à tous les cercles. Cette femme, la plus
belle de son siécle, que l' idolâtrie eût nommée la
déesse des graces, et qui joignoit à la beauté une
ame généreuse et sublime, Diane de Poitiers avoit
distingué D' Estival dans la foule des courtisans
qui l' entouroient ; c' est annoncer le comte
avantageusement, et prévenir qu' il pouvoit sans
témérité aspirer aux plus flatteuses conquêtes.
Après un tel portrait, on ne doit pas être surpris
que D' Estival excitât de vives impressions sur
les deux soeurs. Voilà un nouveau jour qui vient
les frapper, de nouveaux desirs qui les agitent. La
nature céde à l' amour. Toutes deux aiment en secret
le comte, et la dissimulation naît au même instant
que la tendresse ; Lucie et Mélanie se cherchent
avec moins d' empressement ; elles ont moins de riens
à se communiquer ; elles tombent dans la rêverie,
et elles s' écartent l' une de l' autre pour rêver avec
plus de liberté.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Mélanie fut la premiere à s' appercevoir que Lucie
n' étoit plus la même à son égard : soit qu' elle fût
éclairée par son extrême attachement pour sa soeur,
ou plutôt soit qu' elle ressentît, sans trop le
sçavoir, cette vive étincelle de jalousie qui
s' allume avec l' amour. Ce dernier sentiment étoit
encore resserré dans le coeur de Mélanie ; elle
sembloit fuir les occasions de s' interroger ; elle
ne pouvoit cependant se cacher que D' Estival étoit
aimable, et elle commençoit à éprouver qu' il y
auroit un plaisir bien doux à lui faire partager le
trouble délicieux, que sa vue seule produisoit ; elle
cherchoit sa présence, et la craignoit. Malgré tous
les nuages qui s' élevoient de plus en plus dans son
ame, son amitié pour Lucie la força de rompre un
silence qu' elle eût voulu garder.
Ma soeur, dit Mélanie, je céde au mouvement qui
m' emporte, et que je ne puis plus dompter. Il y a
long-tems que je combats ; ma tendresse ne sçauroit
se taire...
Que vous ai-je fait, ma chere soeur ? Vous ne me
voyez point du même oeil ! Vous me repoussez ! Je vous
deviens étrangere ! Vos secrets ne sont plus les
miens ! Et les miens, vous ne cherchez plus à les
pénétrer ! Parlez, ma soeur, ma chere soeur, je vous
en conjure au nom de notre amitié ; bannissez avec
moi les détours ; daignez m' apprendre mes torts.
Aurois-je pu vous offenser, moi, qui ne crains rien
tant que de vous déplaire ? ... si j' ai eu le malheur
de commettre quelque faute contre ma chere Lucie,
je lui en demande un sincere pardon, je la réparerai.
Mélanie laissoit tomber quelques larmes sur les
mains de sa soeur, qu' elle serroit contre sa bouche,
et qu' elle baisoit. Lucie, quoiqu' occupée déjà de
sa passion, éprouva que la nature avoit ses droits ;
elle fut étonnée des discours et de la tristesse de
Mélanie. -ma soeur, vous ne m' avez point
offensée ; je vous aime toujours : mais il y a des
moments où l' on s' abandonne à une espece de
mélancolie, dont on ne peut gueres
se rendre compte ; soyez persuadée que je suis
toujours la même pour vous. Comment, poursuit
Mélanie ! Avez-vous des chagrins dont la cause ne
vous soit pas connue ? ... ma soeur, me permettrez-vous
de parler ? Parlez, lui dit Lucie avec une sorte de
curiosité et d' embarras. -vous ne vous fâcherez
pas ? -je vous le répéte : vous pouvez vous
expliquer librement. -ma soeur, je vais vous donner
les plus grandes preuves de sincérité et de
tendresse ; songez que vous me le permettez ; je me
trompe, peut-être ; je crois m' appercevoir que
depuis que le comte... que voulez-vous dire,
interrompt brusquement Lucie troublée, et en
rougissant ? -rien, ma soeur... rien... mais... le
comte est aimable... -il est aimable... eh bien !
Reprend Lucie avec un air de dépit qui la trahissoit,
qu' a de commun D' Estival dans tout ceci ?
N' allez-vous pas imaginer, mademoiselle... que je
l' aime ? Oui, vous l' aimez, continue Mélanie en la
regardant attentivement... et il vous aime,
ajoûta-t-elle avec des pleurs qu'elle repoussoit.
