François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
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François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
PREFACE
Prétendre changer la nature de l' homme, et l' amener
à ce degré de perfection qu' il lui est bien plus
aisé d' imaginer que d' atteindre, me paraît
précisement un de ces rêves métaphysiques qu' adopte
l' esprit de spéculation, et qui ne sçauroient se
réaliser : essayer de tirer parti de la sensibilité,
ce germe précieux qu' a mis en nous la sagesse
suprême, est une tentative dont on peut se promettre
quelque succès ; un coeur remué par des impressions
attendrissantes est disposé à recevoir les semences
de la vertu, celle-ci n' étant qu' une émanation de
cette même sensibilité, la source du bien général ;
et il est impossible que la dureté et la vertu se
concilient. Pourquoi y a-t' il tant de méchants ?
C' est qu' il est peu d' ames vraiment sensibles ; delà
tous les maux qui affligent ce malheureux globe. Je
voudrois que ma voix pût se faire entendre de toute
la terre ; je crierois aux hommes : eh ! Mes amis,
cédez à ce sentiment que vous vous efforcez
d' étouffer, et bientôt vos intérêts se rapprocheront.
Vous ne formerez plus qu' une seule famille gouvernée
par le même esprit. Plus de divisions, plus de
guerres, plus de crimes ; ce sera le règne de l' âge
d' or... je ne m' apperçois pas que je m' enfonce dans
les illusions du songe le plus chimérique qui ait
jamais trompé nos sens. On me renverra à la paix
perpétuelle du bon abbé de S Pierre.
Bornons-nous à nous plaindre que, dans les éléments
de l' éducation, on néglige trop le soin d' exciter
et d' échauffer le sentiment de l' humanité, ce
sentiment si bien exprimé dans ce beau vers de Térence,
que tout le monde connait, et qu' on ne répéte
point encore assez.
j' ai donc eu pour objet, dans les bagatelles dont je
publie ici la collection, de nourrir et de fortifier
cette sensibilité qui élève l' homme au-dessus des
autres créatures. Le raisonnement ne suffit point
pour nous distinguer de la foule immense des êtres :
nous devons encore éprouver cette sensation si chère
et si touchante qui nous approprie les malheurs de
nos semblables. La pitié étend nos relations :
l' inhumanité nous isole.
Aussi les anciens qui connaissoient si profondément
la nature, n' ont-ils pas manqué de nous présenter
leurs héros faciles à s' attendrir : Achille verse
des pleurs, lorsqu' on lui apprend la mort de son
ami Patrocle ; énée a presque toujours les yeux
mouillés de larmes, ce qu' ont reproché à
Virgile plusieurs de nos beaux-esprits ; il est
vrai qu' il y a une très-grande distance d' un
bel-esprit à un homme de génie, et il n' appartient
qu' à ce dernier de prononcer sur le mérite de
l' antiquité : elle doit être sentie, et beaucoup de
nos modernes raisonnent ; Bagoas eût mal jugé
Alexandre.
Prétendre changer la nature de l' homme, et l' amener
à ce degré de perfection qu' il lui est bien plus
aisé d' imaginer que d' atteindre, me paraît
précisement un de ces rêves métaphysiques qu' adopte
l' esprit de spéculation, et qui ne sçauroient se
réaliser : essayer de tirer parti de la sensibilité,
ce germe précieux qu' a mis en nous la sagesse
suprême, est une tentative dont on peut se promettre
quelque succès ; un coeur remué par des impressions
attendrissantes est disposé à recevoir les semences
de la vertu, celle-ci n' étant qu' une émanation de
cette même sensibilité, la source du bien général ;
et il est impossible que la dureté et la vertu se
concilient. Pourquoi y a-t' il tant de méchants ?
C' est qu' il est peu d' ames vraiment sensibles ; delà
tous les maux qui affligent ce malheureux globe. Je
voudrois que ma voix pût se faire entendre de toute
la terre ; je crierois aux hommes : eh ! Mes amis,
cédez à ce sentiment que vous vous efforcez
d' étouffer, et bientôt vos intérêts se rapprocheront.
Vous ne formerez plus qu' une seule famille gouvernée
par le même esprit. Plus de divisions, plus de
guerres, plus de crimes ; ce sera le règne de l' âge
d' or... je ne m' apperçois pas que je m' enfonce dans
les illusions du songe le plus chimérique qui ait
jamais trompé nos sens. On me renverra à la paix
perpétuelle du bon abbé de S Pierre.
Bornons-nous à nous plaindre que, dans les éléments
de l' éducation, on néglige trop le soin d' exciter
et d' échauffer le sentiment de l' humanité, ce
sentiment si bien exprimé dans ce beau vers de Térence,
que tout le monde connait, et qu' on ne répéte
point encore assez.
j' ai donc eu pour objet, dans les bagatelles dont je
publie ici la collection, de nourrir et de fortifier
cette sensibilité qui élève l' homme au-dessus des
autres créatures. Le raisonnement ne suffit point
pour nous distinguer de la foule immense des êtres :
nous devons encore éprouver cette sensation si chère
et si touchante qui nous approprie les malheurs de
nos semblables. La pitié étend nos relations :
l' inhumanité nous isole.
Aussi les anciens qui connaissoient si profondément
la nature, n' ont-ils pas manqué de nous présenter
leurs héros faciles à s' attendrir : Achille verse
des pleurs, lorsqu' on lui apprend la mort de son
ami Patrocle ; énée a presque toujours les yeux
mouillés de larmes, ce qu' ont reproché à
Virgile plusieurs de nos beaux-esprits ; il est
vrai qu' il y a une très-grande distance d' un
bel-esprit à un homme de génie, et il n' appartient
qu' à ce dernier de prononcer sur le mérite de
l' antiquité : elle doit être sentie, et beaucoup de
nos modernes raisonnent ; Bagoas eût mal jugé
Alexandre.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Mon dessein a été de faire résulter l' instruction
d' une sorte d' action dramatique. Les hommes restent
toujours enfants ; il leur faut nécessairement des
contes ; appliquons-nous donc à rendre ces contes
profitables à la vérité et aux moeurs. Dire à nos
sybarites que c' est un crime affreux d' abuser de
l' innocence, et de la crédulité d' une jeune personne,
leur paraîtra une froide leçon qu' il n' écouteront
pas, ou qu' ils tourneront en dérision : mais attacher
leur curiosité en faveur d' une fille charmante qui
réunit la beauté et la vertu ; représenter Fanny,
la malheureuse victime des artifices d' un lord
dénaturé par l' esprit du monde et la fréquentation
des pervers ; ramener sous les yeux ce même lord
rendu à la vérité du sentiment, et déchiré par le
repentir ; prouver enfin que l' honnêteté a ses
plaisirs bien au-dessus de ceux de la corruption
et du libertinage : de semblables tableaux
pourront alors retirer ces gens efféminés de leur
indifférence léthargique, et les engager à préter
l' oreille au précepte animé de l' intérêt de la
fiction ; par ce moyen, peut-être, l' amour de l' ordre,
et la saine morale rentreront-ils dans leurs ames,
sans qu' ils s' en apperçoivent. Traitons la plupart
des hommes comme nos amis ; la remontrance tient de
la supériorité, et si le conseil n' est insinué avec
cette heureuse adresse que le sentiment inspire,
rarement sera-t' on disposé à l' entendre. Je ne
connais que l' adorable Fénélon qui ait possédé
le rare talent d' instruire sans révolter l' amour-propre :
tous ses lecteurs ont pour Mentor la tendre
vénération de Télémaque, et quand son admirable
roman est sorti de nos mains, nous nous sentons
enflammés d' amour pour la vérité et du desir
dominant de la pratiquer ; par malheur pour
l' humanité, ce sont-là de ces modèles inimitables.
D' ingénieux écrivains, suivis d' une foule de
copistes médiocres, nous ont tracé avec succès la
peinture des ridicules qui passent quelquefois
avec les modes auxquelles ils doivent la naissance :
je n' ai point prétendu marcher dans un chemin frayé :
mon intention a été de m' ouvrir une route nouvelle,
de m' élever contre le vice qui, bien différent du
ridicule, ne change point, et s' affermit par
l' habitude et le tems, et c' est le vice, et non
le ridicule qui fait les malheurs de l' homme,
qui le dégrade, qui mine et détruit les sociétés,
produit jusqu' au bouleversement et à l' extinction
totale des empires : voilà le fléau mortel qu' il
faut combattre. Les ouvrages d' agrément où l' esprit
abonde, peuvent insinuer la funeste dextérité
de se couvrir d' un masque honnête et trompeur,
colorer, si l' on peut parler ainsi, la perverse nature,
enseigner ce qu' on appelle la connaissance du monde,
connaissance aussi dangéreuse que frivole : mais comment
extirpera-t-on ces penchants affreux que l' art de la
société ne s' attache qu' à déguiser ? Qui réformera
ces ames attaquées d' affections vicieuses ? Le
sentiment, le sentiment offert dans toute sa force.
Arrachons des larmes à ces hommes corrompus, et
bientôt avec l' attendrissement, le remords entrera
dans leurs coeurs ; ils connaîtront les vertus, les
plaisirs, qui suivent la sensibilité. Quelle femme
ne préfereroit le sort de Clarisse malheureuse
à la brillante destinée de Théodora ?
d' une sorte d' action dramatique. Les hommes restent
toujours enfants ; il leur faut nécessairement des
contes ; appliquons-nous donc à rendre ces contes
profitables à la vérité et aux moeurs. Dire à nos
sybarites que c' est un crime affreux d' abuser de
l' innocence, et de la crédulité d' une jeune personne,
leur paraîtra une froide leçon qu' il n' écouteront
pas, ou qu' ils tourneront en dérision : mais attacher
leur curiosité en faveur d' une fille charmante qui
réunit la beauté et la vertu ; représenter Fanny,
la malheureuse victime des artifices d' un lord
dénaturé par l' esprit du monde et la fréquentation
des pervers ; ramener sous les yeux ce même lord
rendu à la vérité du sentiment, et déchiré par le
repentir ; prouver enfin que l' honnêteté a ses
plaisirs bien au-dessus de ceux de la corruption
et du libertinage : de semblables tableaux
pourront alors retirer ces gens efféminés de leur
indifférence léthargique, et les engager à préter
l' oreille au précepte animé de l' intérêt de la
fiction ; par ce moyen, peut-être, l' amour de l' ordre,
et la saine morale rentreront-ils dans leurs ames,
sans qu' ils s' en apperçoivent. Traitons la plupart
des hommes comme nos amis ; la remontrance tient de
la supériorité, et si le conseil n' est insinué avec
cette heureuse adresse que le sentiment inspire,
rarement sera-t' on disposé à l' entendre. Je ne
connais que l' adorable Fénélon qui ait possédé
le rare talent d' instruire sans révolter l' amour-propre :
tous ses lecteurs ont pour Mentor la tendre
vénération de Télémaque, et quand son admirable
roman est sorti de nos mains, nous nous sentons
enflammés d' amour pour la vérité et du desir
dominant de la pratiquer ; par malheur pour
l' humanité, ce sont-là de ces modèles inimitables.
D' ingénieux écrivains, suivis d' une foule de
copistes médiocres, nous ont tracé avec succès la
peinture des ridicules qui passent quelquefois
avec les modes auxquelles ils doivent la naissance :
je n' ai point prétendu marcher dans un chemin frayé :
mon intention a été de m' ouvrir une route nouvelle,
de m' élever contre le vice qui, bien différent du
ridicule, ne change point, et s' affermit par
l' habitude et le tems, et c' est le vice, et non
le ridicule qui fait les malheurs de l' homme,
qui le dégrade, qui mine et détruit les sociétés,
produit jusqu' au bouleversement et à l' extinction
totale des empires : voilà le fléau mortel qu' il
faut combattre. Les ouvrages d' agrément où l' esprit
abonde, peuvent insinuer la funeste dextérité
de se couvrir d' un masque honnête et trompeur,
colorer, si l' on peut parler ainsi, la perverse nature,
enseigner ce qu' on appelle la connaissance du monde,
connaissance aussi dangéreuse que frivole : mais comment
extirpera-t-on ces penchants affreux que l' art de la
société ne s' attache qu' à déguiser ? Qui réformera
ces ames attaquées d' affections vicieuses ? Le
sentiment, le sentiment offert dans toute sa force.
Arrachons des larmes à ces hommes corrompus, et
bientôt avec l' attendrissement, le remords entrera
dans leurs coeurs ; ils connaîtront les vertus, les
plaisirs, qui suivent la sensibilité. Quelle femme
ne préfereroit le sort de Clarisse malheureuse
à la brillante destinée de Théodora ?
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Je profite de l' occasion pour prévenir le reproche
que pourroient me faire des esprits mal
intentionnés ; nos cercles sont infectés de ces
méchants à froid qui ne demandent pas mieux que de
verser leurs poisons sur tout ce qui les environne :
ils trouveroient plaisant de m' accuser
d' anglomanie , parce que ce recueil contient des
histoires anglaises . On ne me rendroit point
justice, si l' on me rangeoit dans la classe de ces
français, qui ont la faiblesse d' emprunter de nos
voisins, jusqu' à leur spleen. Je m' honore du
pays où j' ai reçu la naissance. La raison qui
m' engage à puiser des sujets chez une
nation que la nôtre estime, n' est pas difficile à
concevoir. Soit que l' influence du climat y
contribue, soit que le genre de vie produise cette
différence, la nature en Angleterre parait être
plus énergique, plus vraie que parmi nous ; la
contagion de la société et du bel-esprit y est
moins répandue. Si un peuple sur la terre peut nous
donner une idée de la simplicité grecque, ce sont
sans contredit les anglais, j' entends ceux qui
vivent dans la contrée , ou la campagne, et non
les citoyens de Londres : car tous les habitants
des grandes villes se ressemblent : parvenus au
même dégré de corruption, ils ont à peu près le
même fonds de vices et de folies. Une jeune fille
anglaise élévée au village est une espèce de
créature céleste pour la beauté, la modestie, et si
l' on peut le dire, la virginité des moeurs. C' est-là
que se trouvent l' amour des devoirs, le respect
plein de tendresse pour les parents, la soumission
sans bornes à leurs volontés, les connaissances
utiles qui servent, dans la suite, à former l' épouse
accomplie, la mère de famille. On ne sera donc plus
surpris que l' Angleterre m' ait fourni plusieurs de
mes personnages.
que pourroient me faire des esprits mal
intentionnés ; nos cercles sont infectés de ces
méchants à froid qui ne demandent pas mieux que de
verser leurs poisons sur tout ce qui les environne :
ils trouveroient plaisant de m' accuser
d' anglomanie , parce que ce recueil contient des
histoires anglaises . On ne me rendroit point
justice, si l' on me rangeoit dans la classe de ces
français, qui ont la faiblesse d' emprunter de nos
voisins, jusqu' à leur spleen. Je m' honore du
pays où j' ai reçu la naissance. La raison qui
m' engage à puiser des sujets chez une
nation que la nôtre estime, n' est pas difficile à
concevoir. Soit que l' influence du climat y
contribue, soit que le genre de vie produise cette
différence, la nature en Angleterre parait être
plus énergique, plus vraie que parmi nous ; la
contagion de la société et du bel-esprit y est
moins répandue. Si un peuple sur la terre peut nous
donner une idée de la simplicité grecque, ce sont
sans contredit les anglais, j' entends ceux qui
vivent dans la contrée , ou la campagne, et non
les citoyens de Londres : car tous les habitants
des grandes villes se ressemblent : parvenus au
même dégré de corruption, ils ont à peu près le
même fonds de vices et de folies. Une jeune fille
anglaise élévée au village est une espèce de
créature céleste pour la beauté, la modestie, et si
l' on peut le dire, la virginité des moeurs. C' est-là
que se trouvent l' amour des devoirs, le respect
plein de tendresse pour les parents, la soumission
sans bornes à leurs volontés, les connaissances
utiles qui servent, dans la suite, à former l' épouse
accomplie, la mère de famille. On ne sera donc plus
surpris que l' Angleterre m' ait fourni plusieurs de
mes personnages.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
J' ai aspiré à intéresser par la simplicité, par le
sentiment, persuadé que le langage qui l' exprime
est de tous les tems, et de tous les goûts.
On n' appercevra dans mon style aucune de ces nuances
délicates qui ne sont saisies que par les yeux de
l' esprit : j' ai voulu parler au coeur, et non
m' attirer des éloges. Quand je n' aurois fait couler
les larmes que d' un seul de mes lecteurs, quand le
peu d' écrits qui me sont échappés n' auroient donné
lieu qu' à une seule bonne action, je ne desirerois
point d' autre récompense ; c' est, selon moi, l' unique
salaire qui puisse payer dignement l' homme de
lettres pénétré de la noblesse de son art. Considérés
dans notre véritable destination, nous sommes, en
quelque sorte, les gardiens de ce feu sacré
qu' éteint l' abus des passions, et de la société ;
c' est à nous qu' est commis le soin d' entretenir dans
le coeur humain cet attendrissement, principe et
aliment de la morale, et la plus délicieuse,
peut-être, de nos sensations. Encore une fois, si
mes faibles ouvrages avoient pu exciter un acte
d' honnêteté ou de bienfaisance, je croirois avoir
remporté le prix le plus satisfaisant : il vaudroit
bien ces distinctions usurpées qui ne font souvent
que rendre la médiocrité ou la bassesse plus
connues. Si nous ne pouvons faire du bien, goûtons
dumoins le bonheur de l' inspirer : il n' est point
d' autre éclat, d' autre gloire, d' autre félicité.
Souvenons-nous du célèbre maréchal de Luxembourg,
qui, près d' expirer, répondoit à un courtisan assez
flatteur pour lui parler encore de ses succès
militaires : " eh ! Pensez-vous qu' en ce moment je
ne préférerois point à mes victoires l' avantage
d' avoir donné un verre d' eau à un malheureux ? "
sentiment, persuadé que le langage qui l' exprime
est de tous les tems, et de tous les goûts.
On n' appercevra dans mon style aucune de ces nuances
délicates qui ne sont saisies que par les yeux de
l' esprit : j' ai voulu parler au coeur, et non
m' attirer des éloges. Quand je n' aurois fait couler
les larmes que d' un seul de mes lecteurs, quand le
peu d' écrits qui me sont échappés n' auroient donné
lieu qu' à une seule bonne action, je ne desirerois
point d' autre récompense ; c' est, selon moi, l' unique
salaire qui puisse payer dignement l' homme de
lettres pénétré de la noblesse de son art. Considérés
dans notre véritable destination, nous sommes, en
quelque sorte, les gardiens de ce feu sacré
qu' éteint l' abus des passions, et de la société ;
c' est à nous qu' est commis le soin d' entretenir dans
le coeur humain cet attendrissement, principe et
aliment de la morale, et la plus délicieuse,
peut-être, de nos sensations. Encore une fois, si
mes faibles ouvrages avoient pu exciter un acte
d' honnêteté ou de bienfaisance, je croirois avoir
remporté le prix le plus satisfaisant : il vaudroit
bien ces distinctions usurpées qui ne font souvent
que rendre la médiocrité ou la bassesse plus
connues. Si nous ne pouvons faire du bien, goûtons
dumoins le bonheur de l' inspirer : il n' est point
d' autre éclat, d' autre gloire, d' autre félicité.
Souvenons-nous du célèbre maréchal de Luxembourg,
qui, près d' expirer, répondoit à un courtisan assez
flatteur pour lui parler encore de ses succès
militaires : " eh ! Pensez-vous qu' en ce moment je
ne préférerois point à mes victoires l' avantage
d' avoir donné un verre d' eau à un malheureux ? "
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
FANNY
le lord Thaley entroit dans l' âge des passions ; il
étoit né avec une ame droite, et beaucoup de
sensibilité ; un rang élevé, de la fortune, une
société de gens corrompus, c' est-à-dire la société
du grand monde, la facilité de céder à ses penchans,
tous ces ennemis du sentiment et de la raison
étouffoient en lui la nature, qui, pour peu qu' on
l' écoute, nous ramene toujours à la vérité et à la
vertu ; il brilloit parmi ces étourdis qui vont se
crever aux courses de Newmarket ; l' Angleterre
retentissoit de ses paris exorbitans ; Handel le
regardoit comme un de ses partisans déclarés, et
personne ne chassoit le renard avec plus de grace et
d' adresse ; le modèle, en un mot, des beaux du
jour, Thaley se distinguoit par tous les agrémens
et les travers. Il possédoit une très-belle terre
dans le comté d' Essex.
Sir Thoward étoit de toutes ses parties. Ce
gentilhomme avoit la figure avantageuse, et un
esprit séduisant ; c' étoit le professeur le plus
éloquent du vice ; il sçavoit répandre des charmes
sur les différentes matieres qu' il traitoit ; le
plaisir parloit par sa bouche : il ne lui étoit donc
pas difficile d' entraîner Thaley au gré de ses
volontés. Une ame jeune et enflammée est dépendante
des sens, et elle reçoit aisément les impressions
qui la flattent.
le lord Thaley entroit dans l' âge des passions ; il
étoit né avec une ame droite, et beaucoup de
sensibilité ; un rang élevé, de la fortune, une
société de gens corrompus, c' est-à-dire la société
du grand monde, la facilité de céder à ses penchans,
tous ces ennemis du sentiment et de la raison
étouffoient en lui la nature, qui, pour peu qu' on
l' écoute, nous ramene toujours à la vérité et à la
vertu ; il brilloit parmi ces étourdis qui vont se
crever aux courses de Newmarket ; l' Angleterre
retentissoit de ses paris exorbitans ; Handel le
regardoit comme un de ses partisans déclarés, et
personne ne chassoit le renard avec plus de grace et
d' adresse ; le modèle, en un mot, des beaux du
jour, Thaley se distinguoit par tous les agrémens
et les travers. Il possédoit une très-belle terre
dans le comté d' Essex.
Sir Thoward étoit de toutes ses parties. Ce
gentilhomme avoit la figure avantageuse, et un
esprit séduisant ; c' étoit le professeur le plus
éloquent du vice ; il sçavoit répandre des charmes
sur les différentes matieres qu' il traitoit ; le
plaisir parloit par sa bouche : il ne lui étoit donc
pas difficile d' entraîner Thaley au gré de ses
volontés. Une ame jeune et enflammée est dépendante
des sens, et elle reçoit aisément les impressions
qui la flattent.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Thaley, après un dîner agréable avec ses amis, la
tête échauffée d' images voluptueuses, se promenoit
seul dans une des allées de son parc ; elle le
conduisit insensiblement à la maison de son fermier,
que l' on appelloit James. Il entre : toute la
famille s' empresse à marquer sa joie
d' être honorée d' une telle visite ;
le bon fermier présente ses enfans au lord, en lui
disant : Mylord, ils doivent tout à vos bienfaits ;
je les éleve pour vous consacrer leurs services ; ils
ne pourront acquitter la reconnaissance et le
respect de leur pere. Ce vieillard accompagnoit ses
expressions de ce ton de sentiment qui anime la
véritable éloquence ; destiné dès le berceau à
l' emploi de ministre, il avoit fait d' excellentes
études à Oxford ; des disgraces inattendues
l' avoient forcé d' embrasser un autre état : mais son
caractere eut anobli les conditions les plus
obscures.
Thaley jette les yeux sur les enfans de l' honnête
fermier ; il est frappé à la vue de la plus jeune
de ses filles. Elle touchoit à sa seiziéme année ;
l' Irlande, si vantée pour ses beautés, n' en a point
à nous opposer d' aussi ravissante. Fanny étoit un
ange descendu sur la terre ; la dignité même de
l' ame éclatoit sur son front ingénu, et la pudeur
coloroit ses joues de rose ; toutes les graces se
réunissoient autour de sa bouche vermeille ;
elle avoit la peau d' une blancheur éblouissante, les
cheveux du plus beau châtain ; le charme de ses yeux
ne sçauroit se représenter ; il suffit de dire qu' on
ne pouvoit voir Fanny, sans éprouver à la fois deux
sentimens rapides, celui de l' admiration et celui de
l' amour : ce dernier fit de prompts ravages dans les
sens du lord.
tête échauffée d' images voluptueuses, se promenoit
seul dans une des allées de son parc ; elle le
conduisit insensiblement à la maison de son fermier,
que l' on appelloit James. Il entre : toute la
famille s' empresse à marquer sa joie
d' être honorée d' une telle visite ;
le bon fermier présente ses enfans au lord, en lui
disant : Mylord, ils doivent tout à vos bienfaits ;
je les éleve pour vous consacrer leurs services ; ils
ne pourront acquitter la reconnaissance et le
respect de leur pere. Ce vieillard accompagnoit ses
expressions de ce ton de sentiment qui anime la
véritable éloquence ; destiné dès le berceau à
l' emploi de ministre, il avoit fait d' excellentes
études à Oxford ; des disgraces inattendues
l' avoient forcé d' embrasser un autre état : mais son
caractere eut anobli les conditions les plus
obscures.
Thaley jette les yeux sur les enfans de l' honnête
fermier ; il est frappé à la vue de la plus jeune
de ses filles. Elle touchoit à sa seiziéme année ;
l' Irlande, si vantée pour ses beautés, n' en a point
à nous opposer d' aussi ravissante. Fanny étoit un
ange descendu sur la terre ; la dignité même de
l' ame éclatoit sur son front ingénu, et la pudeur
coloroit ses joues de rose ; toutes les graces se
réunissoient autour de sa bouche vermeille ;
elle avoit la peau d' une blancheur éblouissante, les
cheveux du plus beau châtain ; le charme de ses yeux
ne sçauroit se représenter ; il suffit de dire qu' on
ne pouvoit voir Fanny, sans éprouver à la fois deux
sentimens rapides, celui de l' admiration et celui de
l' amour : ce dernier fit de prompts ravages dans les
sens du lord.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Fanny parla : chaque mot se lance en traits de
flamme dans le coeur de Thaley, et acheve de le
subjuguer ; il veut donner des ordres à James : il
n' est plus le seigneur, le maître de Fanny, de la
fille de son fermier ; il laisse échapper quelques
expressions mal articulées ; Fanny l' avoit troublé.
Le lord s' en retourne, transporté d' amour : -ah !
Thoward, c' en est fait, je ne suis plus à moi ; j' ai
vu la beauté, la vertu, les graces mêmes ; j' ai vu
l' éternelle maitresse de mon coeur : oui, divine
Fanny, triomphez de toute ma fierté... mon ami, je
voudrois passer ma vie à l' adorer, à lui parler de
ma tendresse ; il n' en peut être de plus pure, de
plus vive. Eh ! Quelle est donc cette infante
si admirable, lui dit sir Thoward avec un
souris railleur ? -c' est Fanny, la fille
de mon fermier, faite pour être la reine, la
souveraine du monde entier. -la fille d' un paysan !
Mon cher lord, tu extravagues ! Voilà bien le
langage des amans ! -sir Thoward, tréve de
badinage. Vous ne pouvez juger de ma passion : vous
n' avez point vu Fanny. L' angélique créature ! C' est
une taille, un air, un son de voix ! ... oh ! Mon
ami, ce trait restera toujours dans mon coeur !
Comment posséder Fanny ? Et j' en mourrai, si je
ne la possede pas. -qu' est-ce que tu dis ? Quoi !
Tu mourras, si tu ne possédes pas la fille de ton
fermier, de ton domestique ! Eh ! Mon pauvre
Thaley, tu perds entiérement la tête ; tu
déraisonnes. Qui t' empêche de te satisfaire ? Parle,
ordonne, fais-la venir, et... contente-toi : elle
est trop heureuse de te plaire. -c' est toi,
Thoward, qui n' y penses pas ; tu veux que j' aille
couvrir d' opprobre cette famille, qui s' étend sous
ma protection, que j' abuse de mon autorité,
que le fort écrase le faible ! Fanny est
trop belle, pour n' être pas honnête. -ma foi ! Mon
ami, l' amour fait d' étranges métamorphoses ! Te
voilà monté sur un ton de dignité que je ne
passerois pas à un irlandais qui voudroit attirer
dans ses filets quelque riche veuve. Comment ! Mais...
mais tu es plaisant ! Ne vas-tu pas imaginer que ta
Fanny est un trésor qu' on ne sçauroit acquérir ?
De l' argent, mon cher Thaley, de l' argent ! James
t' aura de grandes obligations, et la petite Fanny...
entre nous, là, crois-tu qu' elle en soit bien
fâchée ? ... avec ces sortes de gens... -Thoward,
Thoward, l' esprit t' a gâté ; ce sont ces sortes de
gens, qui ont de la vertu, et James voudroit-il
m' abandonner sa fille, son honneur, pour de
l' argent ? Non, Thoward, non, je n' irai pas
déchirer ce coeur paternel ; je ne puis m' y résoudre.
Et comment oserois-je proposer ? ... Fanny... mon
ami, il faut l' oublier ; je l' aime déjà assez pour
la respecter. Thoward l' interrompit par des éclats
de rire : -du respect aussi ?
flamme dans le coeur de Thaley, et acheve de le
subjuguer ; il veut donner des ordres à James : il
n' est plus le seigneur, le maître de Fanny, de la
fille de son fermier ; il laisse échapper quelques
expressions mal articulées ; Fanny l' avoit troublé.
Le lord s' en retourne, transporté d' amour : -ah !
Thoward, c' en est fait, je ne suis plus à moi ; j' ai
vu la beauté, la vertu, les graces mêmes ; j' ai vu
l' éternelle maitresse de mon coeur : oui, divine
Fanny, triomphez de toute ma fierté... mon ami, je
voudrois passer ma vie à l' adorer, à lui parler de
ma tendresse ; il n' en peut être de plus pure, de
plus vive. Eh ! Quelle est donc cette infante
si admirable, lui dit sir Thoward avec un
souris railleur ? -c' est Fanny, la fille
de mon fermier, faite pour être la reine, la
souveraine du monde entier. -la fille d' un paysan !
Mon cher lord, tu extravagues ! Voilà bien le
langage des amans ! -sir Thoward, tréve de
badinage. Vous ne pouvez juger de ma passion : vous
n' avez point vu Fanny. L' angélique créature ! C' est
une taille, un air, un son de voix ! ... oh ! Mon
ami, ce trait restera toujours dans mon coeur !
Comment posséder Fanny ? Et j' en mourrai, si je
ne la possede pas. -qu' est-ce que tu dis ? Quoi !
Tu mourras, si tu ne possédes pas la fille de ton
fermier, de ton domestique ! Eh ! Mon pauvre
Thaley, tu perds entiérement la tête ; tu
déraisonnes. Qui t' empêche de te satisfaire ? Parle,
ordonne, fais-la venir, et... contente-toi : elle
est trop heureuse de te plaire. -c' est toi,
Thoward, qui n' y penses pas ; tu veux que j' aille
couvrir d' opprobre cette famille, qui s' étend sous
ma protection, que j' abuse de mon autorité,
que le fort écrase le faible ! Fanny est
trop belle, pour n' être pas honnête. -ma foi ! Mon
ami, l' amour fait d' étranges métamorphoses ! Te
voilà monté sur un ton de dignité que je ne
passerois pas à un irlandais qui voudroit attirer
dans ses filets quelque riche veuve. Comment ! Mais...
mais tu es plaisant ! Ne vas-tu pas imaginer que ta
Fanny est un trésor qu' on ne sçauroit acquérir ?
De l' argent, mon cher Thaley, de l' argent ! James
t' aura de grandes obligations, et la petite Fanny...
entre nous, là, crois-tu qu' elle en soit bien
fâchée ? ... avec ces sortes de gens... -Thoward,
Thoward, l' esprit t' a gâté ; ce sont ces sortes de
gens, qui ont de la vertu, et James voudroit-il
m' abandonner sa fille, son honneur, pour de
l' argent ? Non, Thoward, non, je n' irai pas
déchirer ce coeur paternel ; je ne puis m' y résoudre.
Et comment oserois-je proposer ? ... Fanny... mon
ami, il faut l' oublier ; je l' aime déjà assez pour
la respecter. Thoward l' interrompit par des éclats
de rire : -du respect aussi ?
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Extravagant ! Il ne te manquoit plus que cette
sottise. Oh ! Voilà une passion bien établie !
Allons, mon cher, prends courage. Depuis quand
l' espérance n' est-elle plus à la suite de l' amour ?
James avoit donné une éducation cultivée à sa
fille ; on la citoit dans tout le district du comté
d' Essex, comme un exemple de graces et de sagesse ;
un de ses parens, ministre d' un village voisin de la
ferme, avoit pris plaisir à l' instruire et à la
former ; elle lui devoit des connaissances au-dessus
de son âge. Les leçons du ministre n' avoient pas
empêché Fanny d' avoir un coeur, et elle le sentit
à la vue du jeune lord. Il étoit revenu plusieurs
fois chez le fermier, et chaque fois il trouvoit de
nouveaux charmes à Fanny ; il devenoit rêveur ;
tout l' art de la plaisanterie de Thoward ne pouvoit
le tirer de cet état ; cette mélancolie, qui naît de
la tendresse, est peut-être la premiere des voluptés :
c' est le caractere du véritable amour. Le sentiment
fuit la dissipation et la joie ; il tire ses forces
de la solitude, et rien n' approche de la douceur
de ses larmes.