Eh ! Quand il m' aimeroit, quand je l' aimerois,
répart l' aînée avec vivacité... -
n' étoit plus la même à son égard : soit qu' elle fût
éclairée par son extrême attachement pour sa soeur,
ou plutôt soit qu' elle ressentît, sans trop le
sçavoir, cette vive étincelle de jalousie qui
s' allume avec l' amour. Ce dernier sentiment étoit
encore resserré dans le coeur de Mélanie ; elle
sembloit fuir les occasions de s' interroger ; elle
ne pouvoit cependant se cacher que D' Estival étoit
aimable, et elle commençoit à éprouver qu' il y
auroit un plaisir bien doux à lui faire partager le
trouble délicieux, que sa vue seule produisoit ; elle
cherchoit sa présence, et la craignoit. Malgré tous
les nuages qui s' élevoient de plus en plus dans son
ame, son amitié pour Lucie la força de rompre un
silence qu' elle eût voulu garder.
Ma soeur, dit Mélanie, je céde au mouvement qui
m' emporte, et que je ne puis plus dompter. Il y a
long-tems que je combats ; ma tendresse ne sçauroit
se taire...
Que vous ai-je fait, ma chere soeur ? Vous ne me
voyez point du même oeil ! Vous me repoussez ! Je vous
deviens étrangere ! Vos secrets ne sont plus les
miens ! Et les miens, vous ne cherchez plus à les
pénétrer ! Parlez, ma soeur, ma chere soeur, je vous
en conjure au nom de notre amitié ; bannissez avec
moi les détours ; daignez m' apprendre mes torts.
Aurois-je pu vous offenser, moi, qui ne crains rien
tant que de vous déplaire ? ... si j' ai eu le malheur
de commettre quelque faute contre ma chere Lucie,
je lui en demande un sincere pardon, je la réparerai.
Mélanie laissoit tomber quelques larmes sur les
mains de sa soeur, qu' elle serroit contre sa bouche,
et qu' elle baisoit. Lucie, quoiqu' occupée déjà de
sa passion, éprouva que la nature avoit ses droits ;
elle fut étonnée des discours et de la tristesse de
Mélanie. -ma soeur, vous ne m' avez point
offensée ; je vous aime toujours : mais il y a des
moments où l' on s' abandonne à une espece de
mélancolie, dont on ne peut gueres
se rendre compte ; soyez persuadée que je suis
toujours la même pour vous. Comment, poursuit
Mélanie ! Avez-vous des chagrins dont la cause ne
vous soit pas connue ? ... ma soeur, me permettrez-vous
de parler ? Parlez, lui dit Lucie avec une sorte de
curiosité et d' embarras. -vous ne vous fâcherez
pas ? -je vous le répéte : vous pouvez vous
expliquer librement. -ma soeur, je vais vous donner
les plus grandes preuves de sincérité et de
tendresse ; songez que vous me le permettez ; je me
trompe, peut-être ; je crois m' appercevoir que
depuis que le comte... que voulez-vous dire,
interrompt brusquement Lucie troublée, et en
rougissant ? -rien, ma soeur... rien... mais... le
comte est aimable... -il est aimable... eh bien !
Reprend Lucie avec un air de dépit qui la trahissoit,
qu' a de commun D' Estival dans tout ceci ?
N' allez-vous pas imaginer, mademoiselle... que je
l' aime ? Oui, vous l' aimez, continue Mélanie en la
regardant attentivement... et il vous aime,
ajoûta-t-elle avec des pleurs qu'elle repoussoit.
Eh ! Quand il m' aimeroit, quand je l' aimerois,
répart l' aînée avec vivacité... -
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Vous n' auriez assurément aucun tort ni l' un ni
l' autre, poursuivit la cadette ; le coeur... vous me
quittez ma soeur ! Oui, répond Lucie, je vous
quitte, et indignée de votre procédé ; prétendre que
je connais l' amour, que j' aime le comte ! Voilà une
conversation tout-à-fait étrange !
Elle l' aime, s' écria Mélanie seule, et je n' en puis
plus douter ! Jusqu' à ce moment fatal, j' avois
cherché à fuir la vérité qui me frappoit les yeux...
qu' ai-je entrevu dans mon ame ! Me voilà donc rivale
de Lucie, la rivale d' une soeur que j' aime, à qui
je dois les sentimens les plus tendres ! Est-il
possible ? Est-ce bien moi ? . Ah ! D' Estival,
pourquoi vous ai-je vû ? Pourquoi êtes-vous venu
troubler la paix de deux coeurs que l' amitié unissoit
encore plus que les noeuds du sang ? Hélas ! Cette
amitié faisoit notre bonheur ; elle suffisoit à nos
désirs ; nous goûtions des plaisirs innocents, le
premier des biens, la tranquillité, la tranquillité...
je l' ai perdue pour jamais ! Quels transports
m' agitent ! C' est donc l' amour que je ressens !