Un jour Fanny présente un bouquet à Thaley.
Monseigneur, lui dit-elle en rougissant, je voudrois
bien que ces fleurs fussent plus belles ; je les ai
choisies exprès pour votre grace . -des fleurs
de votre main, divine Fanny ! Elles seront contre
mon coeur.
sottise. Oh ! Voilà une passion bien établie !
Allons, mon cher, prends courage. Depuis quand
l' espérance n' est-elle plus à la suite de l' amour ?
James avoit donné une éducation cultivée à sa
fille ; on la citoit dans tout le district du comté
d' Essex, comme un exemple de graces et de sagesse ;
un de ses parens, ministre d' un village voisin de la
ferme, avoit pris plaisir à l' instruire et à la
former ; elle lui devoit des connaissances au-dessus
de son âge. Les leçons du ministre n' avoient pas
empêché Fanny d' avoir un coeur, et elle le sentit
à la vue du jeune lord. Il étoit revenu plusieurs
fois chez le fermier, et chaque fois il trouvoit de
nouveaux charmes à Fanny ; il devenoit rêveur ;
tout l' art de la plaisanterie de Thoward ne pouvoit
le tirer de cet état ; cette mélancolie, qui naît de
la tendresse, est peut-être la premiere des voluptés :
c' est le caractere du véritable amour. Le sentiment
fuit la dissipation et la joie ; il tire ses forces
de la solitude, et rien n' approche de la douceur
de ses larmes.
Un jour Fanny présente un bouquet à Thaley.
Monseigneur, lui dit-elle en rougissant, je voudrois
bien que ces fleurs fussent plus belles ; je les ai
choisies exprès pour votre grace . -des fleurs
de votre main, divine Fanny ! Elles seront contre
mon coeur.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Cette réponse pénétra l' ame de Fanny ; son beau
teint se colora d' une nouvelle rougeur. De retour
chez lui, Thaley couvre ces fleurs de mille baisers ;
il leur parle, comme s' il eût parlé à Fanny même.
Tu ne sens pas, disoit-il à Thoward, tout le charme
attaché à ce bouquet ! C' est l' amour que je respire.
Tiens, admire quelles brillantes couleurs ! Quelles
odeurs délicieuses ! C' est ma chere Fanny qui l' a
cueilli ; j' y reconnois encore la trace de ses
doigts ; cette rose a conservé le parfum de son
haleine : oh ! Si sa bouche en avoit approché !
Sir Thoward, à ces transports, opposoit l' amertume
de la froide raillerie : -il faut, mon cher
Thaley, que tu ayes lu ces misérables romans
français ; te voilà perdu pour Londres ! Sçais-tu
bien qu' on te montrera au doigt, quand tu
reviendras ? Je croyois avoir fait de toi un second
Lovelace, et tu joues le berger langoureux !
Thoward accompagne Thaley chez le fermier ; il
voit Fanny : il est déconcerté, tant la beauté
naïve a d' empire sur nos sens ! Il a besoin de
rappeller toute son audace et la corruption de son
coeur, pour se parer lui-même du trait qui avoit
frappé le lord. Il veut employer le ton de la ville,
ce ton de familiarité insolente, auprès de la
respectable villageoise ; elle parle : il est
confondu ; il en a de l' humeur en secret. Thoward
s' enhardit ; il reprend son ton plaisant ; il a
enfin un entretien particulier avec James. Ce digne
vieillard revient, en levant les yeux au ciel,
égaré, pâle, défait, la mort sur le visage : -mes
enfans, sortez, sortez... ah ! Monseigneur, (en se jettant, les
mains jointes, aux pieds de Thaley, et suffoqué
par les sanglots,) que vous ai-je fait pour que
vous juriez ma perte et mon deshonneur ? Ma femme,
voilà monsieur, (montrant Thoward,) qui vient
m' offrir de l' argent, t' y serois-tu attendue, afin
que je livre notre fille Fanny à Mylord. Quelle
proposition ! Nous croire capables d' une pareille
bassesse ! Prostituer cette chere enfant que nous
avons élevée, qui n' a vu parmi nous que des exemples
de vertu et d' innocence ! ... Mylord, ôtez-nous la
vie : mais laissez-nous l' honneur ; c' est le seul
bien que nous possédions sur la terre ; nous
n' envions point les richesses. Eh quoi ! Ne
sommes-nous plus vos dignes serviteurs ? ... vous
vous troublez, Mylord ! Ah ! Vous n' avez jamais eu
cet abominable dessein : c' est vous, monsieur, qui
donnez à Mylord de semblables conseils. Que diroit,
hélas ! Monseigneur son pere ? Il nous traitoit
comme ses enfans. Non, mon cher James, interrompt
Thaley, je n' ai jamais eu cette affreuse
idée ; c' est une plaisanterie déplacée de
mon ami ; rassurez-vous. Oh ! Je m' en
doutois bien, poursuivit le bon vieillard, que vous
ne pouviez à ce point dégrader votre protection, et
oublier vos bontés pour des créatures reconnaissantes,
qui vous bénissent tous les jours de leur vie... au
reste, monsieur, (s' adressant à sir Thoward,) voilà
d' horribles plaisanteries ! Nous pouvons être
pauvres : mais nous connaissons l' honneur aussi bien
que vous. Si un de nos pareils, ajoute-t-il en
sanglotant, m' avoit osé faire ces infames propositions,
j' en serois venu à des extrémités,... que le respect
m' interdit. -je vous le répete, mon cher James,
mon ami n' a point prétendu vous insulter : c' est un
badinage dont je vous demande pardon pour lui ; et
il sort.
teint se colora d' une nouvelle rougeur. De retour
chez lui, Thaley couvre ces fleurs de mille baisers ;
il leur parle, comme s' il eût parlé à Fanny même.
Tu ne sens pas, disoit-il à Thoward, tout le charme
attaché à ce bouquet ! C' est l' amour que je respire.
Tiens, admire quelles brillantes couleurs ! Quelles
odeurs délicieuses ! C' est ma chere Fanny qui l' a
cueilli ; j' y reconnois encore la trace de ses
doigts ; cette rose a conservé le parfum de son
haleine : oh ! Si sa bouche en avoit approché !
Sir Thoward, à ces transports, opposoit l' amertume
de la froide raillerie : -il faut, mon cher
Thaley, que tu ayes lu ces misérables romans
français ; te voilà perdu pour Londres ! Sçais-tu
bien qu' on te montrera au doigt, quand tu
reviendras ? Je croyois avoir fait de toi un second
Lovelace, et tu joues le berger langoureux !
Thoward accompagne Thaley chez le fermier ; il
voit Fanny : il est déconcerté, tant la beauté
naïve a d' empire sur nos sens ! Il a besoin de
rappeller toute son audace et la corruption de son
coeur, pour se parer lui-même du trait qui avoit
frappé le lord. Il veut employer le ton de la ville,
ce ton de familiarité insolente, auprès de la
respectable villageoise ; elle parle : il est
confondu ; il en a de l' humeur en secret. Thoward
s' enhardit ; il reprend son ton plaisant ; il a
enfin un entretien particulier avec James. Ce digne
vieillard revient, en levant les yeux au ciel,
égaré, pâle, défait, la mort sur le visage : -mes
enfans, sortez, sortez... ah ! Monseigneur, (en se jettant, les
mains jointes, aux pieds de Thaley, et suffoqué
par les sanglots,) que vous ai-je fait pour que
vous juriez ma perte et mon deshonneur ? Ma femme,
voilà monsieur, (montrant Thoward,) qui vient
m' offrir de l' argent, t' y serois-tu attendue, afin
que je livre notre fille Fanny à Mylord. Quelle
proposition ! Nous croire capables d' une pareille
bassesse ! Prostituer cette chere enfant que nous
avons élevée, qui n' a vu parmi nous que des exemples
de vertu et d' innocence ! ... Mylord, ôtez-nous la
vie : mais laissez-nous l' honneur ; c' est le seul
bien que nous possédions sur la terre ; nous
n' envions point les richesses. Eh quoi ! Ne
sommes-nous plus vos dignes serviteurs ? ... vous
vous troublez, Mylord ! Ah ! Vous n' avez jamais eu
cet abominable dessein : c' est vous, monsieur, qui
donnez à Mylord de semblables conseils. Que diroit,
hélas ! Monseigneur son pere ? Il nous traitoit
comme ses enfans. Non, mon cher James, interrompt
Thaley, je n' ai jamais eu cette affreuse
idée ; c' est une plaisanterie déplacée de
mon ami ; rassurez-vous. Oh ! Je m' en
doutois bien, poursuivit le bon vieillard, que vous
ne pouviez à ce point dégrader votre protection, et
oublier vos bontés pour des créatures reconnaissantes,
qui vous bénissent tous les jours de leur vie... au
reste, monsieur, (s' adressant à sir Thoward,) voilà
d' horribles plaisanteries ! Nous pouvons être
pauvres : mais nous connaissons l' honneur aussi bien
que vous. Si un de nos pareils, ajoute-t-il en
sanglotant, m' avoit osé faire ces infames propositions,
j' en serois venu à des extrémités,... que le respect
m' interdit. -je vous le répete, mon cher James,
mon ami n' a point prétendu vous insulter : c' est un
badinage dont je vous demande pardon pour lui ; et
il sort.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Tu lui demandes pardon pour moi, dit Thoward ! -
sans contredit ; on doit des excuses au dernier des
hommes, quand on l' a offensé ; alors il est notre
supérieur et notre maître... ah, cruel ! Tu fais tous
mes malheurs : tu as manqué au pere de Fanny.
J' ai dépeint Thaley comme le coryphée de ces petits
seigneurs qui cachent tous les défauts sous un vernis
d' agrément ; je ne me déments pas : mais l' amour
opere des prodiges : il avoit fait du lord frivole
et audacieux, un amant respectueux et timide ; son
ame, en recevant les impressions d' une tendresse
pure, s' ouvroit à l' honnêteté. Ce discours du pauvre
James, l' avoit désolé ; il falloit que sir Thoward
eût avec lui une liaison aussi intime, pour qu' une
rupture déclarée n' eût pas suivi, dans l' instant, la
démarche de ce méprisable ami, bien digne de remplir
le rôle d' homme du monde.
Thaley étoit désespéré : il adoroit Fanny ; il
n' osoit la revoir ; il craignoit les regards de
James et ceux de sa fille. Ses amis l' arrachent à
sa terre, l' entraînent à Londres, et le replongent
dans toutes ces folies et ces égaremens que la ville
appelle des plaisirs.
James, depuis ce moment, avoit perdu cette
gaiété, le partage heureux des habitans de la
campagne ; peu rassuré par les promesses du lord,
il regardoit, en soupirant, sa fille qui croissoit
en agrémens, et quelquefois les pleurs venoient sur
les bords de sa paupiere.
Mon pere, lui dit un jour Fanny, oserois-je vous
demander le sujet de votre tristesse ? Depuis
quelque temps, vos regards s' attachent sur moi ; vous
soupirez ; il vous échappe des larmes : vous
aurois-je, mon tendre pere, causé quelque chagrin ?
N' aimeriez-vous plus votre fille Fanny ? -ma fille,
écoutez-moi, et répondez avec franchise. -mon pere,
je vous ai toujours dit la vérité. -ma fille, que
pensez-vous de monseigneur ? Comment le trouvez-vous ?
Parlez vrai. -fort aimable, (et elle disoit cela en
rougissant, et les yeux baissés) mon pere, ne le
trouvez-vous pas de même ? -Fanny, apprenez à
connaître les hommes : eh bien ! Ce lord qui vous
paraît si aimable, il vouloit me faire mourir de
douleur, moi, et votre pauvre mere, me priver de ce
que j' aime le plus, de ma chere Fanny. -comment ? Que
dites-vous ? -il vouloit, mon enfant, (en la serrant
contre son sein, et l' arrosant de ses pleurs) me
deshonorer... te prendre pour le jouet de son
libertinage... pour sa maitresse... (et là, il tombe
dans les bras de sa fille.) ah, s' écrie Fanny, quels
monstres que les hommes ! Qui auroit cru cela de
monseigneur ? -prends garde, ma fille, aux piéges
qu' on peut te dresser : ne reçois point de lettres ;
ne reste point seule aux champs ; sois, s' il se peut,
toujours dans le sein de ton pere et de ta mere ;
songe que le premier des biens est l' innocence ;
embrasse-moi, ma fille, et sois notre honneur et notre
consolation. Fanny répandoit des larmes. -non, mon
pere, non, vous n' aurez jamais à rougir de moi... je
n' aurois pas attendu ce trait de monseigneur ! Il est
bien barbare de venir ainsi troubler notre
tranquillité ! ... qu' il ne vienne jamais ici ! ...
oh ! Qu' il n' y vienne jamais... -nous lui devons la
reconnaissance et le respect, ma fille ; et c' est
à vous de garder un profond silence ; profitez
seulement de mes conseils.
sans contredit ; on doit des excuses au dernier des
hommes, quand on l' a offensé ; alors il est notre
supérieur et notre maître... ah, cruel ! Tu fais tous
mes malheurs : tu as manqué au pere de Fanny.
J' ai dépeint Thaley comme le coryphée de ces petits
seigneurs qui cachent tous les défauts sous un vernis
d' agrément ; je ne me déments pas : mais l' amour
opere des prodiges : il avoit fait du lord frivole
et audacieux, un amant respectueux et timide ; son
ame, en recevant les impressions d' une tendresse
pure, s' ouvroit à l' honnêteté. Ce discours du pauvre
James, l' avoit désolé ; il falloit que sir Thoward
eût avec lui une liaison aussi intime, pour qu' une
rupture déclarée n' eût pas suivi, dans l' instant, la
démarche de ce méprisable ami, bien digne de remplir
le rôle d' homme du monde.
Thaley étoit désespéré : il adoroit Fanny ; il
n' osoit la revoir ; il craignoit les regards de
James et ceux de sa fille. Ses amis l' arrachent à
sa terre, l' entraînent à Londres, et le replongent
dans toutes ces folies et ces égaremens que la ville
appelle des plaisirs.
James, depuis ce moment, avoit perdu cette
gaiété, le partage heureux des habitans de la
campagne ; peu rassuré par les promesses du lord,
il regardoit, en soupirant, sa fille qui croissoit
en agrémens, et quelquefois les pleurs venoient sur
les bords de sa paupiere.
Mon pere, lui dit un jour Fanny, oserois-je vous
demander le sujet de votre tristesse ? Depuis
quelque temps, vos regards s' attachent sur moi ; vous
soupirez ; il vous échappe des larmes : vous
aurois-je, mon tendre pere, causé quelque chagrin ?
N' aimeriez-vous plus votre fille Fanny ? -ma fille,
écoutez-moi, et répondez avec franchise. -mon pere,
je vous ai toujours dit la vérité. -ma fille, que
pensez-vous de monseigneur ? Comment le trouvez-vous ?
Parlez vrai. -fort aimable, (et elle disoit cela en
rougissant, et les yeux baissés) mon pere, ne le
trouvez-vous pas de même ? -Fanny, apprenez à
connaître les hommes : eh bien ! Ce lord qui vous
paraît si aimable, il vouloit me faire mourir de
douleur, moi, et votre pauvre mere, me priver de ce
que j' aime le plus, de ma chere Fanny. -comment ? Que
dites-vous ? -il vouloit, mon enfant, (en la serrant
contre son sein, et l' arrosant de ses pleurs) me
deshonorer... te prendre pour le jouet de son
libertinage... pour sa maitresse... (et là, il tombe
dans les bras de sa fille.) ah, s' écrie Fanny, quels
monstres que les hommes ! Qui auroit cru cela de
monseigneur ? -prends garde, ma fille, aux piéges
qu' on peut te dresser : ne reçois point de lettres ;
ne reste point seule aux champs ; sois, s' il se peut,
toujours dans le sein de ton pere et de ta mere ;
songe que le premier des biens est l' innocence ;
embrasse-moi, ma fille, et sois notre honneur et notre
consolation. Fanny répandoit des larmes. -non, mon
pere, non, vous n' aurez jamais à rougir de moi... je
n' aurois pas attendu ce trait de monseigneur ! Il est
bien barbare de venir ainsi troubler notre
tranquillité ! ... qu' il ne vienne jamais ici ! ...
oh ! Qu' il n' y vienne jamais... -nous lui devons la
reconnaissance et le respect, ma fille ; et c' est
à vous de garder un profond silence ; profitez
seulement de mes conseils.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Fanny seule se répéta mille fois dans le fond de
son coeur : peut-on être si aimable avec des
sentimens si indignes d' un honnête homme ? La
détestable ville que Londres ! C' est elle qui aura
gâté l' esprit de monseigneur ; s' il fût toujours
resté ici, assûrément il n' auroit pas cherché à
s' avilir par une telle trahison.
Thaley s' étoit en vain rendu au tourbillon de ses
amusemens passés : il avoit porté à Londres le trait
qui le déchiroit ; le souvenir de Fanny triomphoit
de tous ses plaisirs et en détruisoit l' illusion ; il
la revoyoit par-tout.
Il n' attend pas la belle saison pour voler à sa
terre, accompagné de ses amis, qui réunissoient tous
leurs efforts pour le guérir d' une passion,
disoient-ils, si dégradante et si méprisable. Un pair
de la Grande-Bretagne soupirer et se prendre d' un
amour de roman pour une petite fille des champs !
Ne voilà-t-il pas un rôle bien distingué ?
Telles étoient les représentations dont on l' accabloit.
Thaley, le verre à la main, et enivré des plus
excellens vins de France, promettoit quelquefois
d' oublier Fanny ; il se levoit le lendemain plus
épris que jamais.
On doit bien s' attendre que Mylord, arrivé à sa
terre, courut plutôt à la ferme qu' au château. Il
aimoit ; il étoit timide, et il en étoit plus
aimable ; il ne pouvoit vaincre une espece d' embarras
qu' il ressentoit toujours à la vue de James. Pour
Fanny, elle eut bien voulu haïr Thaley : mais il
avoit rapporté de nouveaux agrémens. Elle se retiroit,
lorsqu' il entroit chez son pere ; cependant elle le
regardoit, baissoit vîte les yeux, et ce regard la
laissoit dans un trouble qu' elle avoit de la peine
à cacher. Thaley, de son côté, imaginoit mille
prétextes pour la voir ; sa présence étoit nécessaire
à son bonheur.
Il rencontre, un jour, Fanny à quelques pas de la
ferme : elle lui paroît plus belle, plus séduisante
qu' il ne l' avoit encore vue ; un joli chapeau
sur la tête, des fleurs de prés qui
tomboient négligemment à son côté, les cheveux dans
un désordre préférable à toute l' élégance de l' art,
le sein agité, quelques larmes qui s' échappoient de
ses beaux yeux sur ses joues de roses : c' est sous
cet aspect enchanteur qu' elle s' offrit aux regards
de Thaley ; elle étoit assise au pied d' un arbre,
et l' on découvroit aisément qu' un chagrin profond
occupoit ce jeune coeur. Le lord s' élance à ses
genoux : -vous pleurez, Fanny ! Aussi-tôt elle se
leve en s' écriant : monseigneur ! Il veut lui prendre
la main : elle la retire avec précipitation, s' efforce
de s' éloigner, et de regagner la ferme. -non, belle
Fanny, vous ne me quitterez pas. Eh ! Que vous
ai-je fait, ma chere Fanny ? Quel crime ai-je
commis ? -ah ! Monseigneur, laissez-moi, laissez,
que je coure à mon pere ; il m' a défendu de vous
parler, de vous voir ; monseigneur, cela est bien
affreux, ajoûte-t-elle, en laissant échapper ses
larmes avec plus d' abondance, d' avoir voulu abuser
de notre pauvreté ! ...
son coeur : peut-on être si aimable avec des
sentimens si indignes d' un honnête homme ? La
détestable ville que Londres ! C' est elle qui aura
gâté l' esprit de monseigneur ; s' il fût toujours
resté ici, assûrément il n' auroit pas cherché à
s' avilir par une telle trahison.
Thaley s' étoit en vain rendu au tourbillon de ses
amusemens passés : il avoit porté à Londres le trait
qui le déchiroit ; le souvenir de Fanny triomphoit
de tous ses plaisirs et en détruisoit l' illusion ; il
la revoyoit par-tout.
Il n' attend pas la belle saison pour voler à sa
terre, accompagné de ses amis, qui réunissoient tous
leurs efforts pour le guérir d' une passion,
disoient-ils, si dégradante et si méprisable. Un pair
de la Grande-Bretagne soupirer et se prendre d' un
amour de roman pour une petite fille des champs !
Ne voilà-t-il pas un rôle bien distingué ?
Telles étoient les représentations dont on l' accabloit.
Thaley, le verre à la main, et enivré des plus
excellens vins de France, promettoit quelquefois
d' oublier Fanny ; il se levoit le lendemain plus
épris que jamais.
On doit bien s' attendre que Mylord, arrivé à sa
terre, courut plutôt à la ferme qu' au château. Il
aimoit ; il étoit timide, et il en étoit plus
aimable ; il ne pouvoit vaincre une espece d' embarras
qu' il ressentoit toujours à la vue de James. Pour
Fanny, elle eut bien voulu haïr Thaley : mais il
avoit rapporté de nouveaux agrémens. Elle se retiroit,
lorsqu' il entroit chez son pere ; cependant elle le
regardoit, baissoit vîte les yeux, et ce regard la
laissoit dans un trouble qu' elle avoit de la peine
à cacher. Thaley, de son côté, imaginoit mille
prétextes pour la voir ; sa présence étoit nécessaire
à son bonheur.
Il rencontre, un jour, Fanny à quelques pas de la
ferme : elle lui paroît plus belle, plus séduisante
qu' il ne l' avoit encore vue ; un joli chapeau
sur la tête, des fleurs de prés qui
tomboient négligemment à son côté, les cheveux dans
un désordre préférable à toute l' élégance de l' art,
le sein agité, quelques larmes qui s' échappoient de
ses beaux yeux sur ses joues de roses : c' est sous
cet aspect enchanteur qu' elle s' offrit aux regards
de Thaley ; elle étoit assise au pied d' un arbre,
et l' on découvroit aisément qu' un chagrin profond
occupoit ce jeune coeur. Le lord s' élance à ses
genoux : -vous pleurez, Fanny ! Aussi-tôt elle se
leve en s' écriant : monseigneur ! Il veut lui prendre
la main : elle la retire avec précipitation, s' efforce
de s' éloigner, et de regagner la ferme. -non, belle
Fanny, vous ne me quitterez pas. Eh ! Que vous
ai-je fait, ma chere Fanny ? Quel crime ai-je
commis ? -ah ! Monseigneur, laissez-moi, laissez,
que je coure à mon pere ; il m' a défendu de vous
parler, de vous voir ; monseigneur, cela est bien
affreux, ajoûte-t-elle, en laissant échapper ses
larmes avec plus d' abondance, d' avoir voulu abuser
de notre pauvreté ! ...
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
vous avez chagriné mon pere, tous mes parens ! Je
n' ai point mérité cet affront de votre grace.
En prononçant ces dernieres paroles, elle s' avançoit
vers la maison, et elle pleuroit, laissant tomber sa
main, dont le lord s' étoit saisi une seconde fois.
-ah ! Divine Fanny, ne m' accusez pas : c' est mon
ami qui est le seul coupable ; non, jamais, jamais
je n' ai eu cette détestable pensée ; soyez-en bien
assurée. Moi ! Ne vous point respecter, quand je
vous aime à la fureur ! Et qui sur la terre mérite
des hommages plus que vous ? Belle Fanny, soyez
la maitresse, la souveraine de Thaley ; dictez-lui
des loix, et sa gloire sera de vous obéir.
Il apperçoit James qui marchoit vers eux avec un air
de mauvaise humeur, et comme pour gronder sa fille.
Mon cher James, poursuit le lord, je le redirai
devant vous, à la face du ciel, j' adore votre
charmante fille ; c' est la vertu même sous les traits
des graces, et je m' applaudis de mettre à ses pieds
mes richesses, mon rang, mon coeur.
Fanny rougissoit, levoit ses beaux yeux mouillés
de larmes, regardoit Thaley, le trouvoit moins
criminel que son pere ne l' avoit dépeint, et
rebaissoit les yeux.
Oui, continue-t-il, je vous le déclare, James,
Fanny m' apprend que le sentiment doit triompher de
tous les préjugés.
Il entre dans la maison, et devant la femme et les
autres enfans, il ajoûte : Fanny sera ma digne
épouse ; qu' elle partage mon nom, mes honneurs, mes
biens ; elle aura toute mon ame. Reçois mes sermens,
mon adorable Fanny, tu vois ton amant et ton mari
à tes genoux.
n' ai point mérité cet affront de votre grace.
En prononçant ces dernieres paroles, elle s' avançoit
vers la maison, et elle pleuroit, laissant tomber sa
main, dont le lord s' étoit saisi une seconde fois.
-ah ! Divine Fanny, ne m' accusez pas : c' est mon
ami qui est le seul coupable ; non, jamais, jamais
je n' ai eu cette détestable pensée ; soyez-en bien
assurée. Moi ! Ne vous point respecter, quand je
vous aime à la fureur ! Et qui sur la terre mérite
des hommages plus que vous ? Belle Fanny, soyez
la maitresse, la souveraine de Thaley ; dictez-lui
des loix, et sa gloire sera de vous obéir.
Il apperçoit James qui marchoit vers eux avec un air
de mauvaise humeur, et comme pour gronder sa fille.
Mon cher James, poursuit le lord, je le redirai
devant vous, à la face du ciel, j' adore votre
charmante fille ; c' est la vertu même sous les traits
des graces, et je m' applaudis de mettre à ses pieds
mes richesses, mon rang, mon coeur.
Fanny rougissoit, levoit ses beaux yeux mouillés
de larmes, regardoit Thaley, le trouvoit moins
criminel que son pere ne l' avoit dépeint, et
rebaissoit les yeux.
Oui, continue-t-il, je vous le déclare, James,
Fanny m' apprend que le sentiment doit triompher de
tous les préjugés.
Il entre dans la maison, et devant la femme et les
autres enfans, il ajoûte : Fanny sera ma digne
épouse ; qu' elle partage mon nom, mes honneurs, mes
biens ; elle aura toute mon ame. Reçois mes sermens,
mon adorable Fanny, tu vois ton amant et ton mari
à tes genoux.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Quelle agitation, quels transports dans le coeur de
Fanny ! Que faites-vous, monseigneur, dit James,
en relevant Thaley ? C' est nous qui devons nous
prosterner devant vous ; je sens tout le prix de vos
bontés : mais, quoique peu instruits et gens
grossiers, nous sçavons nous rendre justice ; ma
fille n' est point née pour porter le nom de lady
Thaley ; ce titre appartient à des demoiselles de
votre rang ; Fanny, monseigneur, est votre
humble servante ; elle n' a qu' un seul
maître au-dessus de vous, l' honneur. Non, monseigneur,
je ne soufrirai point que vous vous mésalliez ; je
serois un domestique indigne de vos bienfaits, et de
ceux de monseigneur votre pere, dont la mémoire me
sera toujours chere et sacrée, si je cédois à cette
passion qui vous aveugle aujourd' hui. Ma femme et
Fanny même auront cette façon de penser, et j' ai
l' honneur pour elles de vous représenter votre devoir
et le nôtre. N' est-il pas vrai, ma fille, que ce
sont là tes sentimens ? -oui, mon pere ; et ce oui
est prononcé d' une voix tremblante ; on auroit dit
que le coeur de Fanny eût voulu reprendre ce oui
fatal.
Quel triomphe pour la fille de James ! Elle aimoit
le lord, car il ne faut pas le dissimuler ; et avec
quelle joie secrete elle voyoit combien elle en
étoit aimée ! Il franchissoit l' intervalle des rangs,
il l' élevoit jusqu' à celui de son épouse.
Thaley n' en resta point à cette démarche ; tous les
jours, il revenoit auprès de James ;
même obstination à lui demander sa fille en mariage,
même refus de la part de ce digne pere. Mylord
prend la résolution d' écrire à Fanny ; il pose la
lettre au pied d' un arbre ; il sçavoit qu' elle ne
pouvoit passer par un autre chemin, et il comptoit
assez sur cette curiosité, qui nous est si naturelle,
pour espérer que la fille du fermier ramasseroit cet
écrit ; il n' y avoit point mis d' adresse. Fanny
arrive, voit le billet à terre, et balance si elle
y portera la main ; elle se retiroit sans l' avoir
ramassé : elle tourne la tête, revient sur ses pas,
cède à un mouvement involontaire qui l' emporte,
prend la lettre, l' ouvre en tremblant, et lit ces
mots :
" vous reconnaîtrez aisément de qui est cette lettre,
et à qui elle est adressée ; elle est de l' homme le
plus tendre et le plus passionné à la femme la plus
adorable et la moins sensible. La belle Fanny peut
elle ignorer que le bonheur du lord Thaley dépend
d' elle seule et du respectable James ? Je ne puis
que lui donner ma main et mon coeur ; cet
hommage est bien faible au gré de mon
amour ; je le sçais : mais c' est tout ce qui est en
mon pouvoir. Si vous m' aimiez, si vous aviez un
seul sentiment de pitié pour le malheureux Thaley,
il seroit bientôt au comble de ses voeux ; l' amant
de la divine Fanny deviendroit son époux. Ah !
Cruelle, voulez-vous me causer la mort, à moi, qui ne
laisse pas échapper un soupir qui ne soit pour vous,
pour vous seule ? Pressez votre pere de se rendre
à mes desirs. Croyez que vous serez la plus heureuse
et la plus adorée des femmes ; James m' oppose
d' inutiles obstacles : il me parle de naissance, de
grandeur : la vertu et la beauté mettent tous les
rangs au niveau. D' ailleurs, je vous l' ai dit : la
nature a constaté l' éclat de votre noblesse, en vous
prodiguant tous les charmes ; eh ! Quelle souveraine
a l' empire de Fanny ? J' ajoûterai un mot. Vous avez
lu Paméla : son égale doit avoir le même sort, et
recueillir la même récompense. Votre réponse
décidera si Thaley finira une vie déplorable,
ou s' il goûtera le bonheur suprême.
Votre fidele amant, " Thaley.
Fanny ! Que faites-vous, monseigneur, dit James,
en relevant Thaley ? C' est nous qui devons nous
prosterner devant vous ; je sens tout le prix de vos
bontés : mais, quoique peu instruits et gens
grossiers, nous sçavons nous rendre justice ; ma
fille n' est point née pour porter le nom de lady
Thaley ; ce titre appartient à des demoiselles de
votre rang ; Fanny, monseigneur, est votre
humble servante ; elle n' a qu' un seul
maître au-dessus de vous, l' honneur. Non, monseigneur,
je ne soufrirai point que vous vous mésalliez ; je
serois un domestique indigne de vos bienfaits, et de
ceux de monseigneur votre pere, dont la mémoire me
sera toujours chere et sacrée, si je cédois à cette
passion qui vous aveugle aujourd' hui. Ma femme et
Fanny même auront cette façon de penser, et j' ai
l' honneur pour elles de vous représenter votre devoir
et le nôtre. N' est-il pas vrai, ma fille, que ce
sont là tes sentimens ? -oui, mon pere ; et ce oui
est prononcé d' une voix tremblante ; on auroit dit
que le coeur de Fanny eût voulu reprendre ce oui
fatal.
Quel triomphe pour la fille de James ! Elle aimoit
le lord, car il ne faut pas le dissimuler ; et avec
quelle joie secrete elle voyoit combien elle en
étoit aimée ! Il franchissoit l' intervalle des rangs,
il l' élevoit jusqu' à celui de son épouse.
Thaley n' en resta point à cette démarche ; tous les
jours, il revenoit auprès de James ;
même obstination à lui demander sa fille en mariage,
même refus de la part de ce digne pere. Mylord
prend la résolution d' écrire à Fanny ; il pose la
lettre au pied d' un arbre ; il sçavoit qu' elle ne
pouvoit passer par un autre chemin, et il comptoit
assez sur cette curiosité, qui nous est si naturelle,
pour espérer que la fille du fermier ramasseroit cet
écrit ; il n' y avoit point mis d' adresse. Fanny
arrive, voit le billet à terre, et balance si elle
y portera la main ; elle se retiroit sans l' avoir
ramassé : elle tourne la tête, revient sur ses pas,
cède à un mouvement involontaire qui l' emporte,
prend la lettre, l' ouvre en tremblant, et lit ces
mots :
" vous reconnaîtrez aisément de qui est cette lettre,
et à qui elle est adressée ; elle est de l' homme le
plus tendre et le plus passionné à la femme la plus
adorable et la moins sensible. La belle Fanny peut
elle ignorer que le bonheur du lord Thaley dépend
d' elle seule et du respectable James ? Je ne puis
que lui donner ma main et mon coeur ; cet
hommage est bien faible au gré de mon
amour ; je le sçais : mais c' est tout ce qui est en
mon pouvoir. Si vous m' aimiez, si vous aviez un
seul sentiment de pitié pour le malheureux Thaley,
il seroit bientôt au comble de ses voeux ; l' amant
de la divine Fanny deviendroit son époux. Ah !