Qu' ai-je dit ? ... et... je ne suis point aimée ! Non,
je ne suis point aimée.
Mélanie alors laissa couler ses larmes : du moins je
puis pleurer librement ; mes pleurs seroient-ils un
crime ? Ah ! Ma soeur ! Que vous connaissez peu mon
coeur ! Je le réduirai, je le dompterai... c' est en
vain qu' il se soulève contre mon devoir. Non, je ne
serai point votre rivale ; non, ma chere Lucie, je
sçaurai vous immoler ma vie... je suis bien à
plaindre ! Eh ! Je n' ai personne à qui je puisse
découvrir mes maux ! Moi-même, j' ai de la peine à
déterminer la nature de mes sentiments... et ne se
font-ils pas assez connaître ? Ils éclatent trop !
Ils éclatent trop ! Malheureuse Mélanie ! Que
l' amour change les coeurs !
l' autre, poursuivit la cadette ; le coeur... vous me
quittez ma soeur ! Oui, répond Lucie, je vous
quitte, et indignée de votre procédé ; prétendre que
je connais l' amour, que j' aime le comte ! Voilà une
conversation tout-à-fait étrange !
Elle l' aime, s' écria Mélanie seule, et je n' en puis
plus douter ! Jusqu' à ce moment fatal, j' avois
cherché à fuir la vérité qui me frappoit les yeux...
qu' ai-je entrevu dans mon ame ! Me voilà donc rivale
de Lucie, la rivale d' une soeur que j' aime, à qui
je dois les sentimens les plus tendres ! Est-il
possible ? Est-ce bien moi ? . Ah ! D' Estival,
pourquoi vous ai-je vû ? Pourquoi êtes-vous venu
troubler la paix de deux coeurs que l' amitié unissoit
encore plus que les noeuds du sang ? Hélas ! Cette
amitié faisoit notre bonheur ; elle suffisoit à nos
désirs ; nous goûtions des plaisirs innocents, le
premier des biens, la tranquillité, la tranquillité...
je l' ai perdue pour jamais ! Quels transports
m' agitent ! C' est donc l' amour que je ressens !
Qu' ai-je dit ? ... et... je ne suis point aimée ! Non,
je ne suis point aimée.
Mélanie alors laissa couler ses larmes : du moins je
puis pleurer librement ; mes pleurs seroient-ils un
crime ? Ah ! Ma soeur ! Que vous connaissez peu mon
coeur ! Je le réduirai, je le dompterai... c' est en
vain qu' il se soulève contre mon devoir. Non, je ne
serai point votre rivale ; non, ma chere Lucie, je
sçaurai vous immoler ma vie... je suis bien à
plaindre ! Eh ! Je n' ai personne à qui je puisse
découvrir mes maux ! Moi-même, j' ai de la peine à
déterminer la nature de mes sentiments... et ne se
font-ils pas assez connaître ? Ils éclatent trop !
Ils éclatent trop ! Malheureuse Mélanie ! Que
l' amour change les coeurs !
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
D' Estival, quelques jours après, surprit Mélanie
dans cette agitation qu' elle ne pouvoit cacher ; il
en est attendri, et l' aborde en tremblant : son
embarras le trahissoit : oserois-je, mademoiselle,
lui dit-il d' une voix timide et entrecoupée, vous
demander la cause de ce chagrin subit où je vous
vois plongée ?
Me seroit-il permis de le partager ? Monsieur, lui
répondit Mélanie avec une sorte de dureté, si
j' avois des chagrins, je vous en épargnerois la
confidence.
Elle n' eut pas achevé ces mots, qu' elle se retira en
laissant le comte immobile d' étonnement ; il ne
pouvoit pénétrer le motif d' un pareil procédé ; il y
fut d' autant plus sensible, que sa passion pour
Mélanie augmentoit tous les jours. Lucie avoit été
l' objet de ses premieres démarches ; il étoit
sollicité vivement par son pere de presser un
mariage auquel sembloit être attaché le destin de sa
maison. D' ailleurs l' établissement de la fille aînée
du marquis de Rumigni devoit nécessairement
précéder celui de sa soeur ; il y auroit eu une
indiscrétion mal-adroite à demander la main de
celle-ci, quoique D' Estival eût d' abord été frappé
de ses charmes ; il ne pouvoit même douter qu' il
n' eût essuyé un refus, et ce coup auroit ruiné
toutes ses espérances de fortune et
de grandeur. L' ambition dans les premiers moments
étoit venue s' élever contre l' amour.