Cruelle, voulez-vous me causer la mort, à moi, qui ne
laisse pas échapper un soupir qui ne soit pour vous,
pour vous seule ? Pressez votre pere de se rendre
à mes desirs. Croyez que vous serez la plus heureuse
et la plus adorée des femmes ; James m' oppose
d' inutiles obstacles : il me parle de naissance, de
grandeur : la vertu et la beauté mettent tous les
rangs au niveau. D' ailleurs, je vous l' ai dit : la
nature a constaté l' éclat de votre noblesse, en vous
prodiguant tous les charmes ; eh ! Quelle souveraine
a l' empire de Fanny ? J' ajoûterai un mot. Vous avez
lu Paméla : son égale doit avoir le même sort, et
recueillir la même récompense. Votre réponse
décidera si Thaley finira une vie déplorable,
ou s' il goûtera le bonheur suprême.
Votre fidele amant, " Thaley.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Ah ! Monseigneur, s' écrie Fanny, pourquoi ne
suis-je pas lady ? Pourquoi ne suis-je pas reine ?
Vous n' auriez rien à desirer. Oh ! Il ne souffre
pas tous mes tourmens. Que n' est-il de ma condition !
J' irois me jetter aux genoux de mon pere et de ma
mere, et je serois sa femme. Le pauvre seigneur !
Comme il m' aime ! Non, assurément, il n' a jamais eu
l' idée d' abuser de mon honnêteté ; je me suis
toujours bien doutée que c' étoit une invention de ce
méchant Thoward.
Fanny tenoit cette lettre à la main, la relisoit
cent fois, et toujours avec un intérêt plus vif et
des exclamations de tendresse et de douleur. Elle est
incertaine si elle la montrera à son pere ; elle
voudroit bien cependant ne lui rien cacher. Elle
l' apperçoit, court vers lui, et en versant des pleurs
qui lui coupoient la parole : -tenez, mon pere,
voici une lettre de monseigneur, que j'ai
trouvée... le bon seigneur ! Il est bien
malheureux ! S' il alloit mourir !
James lit la lettre : -Fanny, vous ne m' avez
jamais rien déguisé ; aimeriez-vous monseigneur ?
(c' est alors qu' elle éclate en sanglots.) tu m' as
tout dit, chere enfant ; tu n' es point devant un
juge : tu es dans le sein d' un pere, d' un ami tendre.
Fanny, qu' attends-tu de cette malheureuse passion ?
L' honneur t' est cher ? -oh ! Mon pere, mille fois
plus que la vie. -comment pourrois-tu te flatter de
parvenir au rang de la femme de mylord ? Veux-tu
que j' abuse d' un moment de faiblesse pour trahir
tout ce que je dois à mes maîtres, à mes bienfaiteurs ?
Rougirois-tu de ton état, et de ma pauvreté ? Mon
pere, dit Fanny fondant en pleurs et joignant les
mains, le ciel m' est témoin combien je vous chéris
et vous respecte ! -eh bien ! Ma fille, si tu
m' aimes, si tu aimes l' honneur, ton devoir, la
religion, tu étoufferas cette tendresse qui seroit
pour toi la source des plus grands malheurs, et
peut-être d' une honte éternelle ; nous nous
séparerons pour quelque tems ; tu iras te retirer à
dix mille d' ici chez ta tante Harris, où tu resteras
cachée jusqu' à ce que mylord quitte sa terre et
retourne à Londres, où il t' oubliera. -monseigneur
m' oublieroit, hélas ! -va, ma chere Fanny, tu ne
connois pas les seigneurs ; tu t' imagines qu' ils sont
comme nous autres gens de la campagne ; j' ai habité
Londres pendant quelques années : leurs amitiés ne
sont point de longue durée. Prends un mari de ta
sorte, si tu veux être aimée et rendre ta famille
heureuse. C' est l' égalité qui produit la confiance,
et sans la confiance, mon enfant, il ne sçauroit y
avoir de bon mariage. Demain tu partiras ; je dirai
à ta mere que ta tante te demande, et je la
préviendrai. Va tout préparer pour ton voyage.
La foudre avoit écrasé Fanny ; son pere la laisse
seule ; c' est alors qu' elle sent toute la force,
tout l' empire de l' amour. Elle s' assied, la tête
appuyée sur les deux mains, et se répandant en
sanglots amers : -ne plus voir monseigneur ! M' en
séparer ! Fouler aux pieds sa tendresse,
son bonheur, le mien ! ... me briser à ce
point le coeur ! ... eh ! Pourrai-je y
résister ? ... ah ! Mon pere, qu' exigez-vous de moi ?
Aurai-je le courage de vous obéir, de me traîner
jusqu' à mon exil, jusqu' à mon tombeau ? Ma tante
recevra mes derniers soupirs ! ... oh ! J' en mourrai...
ah ! Lord Thaley, lord Thaley...
James étoit assez clair-voyant pour lire dans le
coeur de sa fille : il vit le trouble qui l' agitoit ;
il l' aimoit tendrement, et il croyoit lui donner une
preuve de son affection paternelle, en la dérobant
à la passion du lord. Le moment fut arrêté pour le
départ fatal ; personne ne sçavoit où alloit Fanny,
excepté sa mere, qui s' affligeoit avec sa fille, en
la voyant plongée dans un chagrin qu' elle s' efforçoit
de dissimuler.
suis-je pas lady ? Pourquoi ne suis-je pas reine ?
Vous n' auriez rien à desirer. Oh ! Il ne souffre
pas tous mes tourmens. Que n' est-il de ma condition !
J' irois me jetter aux genoux de mon pere et de ma
mere, et je serois sa femme. Le pauvre seigneur !
Comme il m' aime ! Non, assurément, il n' a jamais eu
l' idée d' abuser de mon honnêteté ; je me suis
toujours bien doutée que c' étoit une invention de ce
méchant Thoward.
Fanny tenoit cette lettre à la main, la relisoit
cent fois, et toujours avec un intérêt plus vif et
des exclamations de tendresse et de douleur. Elle est
incertaine si elle la montrera à son pere ; elle
voudroit bien cependant ne lui rien cacher. Elle
l' apperçoit, court vers lui, et en versant des pleurs
qui lui coupoient la parole : -tenez, mon pere,
voici une lettre de monseigneur, que j'ai
trouvée... le bon seigneur ! Il est bien
malheureux ! S' il alloit mourir !
James lit la lettre : -Fanny, vous ne m' avez
jamais rien déguisé ; aimeriez-vous monseigneur ?
(c' est alors qu' elle éclate en sanglots.) tu m' as
tout dit, chere enfant ; tu n' es point devant un
juge : tu es dans le sein d' un pere, d' un ami tendre.
Fanny, qu' attends-tu de cette malheureuse passion ?
L' honneur t' est cher ? -oh ! Mon pere, mille fois
plus que la vie. -comment pourrois-tu te flatter de
parvenir au rang de la femme de mylord ? Veux-tu
que j' abuse d' un moment de faiblesse pour trahir
tout ce que je dois à mes maîtres, à mes bienfaiteurs ?
Rougirois-tu de ton état, et de ma pauvreté ? Mon
pere, dit Fanny fondant en pleurs et joignant les
mains, le ciel m' est témoin combien je vous chéris
et vous respecte ! -eh bien ! Ma fille, si tu
m' aimes, si tu aimes l' honneur, ton devoir, la
religion, tu étoufferas cette tendresse qui seroit
pour toi la source des plus grands malheurs, et
peut-être d' une honte éternelle ; nous nous
séparerons pour quelque tems ; tu iras te retirer à
dix mille d' ici chez ta tante Harris, où tu resteras
cachée jusqu' à ce que mylord quitte sa terre et
retourne à Londres, où il t' oubliera. -monseigneur
m' oublieroit, hélas ! -va, ma chere Fanny, tu ne
connois pas les seigneurs ; tu t' imagines qu' ils sont
comme nous autres gens de la campagne ; j' ai habité
Londres pendant quelques années : leurs amitiés ne
sont point de longue durée. Prends un mari de ta
sorte, si tu veux être aimée et rendre ta famille
heureuse. C' est l' égalité qui produit la confiance,
et sans la confiance, mon enfant, il ne sçauroit y
avoir de bon mariage. Demain tu partiras ; je dirai
à ta mere que ta tante te demande, et je la
préviendrai. Va tout préparer pour ton voyage.
La foudre avoit écrasé Fanny ; son pere la laisse
seule ; c' est alors qu' elle sent toute la force,
tout l' empire de l' amour. Elle s' assied, la tête
appuyée sur les deux mains, et se répandant en
sanglots amers : -ne plus voir monseigneur ! M' en
séparer ! Fouler aux pieds sa tendresse,
son bonheur, le mien ! ... me briser à ce
point le coeur ! ... eh ! Pourrai-je y
résister ? ... ah ! Mon pere, qu' exigez-vous de moi ?
Aurai-je le courage de vous obéir, de me traîner
jusqu' à mon exil, jusqu' à mon tombeau ? Ma tante
recevra mes derniers soupirs ! ... oh ! J' en mourrai...
ah ! Lord Thaley, lord Thaley...
James étoit assez clair-voyant pour lire dans le
coeur de sa fille : il vit le trouble qui l' agitoit ;
il l' aimoit tendrement, et il croyoit lui donner une
preuve de son affection paternelle, en la dérobant
à la passion du lord. Le moment fut arrêté pour le
départ fatal ; personne ne sçavoit où alloit Fanny,
excepté sa mere, qui s' affligeoit avec sa fille, en
la voyant plongée dans un chagrin qu' elle s' efforçoit
de dissimuler.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Fanny, en faisant ses apprêts, laissoit échapper
des soupirs ; elle rencontre un des garçons de la
ferme, qui lui étoit fort attaché ; elle craignoit
à chaque instant d' être surprise par son pere. -
dis-lui, mon cher Williams, (en tournant toujours
la tête) dis-lui que je ne l' oublierai jamais, et que je suis
bien à plaindre. -et à qui voulez-vous, miss, que
je porte ce message ? -et ne te l' ai-je pas dit,
mon ami ? C' est à monseigneur qui m' aime et qui
desireroit m' épouser... et mon pere s' y oppose.
Un moment après : -non, mon ami, ne lui dis rien ;
j' offenserois mes parens, mon devoir ; je manquerois
à la vertu... peut-être, un jour, il apprendra que
je suis morte... et que c' est pour lui. Williams,
je suis bien malheureuse ! Mon pere ne sent pas ce
que je souffre !
Tandis que cette infortunée étoit en proie aux
sentimens les plus opposés, James paroît : -allons,
ma fille, embrassez votre mere, vos freres et vos
soeurs ; partons. Je me charge moi-même de vous
conduire, et sur-tout observez le secret.
Quel moment terrible pour Fanny ! Elle quittoit ces
lieux qui l' avoient vu naître, qui avoient vu
s' échapper ses premiers soupirs ; elle tournoit ses
yeux chargés de larmes vers le château : et de quels
coups alors elle étoit frappée ! C' étoit une victime qui
se traînoit au devant du coûteau mortel.
Un domestique arrive de la part de mylord : -
Monsieur James, venez vîte, mylord vous demande ;
il est au lit, bien malade. Bien malade, s' écrie
Fanny ! Voilà son coeur plein de nouvelles
agitations.
James court au château ; il trouve en effet mylord
accablé d' une grosse fiévre : Thaley ordonne qu' on
le laisse seul avec son fermier. Asseyez-vous, mon
cher James, lui dit-il d' une voix mourante. -mais,
monseigneur... -asseyez-vous, vous dis-je... James,
vous voyez votre ouvrage ! -comment, monseigneur !
-oui, vous vous obstinez à me refuser Fanny :
hélas ! Vous serez bientôt débarrassé de mes
sollicitations ; le chagrin de ce refus me conduit
au tombeau. -ah ! Monseigneur, vous me percez le
coeur : moi, être la cause de votre mort, tandis
que je donnerois mille fois ma vie pour vous ! Mais,
monseigneur, jugez vous-même de ce que je dois
faire : ma fille est-elle de votre rang ? Est-ce à
des domestiques à s' allier avec leur seigneur ? Cette passion
finira ; vous reviendrez de votre aveuglement. -
non, James, non, je ne cesserai jamais d' adorer
votre fille. Je la venge des torts de la fortune,
en l' élevant à moi ; et qu' est-ce que seroit la
noblesse, si elle ne s' enorgueillissoit pas d' être
associée à la beauté et à la vertu ? La premiere
reine fut la plus belle et la plus vertueuse des
femmes. Fanny mériteroit l' empire de l' univers.
-monseigneur, voilà le langage de l' amour : mais
c' est à moi de vous parler celui de la raison ; je
vous conjure de l' entendre. Je ne serois point
excusable... -mon ami, le dessein en est pris,
Fanny sera ma femme, ou vous creuserez ma fosse ;
voyez, mon cher James, si vous voulez ôter la vie
au plus tendre des maîtres.
des soupirs ; elle rencontre un des garçons de la
ferme, qui lui étoit fort attaché ; elle craignoit
à chaque instant d' être surprise par son pere. -
dis-lui, mon cher Williams, (en tournant toujours
la tête) dis-lui que je ne l' oublierai jamais, et que je suis
bien à plaindre. -et à qui voulez-vous, miss, que
je porte ce message ? -et ne te l' ai-je pas dit,
mon ami ? C' est à monseigneur qui m' aime et qui
desireroit m' épouser... et mon pere s' y oppose.
Un moment après : -non, mon ami, ne lui dis rien ;
j' offenserois mes parens, mon devoir ; je manquerois
à la vertu... peut-être, un jour, il apprendra que
je suis morte... et que c' est pour lui. Williams,
je suis bien malheureuse ! Mon pere ne sent pas ce
que je souffre !
Tandis que cette infortunée étoit en proie aux
sentimens les plus opposés, James paroît : -allons,
ma fille, embrassez votre mere, vos freres et vos
soeurs ; partons. Je me charge moi-même de vous
conduire, et sur-tout observez le secret.
Quel moment terrible pour Fanny ! Elle quittoit ces
lieux qui l' avoient vu naître, qui avoient vu
s' échapper ses premiers soupirs ; elle tournoit ses
yeux chargés de larmes vers le château : et de quels
coups alors elle étoit frappée ! C' étoit une victime qui
se traînoit au devant du coûteau mortel.
Un domestique arrive de la part de mylord : -
Monsieur James, venez vîte, mylord vous demande ;
il est au lit, bien malade. Bien malade, s' écrie
Fanny ! Voilà son coeur plein de nouvelles
agitations.
James court au château ; il trouve en effet mylord
accablé d' une grosse fiévre : Thaley ordonne qu' on
le laisse seul avec son fermier. Asseyez-vous, mon
cher James, lui dit-il d' une voix mourante. -mais,
monseigneur... -asseyez-vous, vous dis-je... James,
vous voyez votre ouvrage ! -comment, monseigneur !
-oui, vous vous obstinez à me refuser Fanny :
hélas ! Vous serez bientôt débarrassé de mes
sollicitations ; le chagrin de ce refus me conduit
au tombeau. -ah ! Monseigneur, vous me percez le
coeur : moi, être la cause de votre mort, tandis
que je donnerois mille fois ma vie pour vous ! Mais,
monseigneur, jugez vous-même de ce que je dois
faire : ma fille est-elle de votre rang ? Est-ce à
des domestiques à s' allier avec leur seigneur ? Cette passion
finira ; vous reviendrez de votre aveuglement. -
non, James, non, je ne cesserai jamais d' adorer
votre fille. Je la venge des torts de la fortune,
en l' élevant à moi ; et qu' est-ce que seroit la
noblesse, si elle ne s' enorgueillissoit pas d' être
associée à la beauté et à la vertu ? La premiere
reine fut la plus belle et la plus vertueuse des
femmes. Fanny mériteroit l' empire de l' univers.
-monseigneur, voilà le langage de l' amour : mais
c' est à moi de vous parler celui de la raison ; je
vous conjure de l' entendre. Je ne serois point
excusable... -mon ami, le dessein en est pris,
Fanny sera ma femme, ou vous creuserez ma fosse ;
voyez, mon cher James, si vous voulez ôter la vie
au plus tendre des maîtres.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Il lui tend les bras, prend ses mains, les mouille
de ses larmes.
Ce bon vieillard étoit déchiré par mille impressions
différentes. -encore une fois, monseigneur, que
dira votre famille, Londres, le monde entier ?
Non, il ne m' est pas possible de consentir
à une pareille union, sans manquer à tous
mes devoirs... pourquoi faut-il que vous ayez vu
Fanny ? -James, je me lierai à Fanny par un
mariage secret, que je déclarerai après la mort de
mon oncle : il est sur les bords de la tombe. Allons,
mon ami, rendez-vous ; vous ferez mon bonheur, celui
de votre adorable fille et de tous les vôtres ; vous
serez mon pere, continue-t-il, en embrassant le
vieillard qui étoit accablé de sa situation ; je vous
fais de nouvelles instances : accordez-moi la vie ;
elle dépend de mon union avec Fanny. Je vous le
répete, mon cher James, ne craignez point que mes
parens ni la cour s' offensent de mon mariage : ils
verront, ils connaîtront Fanny, et toute la terre,
n' en doutez point, prendra mes sentimens.
Le bon homme étoit immobile ; il avoit les yeux
baissés, il soupiroit. Thaley appelle ses gens ;
on l' aide à sortir de son lit ; on l' habille ; il
monte dans sa voiture avec James, et se rend à
la ferme ; il s' élance aux pieds de Fanny,
qui étoit accourue à la porte,
suivie de sa mere. -oui, voilà mon épouse ! C' est
la femme de mon coeur, la femme que le ciel m' a
destinée, et je n' en veux point avoir d' autres.
La mere recule frappée d' étonnement. Son pere,
poursuit le lord, consent à mon bonheur, et sans
doute, vous ne vous y opposerez pas ; vous allez
tous trois m' être unis par les noeuds les plus chers
et les plus respectables.
Fanny étoit plongée dans les illusions d' un songe.
Le lord continue avec vivacité : belle Fanny, c' est
à vous de confirmer ce consentement qui fait le
charme de ma vie.
Elle lui laisse prendre sa main, qu' il couvre de
baisers ; Thaley lit enfin son triomphe sur ce
front ingénu. C' est dans de tels momens que
l' ivresse de l' amour est inexprimable ; voilà ce
qu' on peut appeller la jouissance du coeur. Et quel
plaisir approche du plaisir enchanteur de se dire :
je regne sur une ame qui n' est occupée que de moi ?
Qu' il est peu d' amants heureux, s' il faut cet aveu
du sentiment pour mettre le comble à leur bonheur !
Fanny gardoit le silence : mais ses yeux parloient ;
quelquefois ils se tournoient vers son pere, comme
pour le consulter sur sa réponse. Ses parens
épuisent encore les réprésentations les plus fortes :
le lord passionné sçait les repousser toutes ; après
bien des combats, des refus, des prieres, des larmes,
il est donc réglé que mylord épousera secretement
miss Fanny.
de ses larmes.
Ce bon vieillard étoit déchiré par mille impressions
différentes. -encore une fois, monseigneur, que
dira votre famille, Londres, le monde entier ?
Non, il ne m' est pas possible de consentir
à une pareille union, sans manquer à tous
mes devoirs... pourquoi faut-il que vous ayez vu
Fanny ? -James, je me lierai à Fanny par un
mariage secret, que je déclarerai après la mort de
mon oncle : il est sur les bords de la tombe. Allons,
mon ami, rendez-vous ; vous ferez mon bonheur, celui
de votre adorable fille et de tous les vôtres ; vous
serez mon pere, continue-t-il, en embrassant le
vieillard qui étoit accablé de sa situation ; je vous
fais de nouvelles instances : accordez-moi la vie ;
elle dépend de mon union avec Fanny. Je vous le
répete, mon cher James, ne craignez point que mes
parens ni la cour s' offensent de mon mariage : ils
verront, ils connaîtront Fanny, et toute la terre,
n' en doutez point, prendra mes sentimens.
Le bon homme étoit immobile ; il avoit les yeux
baissés, il soupiroit. Thaley appelle ses gens ;
on l' aide à sortir de son lit ; on l' habille ; il
monte dans sa voiture avec James, et se rend à
la ferme ; il s' élance aux pieds de Fanny,
qui étoit accourue à la porte,
suivie de sa mere. -oui, voilà mon épouse ! C' est
la femme de mon coeur, la femme que le ciel m' a
destinée, et je n' en veux point avoir d' autres.
La mere recule frappée d' étonnement. Son pere,
poursuit le lord, consent à mon bonheur, et sans
doute, vous ne vous y opposerez pas ; vous allez
tous trois m' être unis par les noeuds les plus chers
et les plus respectables.
Fanny étoit plongée dans les illusions d' un songe.
Le lord continue avec vivacité : belle Fanny, c' est
à vous de confirmer ce consentement qui fait le
charme de ma vie.
Elle lui laisse prendre sa main, qu' il couvre de
baisers ; Thaley lit enfin son triomphe sur ce
front ingénu. C' est dans de tels momens que
l' ivresse de l' amour est inexprimable ; voilà ce
qu' on peut appeller la jouissance du coeur. Et quel
plaisir approche du plaisir enchanteur de se dire :
je regne sur une ame qui n' est occupée que de moi ?
Qu' il est peu d' amants heureux, s' il faut cet aveu
du sentiment pour mettre le comble à leur bonheur !
Fanny gardoit le silence : mais ses yeux parloient ;
quelquefois ils se tournoient vers son pere, comme
pour le consulter sur sa réponse. Ses parens
épuisent encore les réprésentations les plus fortes :
le lord passionné sçait les repousser toutes ; après
bien des combats, des refus, des prieres, des larmes,
il est donc réglé que mylord épousera secretement
miss Fanny.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Il vole à ses amis. Sir Thoward, depuis quelques
jours, étoit venu le rejoindre à la campagne ;
mylord, après le souper, fait retirer ses domestiques,
demande du vin, et apprend à la société qu' il est
décidé à donner sa main à Fanny. Thoward reçoit
cette confidence avec indignation, et laissant
éclater un rire amer, il boit à la santé de mylord
Thaley, gendre du paysan James .
Le pauvre lord essuie toutes les railleries, toutes
les humiliations ; il se défend, il présente les
graces, la beauté, les vertus de
cette fille de fermier : de nouveaux ris plus
insultans ; on revient toujours à lui montrer
l' homme de qualité deshonoré et dégradé par un tel
mariage. Il est inutile d' observer que Thaley avoit
beaucoup de vanité, et que ce vice affreux du coeur
humain y est souvent plus fort et plus dominant que
la nature et l' amour.
Cependant il mourra, s' il ne possede pas Fanny ;
c' est sa derniere réponse à toutes les objections,
et il ne sçauroit la posséder, qu' en devenant son
époux. S' il employoit la force ou l' artifice, toute
cette famille, qui lui étoit chere, périroit de
chagrin ; Fanny elle-même le regarderoit avec
horreur. Il veut être dans ses bras, et en être
aimé et estimé ; en un mot, il ne peut être heureux,
qu' en faisant le bonheur de cette charmante fille.
Et comment accorder son amour avec ce qu' il doit
à sa dignité, au monde, à ses amis ?
jours, étoit venu le rejoindre à la campagne ;
mylord, après le souper, fait retirer ses domestiques,
demande du vin, et apprend à la société qu' il est
décidé à donner sa main à Fanny. Thoward reçoit
cette confidence avec indignation, et laissant
éclater un rire amer, il boit à la santé de mylord
Thaley, gendre du paysan James .
Le pauvre lord essuie toutes les railleries, toutes
les humiliations ; il se défend, il présente les
graces, la beauté, les vertus de
cette fille de fermier : de nouveaux ris plus
insultans ; on revient toujours à lui montrer
l' homme de qualité deshonoré et dégradé par un tel
mariage. Il est inutile d' observer que Thaley avoit
beaucoup de vanité, et que ce vice affreux du coeur
humain y est souvent plus fort et plus dominant que
la nature et l' amour.
Cependant il mourra, s' il ne possede pas Fanny ;
c' est sa derniere réponse à toutes les objections,
et il ne sçauroit la posséder, qu' en devenant son
époux. S' il employoit la force ou l' artifice, toute
cette famille, qui lui étoit chere, périroit de
chagrin ; Fanny elle-même le regarderoit avec
horreur. Il veut être dans ses bras, et en être
aimé et estimé ; en un mot, il ne peut être heureux,
qu' en faisant le bonheur de cette charmante fille.
Et comment accorder son amour avec ce qu' il doit
à sa dignité, au monde, à ses amis ?
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Sir Thoward, après s' être répandu en déclamations,
en projets d' une exécution odieuse ou impraticable,
s' écrie : pour celui-ci, messieurs, vous
l'adopterez ! Tu as donc bien envie,
mon cher Thaley, d' être l' heureux possesseur des
charmes de la petite Fanny ? -je préférerois le
seul plaisir de la voir, à celui de subjuguer toutes
les beautés de Londres. -eh bien ! Mon ami,
embrasse-moi, rends-moi graces d' un expédient qui
conciliera à la fois ton honneur, tes plaisirs, ton
rang, qui ne te brouillera ni avec ton oncle, ni
avec toi-même ; repose-toi sur mes soins de tous ces
arrangemens. Que veux-tu dire ? Parle, reprit
Thaley. -n' est-il pas vrai que ton dessein est de
te marier avec Fanny ? -sans contredit. -apprends
donc comme je m' y prendrai, et admire mon intelligence,
et ce que peut sur moi l' amitié ! J' ai dans le
voisinage un honnête ministre qui sera à ma dévotion ;
cet homme-là a fait plus de mariages que tous tant
que nous sommes nous n' avons eu de bonnes fortunes.
Nous aurons aussi des témoins gagnés ; en un mot,
mon ami, tu seras marié, et tu ne seras point marié ;
tu dois m' entendre : tu le seras assez pour
avoir le droit de jouir dans les bras de ta Fanny
de tout le bonheur que je te souhaite. Quoi !
Interrompt Thaley, je trahirois Fanny ! (et il se
leve avec fureur) -un moment ; écoute-moi, chevalier
aux dignes sentimens, et reprens ta place. Par ce
mariage supposé, tu viens à bout de satisfaire tes
desirs, sans t' exposer au ressentiment de ton oncle...
avec le temps, ton amour s' affaiblira. -je cesserois
d' aimer ! ... -sois-en sûr, mon ami ; qui est-ce qui
n' a pas éprouvé de ces passions à tourner la tête ?
Lorsque tu seras revenu de ton ivresse, que tu
viendras à rougir toi-même de ton extravagance, tu
dédommageras Fanny de cette petite supercherie, en
lui assurant un revenu convenable pour son entretien ;
oh, je ne m' y oppose pas ; et ce sera payer assez
cher l' honneur d' une fille de campagne. Diras-tu
encore que je ne me prête pas aux accommodemens ?
-abominable ami, quels odieux conseils ! Que j' aille,
à la faveur d' un aussi infame artifice, arracher une
fille du sein de son pere ! ... que je trompe Fanny,
ajoûte Thaley en versant des larmes ! Non, cruel,
ne l' espérez pas ; je l' épouserai à la face du ciel,
à la face de la terre. à la bonne heure, que mon
mariage demeure secret : mais qu' il soit scellé par
la bonne foi, par les sermens les plus saints. -
fou ! Me laisseras-tu achever ? Si Fanny a toujours
ton coeur, qu' elle mérite en effet de porter le nom
de ta femme, qui t' empêche, après cette épreuve et
la mort de ton oncle, d' assûrer cette union, et de
la revêtir alors de ce qu' il y a de plus sacré ? Ce
sera une nouvelle marque d' amour que tu donneras à
ta Fanny, puisque la possession n' aura pas éteint
tes feux.
en projets d' une exécution odieuse ou impraticable,
s' écrie : pour celui-ci, messieurs, vous
l'adopterez ! Tu as donc bien envie,
mon cher Thaley, d' être l' heureux possesseur des
charmes de la petite Fanny ? -je préférerois le
seul plaisir de la voir, à celui de subjuguer toutes
les beautés de Londres. -eh bien ! Mon ami,
embrasse-moi, rends-moi graces d' un expédient qui
conciliera à la fois ton honneur, tes plaisirs, ton
rang, qui ne te brouillera ni avec ton oncle, ni
avec toi-même ; repose-toi sur mes soins de tous ces
arrangemens. Que veux-tu dire ? Parle, reprit
Thaley. -n' est-il pas vrai que ton dessein est de
te marier avec Fanny ? -sans contredit. -apprends
donc comme je m' y prendrai, et admire mon intelligence,
et ce que peut sur moi l' amitié ! J' ai dans le
voisinage un honnête ministre qui sera à ma dévotion ;
cet homme-là a fait plus de mariages que tous tant
que nous sommes nous n' avons eu de bonnes fortunes.
Nous aurons aussi des témoins gagnés ; en un mot,
mon ami, tu seras marié, et tu ne seras point marié ;
tu dois m' entendre : tu le seras assez pour
avoir le droit de jouir dans les bras de ta Fanny
de tout le bonheur que je te souhaite. Quoi !
Interrompt Thaley, je trahirois Fanny ! (et il se
leve avec fureur) -un moment ; écoute-moi, chevalier
aux dignes sentimens, et reprens ta place. Par ce
mariage supposé, tu viens à bout de satisfaire tes
desirs, sans t' exposer au ressentiment de ton oncle...
avec le temps, ton amour s' affaiblira. -je cesserois
d' aimer ! ... -sois-en sûr, mon ami ; qui est-ce qui
n' a pas éprouvé de ces passions à tourner la tête ?
Lorsque tu seras revenu de ton ivresse, que tu
viendras à rougir toi-même de ton extravagance, tu
dédommageras Fanny de cette petite supercherie, en
lui assurant un revenu convenable pour son entretien ;
oh, je ne m' y oppose pas ; et ce sera payer assez
cher l' honneur d' une fille de campagne. Diras-tu
encore que je ne me prête pas aux accommodemens ?
-abominable ami, quels odieux conseils ! Que j' aille,
à la faveur d' un aussi infame artifice, arracher une
fille du sein de son pere ! ... que je trompe Fanny,
ajoûte Thaley en versant des larmes ! Non, cruel,
ne l' espérez pas ; je l' épouserai à la face du ciel,
à la face de la terre. à la bonne heure, que mon
mariage demeure secret : mais qu' il soit scellé par
la bonne foi, par les sermens les plus saints. -
fou ! Me laisseras-tu achever ? Si Fanny a toujours
ton coeur, qu' elle mérite en effet de porter le nom
de ta femme, qui t' empêche, après cette épreuve et
la mort de ton oncle, d' assûrer cette union, et de
la revêtir alors de ce qu' il y a de plus sacré ? Ce
sera une nouvelle marque d' amour que tu donneras à
ta Fanny, puisque la possession n' aura pas éteint
tes feux.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
On ne sçauroit exprimer la défense de Thaley, ses
larmes, ses refus, les assauts de ses amis, et
sur-tout ceux du corrompu Thoward, qui employoit
tout son esprit pour entraîner le lord dans l' action
la plus deshonorante. Ils triomphent ; Thaley cède :
la faiblesse est toujours près du crime. Qu' un amour
emporté par les sens, differe d' une tendresse
délicate qui se plaît dans sa pureté,
et qui ne cherche à éclater que par des privations
et des sacrifices ! Le scélérat Thoward préside à
cet affreux complot ; tout est arrangé pour cette
union simulée. Vingt fois Thaley déchiré de
remords, est sur le point de se jetter aux pieds de
la malheureuse Fanny, et de révéler ce mystere
infernal ; son indigne ami l' investissoit de toutes
parts, et l' accabloit, en quelque sorte, de son
génie de trahison. Le perfide Thaley est enfin dans
le sein d' un ange de beauté et d' innocence ; il
recueille ces plaisirs légitimes, ces plaisirs
délicieux qui ne doivent être que le prix de la
vertu, et c' étoit le crime même qui les goûtoit.
Cependant le lord sentoit un noir poison qui le
dévoroit. Fanny n' avoit point quitté la maison
paternelle ; elle adoroit son mari : c' étoit la
tendre ève, telle que Milton nous la représente,
soumise aux volontés d' Adam, et conservant sa
pudeur dans les bras de son époux. Il y avoit
pourtant des momens où le plaisir fuyoit de son
coeur ; une cause inconnue y faisoit entrer la
mélancolie ; son pere et sa mere partageoient
sa tristesse.
larmes, ses refus, les assauts de ses amis, et
sur-tout ceux du corrompu Thoward, qui employoit
tout son esprit pour entraîner le lord dans l' action
la plus deshonorante. Ils triomphent ; Thaley cède :
la faiblesse est toujours près du crime. Qu' un amour
emporté par les sens, differe d' une tendresse
délicate qui se plaît dans sa pureté,
et qui ne cherche à éclater que par des privations
et des sacrifices ! Le scélérat Thoward préside à
cet affreux complot ; tout est arrangé pour cette
union simulée. Vingt fois Thaley déchiré de
remords, est sur le point de se jetter aux pieds de
la malheureuse Fanny, et de révéler ce mystere
infernal ; son indigne ami l' investissoit de toutes
parts, et l' accabloit, en quelque sorte, de son
génie de trahison. Le perfide Thaley est enfin dans
le sein d' un ange de beauté et d' innocence ; il
recueille ces plaisirs légitimes, ces plaisirs
délicieux qui ne doivent être que le prix de la
vertu, et c' étoit le crime même qui les goûtoit.