Le comte s' étoit déterminé à faire part à son pere de
sa cruelle situation ; il lui envoyoit, en quelque
sorte, dans ses lettres, ses larmes, son ame
déchirée de tous les combats, et il recevoit des
réponses foudroyantes qui lui défendoient absolument
la liberté du choix. à chaque instant, il étoit prêt
de se déclarer, de porter à la maitresse de son coeur
tous les hommages qu' il avoit adressés à Lucie.
C' en étoit fait, si dans cette derniere entrevue
Mélanie ne se fut hâtée de se dérober à ses regards :
la passion du comte eut éclaté. Il faut donc, se
disoit-il, que je me sacrifie aux vues ambitieuses
de ma famille, aux volontés tyranniques de mon pere !
Quel état horrible ! ô mon pere ! Mon pere !
Qu' exigez-vous de moi ? Lucie est digne d' être
aimée : mais qui peut égaler Mélanie ? Elle me fait
sentir tous les transports de l' amour ;
et il faut renfermer cette ardeur, la laisser
ignorer à celle qui en est l' objet, m' en interdire
jusqu' à la pensée, ne point aimer Mélanie ! . Je vous
obéirai mon pere, je vous obéirai : oui, je serai
l' époux de Lucie ; ma mort ne tardera pas à suivre
un himen formé sous d' aussi malheureux auspices.
J' aurai vécu pour satisfaire à mes devoirs, pour
l' intérêt de ma famille, pour me soumettre aux ordres
d' un pere qui m' est cher... je mourrai pour la seule
femme qu' il soit en mon pouvoir d' adorer.
dans cette agitation qu' elle ne pouvoit cacher ; il
en est attendri, et l' aborde en tremblant : son
embarras le trahissoit : oserois-je, mademoiselle,
lui dit-il d' une voix timide et entrecoupée, vous
demander la cause de ce chagrin subit où je vous
vois plongée ?
Me seroit-il permis de le partager ? Monsieur, lui
répondit Mélanie avec une sorte de dureté, si
j' avois des chagrins, je vous en épargnerois la
confidence.
Elle n' eut pas achevé ces mots, qu' elle se retira en
laissant le comte immobile d' étonnement ; il ne
pouvoit pénétrer le motif d' un pareil procédé ; il y
fut d' autant plus sensible, que sa passion pour
Mélanie augmentoit tous les jours. Lucie avoit été
l' objet de ses premieres démarches ; il étoit
sollicité vivement par son pere de presser un
mariage auquel sembloit être attaché le destin de sa
maison. D' ailleurs l' établissement de la fille aînée
du marquis de Rumigni devoit nécessairement
précéder celui de sa soeur ; il y auroit eu une
indiscrétion mal-adroite à demander la main de
celle-ci, quoique D' Estival eût d' abord été frappé
de ses charmes ; il ne pouvoit même douter qu' il
n' eût essuyé un refus, et ce coup auroit ruiné
toutes ses espérances de fortune et
de grandeur. L' ambition dans les premiers moments
étoit venue s' élever contre l' amour.
Le comte s' étoit déterminé à faire part à son pere de
sa cruelle situation ; il lui envoyoit, en quelque
sorte, dans ses lettres, ses larmes, son ame
déchirée de tous les combats, et il recevoit des
réponses foudroyantes qui lui défendoient absolument
la liberté du choix. à chaque instant, il étoit prêt
de se déclarer, de porter à la maitresse de son coeur
tous les hommages qu' il avoit adressés à Lucie.
C' en étoit fait, si dans cette derniere entrevue
Mélanie ne se fut hâtée de se dérober à ses regards :
la passion du comte eut éclaté. Il faut donc, se
disoit-il, que je me sacrifie aux vues ambitieuses
de ma famille, aux volontés tyranniques de mon pere !
Quel état horrible ! ô mon pere ! Mon pere !
Qu' exigez-vous de moi ? Lucie est digne d' être
aimée : mais qui peut égaler Mélanie ? Elle me fait
sentir tous les transports de l' amour ;
et il faut renfermer cette ardeur, la laisser
ignorer à celle qui en est l' objet, m' en interdire
jusqu' à la pensée, ne point aimer Mélanie ! . Je vous
obéirai mon pere, je vous obéirai : oui, je serai
l' époux de Lucie ; ma mort ne tardera pas à suivre
un himen formé sous d' aussi malheureux auspices.
J' aurai vécu pour satisfaire à mes devoirs, pour
l' intérêt de ma famille, pour me soumettre aux ordres
d' un pere qui m' est cher... je mourrai pour la seule
femme qu' il soit en mon pouvoir d' adorer.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
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