Cependant le lord sentoit un noir poison qui le
dévoroit. Fanny n' avoit point quitté la maison
paternelle ; elle adoroit son mari : c' étoit la
tendre ève, telle que Milton nous la représente,
soumise aux volontés d' Adam, et conservant sa
pudeur dans les bras de son époux. Il y avoit
pourtant des momens où le plaisir fuyoit de son
coeur ; une cause inconnue y faisoit entrer la
mélancolie ; son pere et sa mere partageoient
sa tristesse.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Mais de quels traits étoit frappé Thaley, lorsque ses
yeux venoient à s' attacher sur cette adorable
créature, si touchante, si ingénue, si innocente dans
le sein même des plaisirs, et qu' il avoit trompée !
Souvent quand elle voloit au-devant de lui, et qu' elle
lui prodiguoit de timides caresses, il la repoussoit ;
il laissoit couler des pleurs ; son crime lui causoit
un frémissement continuel. Quelquefois il s' écrioit :
ah ! Perfide Thoward, perfide Thoward !
Revoyoit-il ce vil séducteur : -cruel ! Dans quel
piége m' as-tu entraîné ! Tu penses avoir servi mon
amour ? Tu m' as rendu le plus coupable et le plus
malheureux des hommes ! Une horrible amertume est
répandue sur mes plaisirs... mes plaisirs ! Eh !
Je n' en goûte point ; mon coeur se révolte sans cesse ;
il me reproche comme un larcin honteux jusqu' au
moindre regard de Fanny ! ... Thoward, je ne
l' éprouve que trop ! Il n' appartient qu' à la vertu
de connaître le bonheur. J' ai pu trahir la candeur,
la vérité, la sainteté de la nature, l' amour le plus tendre...
j' avouerai tout, je réparerai tout ; je brûle de
consacrer ces noeuds que l' imposture et l' artifice
ont tissus ; dût l' Angleterre, le monde entier s' y
opposer, Fanny... je serai son légitime époux.
Thaley, rappellé à Londres par son oncle, est
enfin obligé de quitter Fanny, de s' en séparer
quand il en étoit toujours plus épris. Thoward ne
le perd point de vue ; il craint que la dissimulation
ne l' abandonne ; il le presse de garder le secret :
il est présent à ses adieux. Thaley jure à Fanny
une tendresse inviolable ; il lui promet de revenir
incessamment à ses genoux ; elle ne peut s' arracher
des bras de son mari. C' est dans ces momens terribles,
que l' amour, que l' honneur tourmentent Thaley ; il
voyoit Fanny à ses pieds, les arroser de larmes. Il
se trouble ; non, lui dit-il au milieu des sanglots,
je ne suis pas digne de te posséder : tant de
charmes, et de vertus méritoient un autre sort ;
apprends... Thoward l' entraîne dans sa chaise et, le dérobe à
un aveu qui pesoit à son coeur et qui alloit lui
échapper. Fanny suit le lord des yeux, et dès qu' elle
cesse de l' appercevoir, elle tombe évanouie dans les
bras de sa mere.
yeux venoient à s' attacher sur cette adorable
créature, si touchante, si ingénue, si innocente dans
le sein même des plaisirs, et qu' il avoit trompée !
Souvent quand elle voloit au-devant de lui, et qu' elle
lui prodiguoit de timides caresses, il la repoussoit ;
il laissoit couler des pleurs ; son crime lui causoit
un frémissement continuel. Quelquefois il s' écrioit :
ah ! Perfide Thoward, perfide Thoward !
Revoyoit-il ce vil séducteur : -cruel ! Dans quel
piége m' as-tu entraîné ! Tu penses avoir servi mon
amour ? Tu m' as rendu le plus coupable et le plus
malheureux des hommes ! Une horrible amertume est
répandue sur mes plaisirs... mes plaisirs ! Eh !
Je n' en goûte point ; mon coeur se révolte sans cesse ;
il me reproche comme un larcin honteux jusqu' au
moindre regard de Fanny ! ... Thoward, je ne
l' éprouve que trop ! Il n' appartient qu' à la vertu
de connaître le bonheur. J' ai pu trahir la candeur,
la vérité, la sainteté de la nature, l' amour le plus tendre...
j' avouerai tout, je réparerai tout ; je brûle de
consacrer ces noeuds que l' imposture et l' artifice
ont tissus ; dût l' Angleterre, le monde entier s' y
opposer, Fanny... je serai son légitime époux.
Thaley, rappellé à Londres par son oncle, est
enfin obligé de quitter Fanny, de s' en séparer
quand il en étoit toujours plus épris. Thoward ne
le perd point de vue ; il craint que la dissimulation
ne l' abandonne ; il le presse de garder le secret :
il est présent à ses adieux. Thaley jure à Fanny
une tendresse inviolable ; il lui promet de revenir
incessamment à ses genoux ; elle ne peut s' arracher
des bras de son mari. C' est dans ces momens terribles,
que l' amour, que l' honneur tourmentent Thaley ; il
voyoit Fanny à ses pieds, les arroser de larmes. Il
se trouble ; non, lui dit-il au milieu des sanglots,
je ne suis pas digne de te posséder : tant de
charmes, et de vertus méritoient un autre sort ;
apprends... Thoward l' entraîne dans sa chaise et, le dérobe à
un aveu qui pesoit à son coeur et qui alloit lui
échapper. Fanny suit le lord des yeux, et dès qu' elle
cesse de l' appercevoir, elle tombe évanouie dans les
bras de sa mere.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Nos érudits et nos philosophes se récrient contre les
pressentimens ; ils les traitent de chimeres et
d' absurdités : mais il n' y a point d' homme, s' il
s' interroge de bonne foi, qui n' avoue que dans les
circonstances critiques de sa vie, il a été, pour
ainsi dire, averti par une voix intérieure et sourde
que l' on pourroit appeller la prédiction du
malheur ; cette voix s' élevoit avec son accent
lugubre dans l' ame de Fanny, qui n' étoit pas même
exempte de ces secretes allarmes dans les heures du
repos : des songes sinistres venoient ajouter aux
tristes pensées que le jour avoit produites. Elle
se rappelle les adieux de son mari, son agitation,
ce dernier mot qu' il n' avoit point achevé ; alors
elle est comme frappée d' une effrayante lumiere, et
elle ne voit plus qu' un enchaînement de disgraces prêtes
à l' accabler.
James ne cessoit de regretter le moment où Fanny
s' étoit offerte aux regards du lord. Hélas ! Disoit
à sa femme ce bon vieillard, notre pauvre fille
n' eût-elle pas été plus heureuse d' épouser un homme
de sa condition ? Il ne l' auroit point quittée ; ils
se fussent soulagés, consolés dans leurs travaux ;
je les eusse serrés dans mes bras ; ils m' auroient
soutenu aux bornes de la vie ; ils m' auroient fermé
les yeux. Ah ! Ma chere Fanny, le bonheur n' est que
parmi nous.
Thaley, arrivé à Londres, est emporté par sir
Thoward de plaisirs en plaisirs ; le perfide
connaissoit le coeur humain : il sçavoit que les
faiblesses répétées affaiblissent la voix des
remords ; il entraînoit son ami dans des sociétés
qui émoussoient en lui la délicatesse du sentiment ;
tous les jours, il effaçoit quelques traits de
l' image de Fanny.
Thoward avoit fait confidence au lord
Dirton, oncle de Thaley, de l' aventure de son
neveu ; c' étoit de concert avec ce seigneur qu' il
travailloit à ramener son ami à ce tourbillon
d' amusemens, la ruine et la mort des grandes passions.
Dirton étoit de ces hommes de cour, qui, parvenus à
étouffer la nature, ne sont remués que par l' intérêt
et la vanité, et traitent de petitesse tout autre
sentiment ; l' amour sur-tout leur paroît la chimere
d' une ame resserrée et sans énergie ; ils ne croient
ni à son pouvoir, ni même à ses plaisirs ; ils
regardent la tendresse comme une marque de
pusillanimité, et ils pensent que pour s' élever au
grand, il n' y a point de sacrifices auxquels on ne
doive se soumettre. C' est ainsi qu' ils immolent le
vrai bonheur pour courir après un bonheur factice
qui les fuit. Dirton s' attendoit à perpétuer son
rang et ses dignités dans sa famille, et c' étoit
une nouvelle carriere qu' il voyoit s' ouvrir à son
ambition démesurée.
pressentimens ; ils les traitent de chimeres et
d' absurdités : mais il n' y a point d' homme, s' il
s' interroge de bonne foi, qui n' avoue que dans les
circonstances critiques de sa vie, il a été, pour
ainsi dire, averti par une voix intérieure et sourde
que l' on pourroit appeller la prédiction du
malheur ; cette voix s' élevoit avec son accent
lugubre dans l' ame de Fanny, qui n' étoit pas même
exempte de ces secretes allarmes dans les heures du
repos : des songes sinistres venoient ajouter aux
tristes pensées que le jour avoit produites. Elle
se rappelle les adieux de son mari, son agitation,
ce dernier mot qu' il n' avoit point achevé ; alors
elle est comme frappée d' une effrayante lumiere, et
elle ne voit plus qu' un enchaînement de disgraces prêtes
à l' accabler.
James ne cessoit de regretter le moment où Fanny
s' étoit offerte aux regards du lord. Hélas ! Disoit
à sa femme ce bon vieillard, notre pauvre fille
n' eût-elle pas été plus heureuse d' épouser un homme
de sa condition ? Il ne l' auroit point quittée ; ils
se fussent soulagés, consolés dans leurs travaux ;
je les eusse serrés dans mes bras ; ils m' auroient
soutenu aux bornes de la vie ; ils m' auroient fermé
les yeux. Ah ! Ma chere Fanny, le bonheur n' est que
parmi nous.
Thaley, arrivé à Londres, est emporté par sir
Thoward de plaisirs en plaisirs ; le perfide
connaissoit le coeur humain : il sçavoit que les
faiblesses répétées affaiblissent la voix des
remords ; il entraînoit son ami dans des sociétés
qui émoussoient en lui la délicatesse du sentiment ;
tous les jours, il effaçoit quelques traits de
l' image de Fanny.
Thoward avoit fait confidence au lord
Dirton, oncle de Thaley, de l' aventure de son
neveu ; c' étoit de concert avec ce seigneur qu' il
travailloit à ramener son ami à ce tourbillon
d' amusemens, la ruine et la mort des grandes passions.
Dirton étoit de ces hommes de cour, qui, parvenus à
étouffer la nature, ne sont remués que par l' intérêt
et la vanité, et traitent de petitesse tout autre
sentiment ; l' amour sur-tout leur paroît la chimere
d' une ame resserrée et sans énergie ; ils ne croient
ni à son pouvoir, ni même à ses plaisirs ; ils
regardent la tendresse comme une marque de
pusillanimité, et ils pensent que pour s' élever au
grand, il n' y a point de sacrifices auxquels on ne
doive se soumettre. C' est ainsi qu' ils immolent le
vrai bonheur pour courir après un bonheur factice
qui les fuit. Dirton s' attendoit à perpétuer son
rang et ses dignités dans sa famille, et c' étoit
une nouvelle carriere qu' il voyoit s' ouvrir à son
ambition démesurée.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Thaley commençoit à être attaqué de l' espece de
contagion qui l' entouroit ; il perdoit
de sa sensibilité ; moins empressé à recevoir des
nouvelles de Fanny, il trouvoit à peine le tems de
lui écrire ; son amour diminuoit, s' affaiblissoit ;
il ne se passoit point de jour que les plus jolies
créatures de Londres ne fussent pour lui autant de
circés, qui cherchoient à le plonger dans un
égarement dont il ne pût revenir. Le premier des
ennemis de Fanny étoit la jeunesse de Thaley : à
cet âge a-t-on le courage de se rendre compte de ce
que l' on sent ? L' étourdissement enveloppe le coeur ;
il est réservé à l' âge mûr de goûter les vrais
plaisirs ; les premiers momens où l' on entre dans le
monde produisent une ivresse aussi dangereuse
peut-être pour la véritable volupté que pour la
raison.
Thoward, parmi ses séductions, ne négligeoit pas
d' intéresser la vanité du jeune lord : c' étoit,
comme nous l' avons observé, autant de coups mortels
que l' adroit corrupteur portoit à Fanny, plus
cruels même que toutes les caresses de ces rivales
méprisables de la fille de James. Quand Thoward
crut pouvoir être assuré du succès de ses artifices,
il confia au lord Dirton les dispositions où il
avoit amené son neveu.
Thaley avoit vu au spectacle avec une espece
d' émotion lady Cary, fille du lord Dorfon ;
c' étoit de ces beautés plus jalouses de séduire que
d' être aimées, qui négligent la vérité de la nature,
pour recourir à tous les mensonges de l' art, et dont
l' orgueil ne demande qu' à exciter du bruit, et qu' à
étendre le nombre de leurs adorateurs ; lady Cary
n' avoit pas perdu un coup d' oeil de Thaley, et elle
avoit redoublé de coquetterie pour le mettre dans
ses fers ; ses succès ne lui étoient point échappés.
Cette circonstance favorable au projet du lord
Dirton lui fut rapportée ; il concerta avec le pere
de Cary les moyens d' attacher Thaley ; la maison
du lord Dorfon lui fut ouverte ; la jeune lady, à
chaque visite, lui paraissoit plus charmante. Sir
Thoward, que nous pourrions comparer au héros
infernal de Milton, déployoit toutes ses tentations,
tous ses artifices ; il ajoutoit aux attraits
de la fille du lord, aux graces de son
esprit ; il faisoit parler sur-tout sa haute noblesse,
et l' éclat qu' une telle alliance répandroit sur le
mortel fortuné qui seroit son époux. Enfin mylord
Dirton, instruit des progrès du complot, déclare à
son neveu qu' il se propose de demander pour lui en
mariage la fille du lord Dorfon ; il lui apprend
même que c' est une affaire décidée, et qu' il est
aimé de la jeune personne ; qu' en un mot tout est
prêt, et qu' on n' attend plus que son aveu pour sceller
cette union. Je me flatte, continue-t-il, que vous ne
me désavouerez pas : c' est un des plus riches et des
plus brillans partis de l' Angleterre ; le roi et
toute la cour verront cette alliance avec plaisir.
Thaley change de couleur, tombe aux pieds de son
oncle, lui expose avec des larmes sa situation, les
engagemens qu' il a pris avec Fanny, la nécessité
où il est de les consacrer par un mariage légitime.
Dirton d' abord l' embrasse, le caresse, lui répond
avec une feinte bonté, emploie tout ce qui peut
éblouir son neveu : il demeure inébranlable.
La fureur, les menaces succédent aux prieres;
Dirton chasse Thaley de sa présence ; ce
malheureux lord va se réfugier dans le sein du
serpent Thoward ; celui-ci plus insinuant, plus
dangereux, le ramene à son oncle ; enfin, après bien
de la résistance, bien des combats, Fanny est
sacrifiée, et le lâche Thaley épouse la fille du
lord Dorfon.
contagion qui l' entouroit ; il perdoit
de sa sensibilité ; moins empressé à recevoir des
nouvelles de Fanny, il trouvoit à peine le tems de
lui écrire ; son amour diminuoit, s' affaiblissoit ;
il ne se passoit point de jour que les plus jolies
créatures de Londres ne fussent pour lui autant de
circés, qui cherchoient à le plonger dans un
égarement dont il ne pût revenir. Le premier des
ennemis de Fanny étoit la jeunesse de Thaley : à
cet âge a-t-on le courage de se rendre compte de ce
que l' on sent ? L' étourdissement enveloppe le coeur ;
il est réservé à l' âge mûr de goûter les vrais
plaisirs ; les premiers momens où l' on entre dans le
monde produisent une ivresse aussi dangereuse
peut-être pour la véritable volupté que pour la
raison.
Thoward, parmi ses séductions, ne négligeoit pas
d' intéresser la vanité du jeune lord : c' étoit,
comme nous l' avons observé, autant de coups mortels
que l' adroit corrupteur portoit à Fanny, plus
cruels même que toutes les caresses de ces rivales
méprisables de la fille de James. Quand Thoward
crut pouvoir être assuré du succès de ses artifices,
il confia au lord Dirton les dispositions où il
avoit amené son neveu.
Thaley avoit vu au spectacle avec une espece
d' émotion lady Cary, fille du lord Dorfon ;
c' étoit de ces beautés plus jalouses de séduire que
d' être aimées, qui négligent la vérité de la nature,
pour recourir à tous les mensonges de l' art, et dont
l' orgueil ne demande qu' à exciter du bruit, et qu' à
étendre le nombre de leurs adorateurs ; lady Cary
n' avoit pas perdu un coup d' oeil de Thaley, et elle
avoit redoublé de coquetterie pour le mettre dans
ses fers ; ses succès ne lui étoient point échappés.
Cette circonstance favorable au projet du lord
Dirton lui fut rapportée ; il concerta avec le pere
de Cary les moyens d' attacher Thaley ; la maison
du lord Dorfon lui fut ouverte ; la jeune lady, à
chaque visite, lui paraissoit plus charmante. Sir
Thoward, que nous pourrions comparer au héros
infernal de Milton, déployoit toutes ses tentations,
tous ses artifices ; il ajoutoit aux attraits
de la fille du lord, aux graces de son
esprit ; il faisoit parler sur-tout sa haute noblesse,
et l' éclat qu' une telle alliance répandroit sur le
mortel fortuné qui seroit son époux. Enfin mylord
Dirton, instruit des progrès du complot, déclare à
son neveu qu' il se propose de demander pour lui en
mariage la fille du lord Dorfon ; il lui apprend
même que c' est une affaire décidée, et qu' il est
aimé de la jeune personne ; qu' en un mot tout est
prêt, et qu' on n' attend plus que son aveu pour sceller
cette union. Je me flatte, continue-t-il, que vous ne
me désavouerez pas : c' est un des plus riches et des
plus brillans partis de l' Angleterre ; le roi et
toute la cour verront cette alliance avec plaisir.
Thaley change de couleur, tombe aux pieds de son
oncle, lui expose avec des larmes sa situation, les
engagemens qu' il a pris avec Fanny, la nécessité
où il est de les consacrer par un mariage légitime.
Dirton d' abord l' embrasse, le caresse, lui répond
avec une feinte bonté, emploie tout ce qui peut
éblouir son neveu : il demeure inébranlable.
La fureur, les menaces succédent aux prieres;
Dirton chasse Thaley de sa présence ; ce
malheureux lord va se réfugier dans le sein du
serpent Thoward ; celui-ci plus insinuant, plus
dangereux, le ramene à son oncle ; enfin, après bien
de la résistance, bien des combats, Fanny est
sacrifiée, et le lâche Thaley épouse la fille du
lord Dorfon.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
S' il est permis de donner des couleurs moins noires
à sa perfidie, on dira qu' il fut, en quelque sorte,
traîné à l' autel, qu' il pleura dans les bras même de
son épouse celle qui étoit la femme de son coeur, la
femme avouée et nommée par le ciel ; on dira que
l' image de Fanny s' élevoit toujours au fond de son
ame.
Le cruel Dirton s' étoit chargé d' annoncer à la
malheureuse fille de James son arrêt de mort ; il
avoit promis à son neveu de leur assurer un revenu
suffisant qui pourroit, disoit-il, les consoler de
ce coup terrible. L' oncle adroit n' en resta point à
ce triomphe ; il craignoit toujours que Fanny ne
disputât la victoire ; il fit nommer Thaley envoyé
dans une des cours de l' Europe, les plus éloignées
de l' Angleterre ; Thaley partit donc avec son
épouse, accompagné de sir Thoward, qui ne lui
laissoit pas un moment de réflexion, et qui
l' entretenoit sans cesse de ses dignités et de son
éclat, faible dédommagement des douceurs de
l' innocence et du véritable amour.
Les inquiétudes et la sombre mélancolie de Fanny
augmentoient. Quelques semaines s' étoient déjà
écoulées, elle n' avoit point reçu de lettre de
Thaley ; elle ne pouvoit repousser des soupçons
cruels. En vain étoit-elle rassurée par son pere,
par toute sa famille : comment se dissimuler le
silence d' un homme qu' elle adoroit ? Elle comptoit
les jours, les heures, les momens qui lui restoient
à consumer dans les pleurs, jusqu' au retour de la
saison où elle devoit revoir son époux. Il faut aimer
pour sentir tous les tourmens attachés à l' absence.
Fanny avoit toujours les yeux fixés sur le château ;
elle alloit souvent s' asseoir à l' ombre de l' arbre,
au pied duquel le lord s' étoit mis à ses genoux ;
elle se rappelloit ces expressions de tendresse
échappées à Thaley la premiere fois qu' elle lui
présenta des fleurs ; elle relisoit ses lettres,
les baignoit sans cesse de larmes ; elle cherchoit
à s' aveugler sur des froideurs que le sentiment est
prompt à saisir, et qu' avec la même vivacité, il est
porté à excuser. Enfin le lord étoit tout ce qui
l' occupoit.
à sa perfidie, on dira qu' il fut, en quelque sorte,
traîné à l' autel, qu' il pleura dans les bras même de
son épouse celle qui étoit la femme de son coeur, la
femme avouée et nommée par le ciel ; on dira que
l' image de Fanny s' élevoit toujours au fond de son
ame.
Le cruel Dirton s' étoit chargé d' annoncer à la
malheureuse fille de James son arrêt de mort ; il
avoit promis à son neveu de leur assurer un revenu
suffisant qui pourroit, disoit-il, les consoler de
ce coup terrible. L' oncle adroit n' en resta point à
ce triomphe ; il craignoit toujours que Fanny ne
disputât la victoire ; il fit nommer Thaley envoyé
dans une des cours de l' Europe, les plus éloignées
de l' Angleterre ; Thaley partit donc avec son
épouse, accompagné de sir Thoward, qui ne lui
laissoit pas un moment de réflexion, et qui
l' entretenoit sans cesse de ses dignités et de son
éclat, faible dédommagement des douceurs de
l' innocence et du véritable amour.
Les inquiétudes et la sombre mélancolie de Fanny
augmentoient. Quelques semaines s' étoient déjà
écoulées, elle n' avoit point reçu de lettre de
Thaley ; elle ne pouvoit repousser des soupçons
cruels. En vain étoit-elle rassurée par son pere,
par toute sa famille : comment se dissimuler le
silence d' un homme qu' elle adoroit ? Elle comptoit
les jours, les heures, les momens qui lui restoient
à consumer dans les pleurs, jusqu' au retour de la
saison où elle devoit revoir son époux. Il faut aimer
pour sentir tous les tourmens attachés à l' absence.
Fanny avoit toujours les yeux fixés sur le château ;
elle alloit souvent s' asseoir à l' ombre de l' arbre,
au pied duquel le lord s' étoit mis à ses genoux ;
elle se rappelloit ces expressions de tendresse
échappées à Thaley la premiere fois qu' elle lui
présenta des fleurs ; elle relisoit ses lettres,
les baignoit sans cesse de larmes ; elle cherchoit
à s' aveugler sur des froideurs que le sentiment est
prompt à saisir, et qu' avec la même vivacité, il est
porté à excuser. Enfin le lord étoit tout ce qui
l' occupoit.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Un exprès arrive de la part du lord Dirton ; il
demande à remettre un billet de ce seigneur à
James. Le bon vieillard reçoit avec sa politesse
ordinaire le messager ; il le fait asseoir, prend
l' écrit fatal, et lit ce qui suit :
" je n' emploierai point, mon cher James, le ton de
l' autorité. Je vous épargne des reproches que votre
imprudence et votre conduite mériteroient, et je
veux croire que la bonté paternelle vous a aveuglé.
Vous avez dû sentir que votre fille n' étoit pas
faite pour devenir l' épouse de mon neveu : il faut
donc que vous renonciez à toute prétention.
Vous trouverez dans cette lettre un billet
de cinq cent livres sterlings. Qu' il ne
soit plus question de cette folie du lord Thaley,
ou craignez de m' offenser. "
le lord Dirton.
L' infortuné vieillard n' a pas achevé cette lecture,
qu' il tombe sans connaissance ; il étoit seul ; sa
femme et sa fille arrivent ; elles le relevent, le
font revenir à la vie ; il voit sa fille, il frémit :
-ah ! Ma tendre fille ! Viens, ma pauvre Fanny,
dans mon sein. -mon pere, qu' avez-vous ? Pourquoi
ce trouble, ces larmes, ces sanglots ? Mon pere ! ...
-ma fille... ma fille, nous sommes perdus ; toutes
nos craintes n' étoient que trop fondées ; le lord
Dirton... -eh bien ! -il veut casser ton mariage,
et il a l' inhumanité de m' offrir de l' argent pour
prix de notre honneur ; mylord ne sera pas ton
époux... -je ne serois point sa femme ? ... et que
serois-je donc ?
Ce peu de mots est suivi d' un évanouissement ; on
porte cette malheureuse fille dans
son lit, où elle demeure dans une espece de léthargie.
Reprenez, dit avec fureur le vieillard au messager,
reprenez ce billet et ces bienfaits odieux ; je ne
suis qu' un pauvre homme, ajoûte-t-il avec les
sanglots les plus profonds : mais mylord ne m' ôtera
point mon honneur ; c' est un bien que je tiens de
Dieu, et personne sur la terre, pas même le roi,
ne sçauroit me l' arracher ; il faudra que monseigneur
m' assassine, qu' il soit le bourreau de ma fille, de
ma famille entiere, avant que nous renoncions à nos
droits, avant que nous brisions des noeuds sacrés.
Je vais traîner ma déplorable vieillesse aux pieds
du lord Dirton ; je me rendrai en prison, et l' on
nous jugera... la nature est au-dessus des lords,
et l' on n' aura pas deshonoré impunément un honnête
homme, qui s' est toujours montré le digne serviteur
de mylord. Qu' allez-vous faire, interrompt l' exprès,
qui pleuroit avec ces bonnes gens ? Mon ami, quel
sera le fruit de vos plaintes ? On ne cassera
point le mariage de mylord Thaley... -de quel
mariage parlez-vous ? -vous ignoreriez que le neveu
du lord Dirton vient d' épouser lady Cary, la fille
de mylord Dorfon ? -mylord est marié avec une autre
que Fanny ! ... -et il a même quitté l' Angleterre.
ô ciel ! (s' écrie James, en se promenant tout égaré
de douleur), et l' on se joueroit des liens les plus
respectés ! Mylord peut-il avoir une autre épouse
que Fanny ? . Allons, je cours à Londres ; je vais
y chercher la mort ou la justice : le lord Dirton ne
sçauroit me la refuser.
demande à remettre un billet de ce seigneur à
James. Le bon vieillard reçoit avec sa politesse
ordinaire le messager ; il le fait asseoir, prend
l' écrit fatal, et lit ce qui suit :
" je n' emploierai point, mon cher James, le ton de
l' autorité. Je vous épargne des reproches que votre
imprudence et votre conduite mériteroient, et je
veux croire que la bonté paternelle vous a aveuglé.
Vous avez dû sentir que votre fille n' étoit pas
faite pour devenir l' épouse de mon neveu : il faut
donc que vous renonciez à toute prétention.
Vous trouverez dans cette lettre un billet
de cinq cent livres sterlings. Qu' il ne
soit plus question de cette folie du lord Thaley,
ou craignez de m' offenser. "
le lord Dirton.
L' infortuné vieillard n' a pas achevé cette lecture,
qu' il tombe sans connaissance ; il étoit seul ; sa
femme et sa fille arrivent ; elles le relevent, le
font revenir à la vie ; il voit sa fille, il frémit :
-ah ! Ma tendre fille ! Viens, ma pauvre Fanny,
dans mon sein. -mon pere, qu' avez-vous ? Pourquoi
ce trouble, ces larmes, ces sanglots ? Mon pere ! ...
-ma fille... ma fille, nous sommes perdus ; toutes
nos craintes n' étoient que trop fondées ; le lord
Dirton... -eh bien ! -il veut casser ton mariage,
et il a l' inhumanité de m' offrir de l' argent pour
prix de notre honneur ; mylord ne sera pas ton
époux... -je ne serois point sa femme ? ... et que
serois-je donc ?
Ce peu de mots est suivi d' un évanouissement ; on
porte cette malheureuse fille dans
son lit, où elle demeure dans une espece de léthargie.
Reprenez, dit avec fureur le vieillard au messager,
reprenez ce billet et ces bienfaits odieux ; je ne
suis qu' un pauvre homme, ajoûte-t-il avec les
sanglots les plus profonds : mais mylord ne m' ôtera
point mon honneur ; c' est un bien que je tiens de
Dieu, et personne sur la terre, pas même le roi,
ne sçauroit me l' arracher ; il faudra que monseigneur
m' assassine, qu' il soit le bourreau de ma fille, de
ma famille entiere, avant que nous renoncions à nos
droits, avant que nous brisions des noeuds sacrés.
Je vais traîner ma déplorable vieillesse aux pieds
du lord Dirton ; je me rendrai en prison, et l' on
nous jugera... la nature est au-dessus des lords,
et l' on n' aura pas deshonoré impunément un honnête
homme, qui s' est toujours montré le digne serviteur
de mylord. Qu' allez-vous faire, interrompt l' exprès,
qui pleuroit avec ces bonnes gens ? Mon ami, quel
sera le fruit de vos plaintes ? On ne cassera
point le mariage de mylord Thaley... -de quel
mariage parlez-vous ? -vous ignoreriez que le neveu
du lord Dirton vient d' épouser lady Cary, la fille
de mylord Dorfon ? -mylord est marié avec une autre
que Fanny ! ... -et il a même quitté l' Angleterre.
ô ciel ! (s' écrie James, en se promenant tout égaré
de douleur), et l' on se joueroit des liens les plus
respectés ! Mylord peut-il avoir une autre épouse
que Fanny ? . Allons, je cours à Londres ; je vais
y chercher la mort ou la justice : le lord Dirton ne
sçauroit me la refuser.
nisrine nacer- Nombre de messages : 1044
Date d'inscription : 09/09/2008
Re: François-Thomas-Marie De Baculard D'Arnaud
Il entre dans la chambre de sa fille, qui commençoit
à r' ouvrir les yeux : -ma fille ! Tu ne sçais pas
tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley ! ...
il est marié. -marié ! -oui, marié avec une autre
que toi. -Thaley m' a trahie ! -prens courage ;
nous avons pour nous le bon droit, et l' honneur ;
je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie.
Mylord Dirton seroit-il un barbare, un tigre qu' on
ne pourroit amollir ? Ma chere enfant, (il la presse
avec transport contre son coeur) va, ce n' est pas
vainement que je porterai le nom de ton pere.
On ne sçauroit décrire l' affreuse situation de
Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle
apprit que le lord Thaley étoit parti ! James,
après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses
enfans, après être revenu plusieurs fois pleurer
dans leurs bras, se met en chemin pour Londres,
où il accompagne l' exprès du lord Dirton.
Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour
s' écrier d' une voix expirante : c' est vous, Thaley,
qui me trompez, qui jurez à une autre cette
tendresse que vous m' aviez jurée ! C' est vous qui
l' épousez, qui l' aimez ! Une autre est votre femme !
Vous partez, barbare ! Vous partez, et vous me
laissez à l' opprobre, au deshonneur, à la mort ! Je
ne suis plus votre Fanny ! Ah ! Mylord, étoit-ce
vos biens, votre rang que j' aimois ? Vous lisiez
dans mon coeur, dans ce coeur que vous percez aujourd' hui ;
vous sçavez que je n' adorois que vous, que vous seul ;
ô dieu ! ... et c' est vous qui m' assassinez, qui me
deshonorez, qui faites mourir de douleur mon
vertueux pere !
Ensuite elle retomboit dans son accablement. Jamais
toutes les scênes de malheur dont la terre abonde,
n' avoient offert de spectacle plus touchant.
L' exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel,
suivi de l' infortuné vieillard. à peine se
présente-il aux yeux du lord, qu' il lui demande des
nouvelles de son message : on lui remet pour toute
réponse dans les mains le billet de cinq cent livres
sterlings. Comment, s' écrie Dirton ! Cet impudent
auroit refusé mes bontés ? Il est là, reprit le
domestique. Qu' il entre, poursuit mylord avec
colere ; je sçais comment il faut traiter des gens
de cette espece. James paroit, et se jette aux
pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux pere,
dont la voix expiroit dans les larmes, j' ai
refusé ce prix de mon deshonneur, parce que rien ne
pourroit le payer. Je n' ignore pas que je suis le
serviteur de votre maison, une créature condamnée
au respect et à la soumission la plus humble ; j' ai
fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre
neveu de penser à un mariage si disproportionné : il
ne m' a point écouté, et ma fille n' a été dans ses
bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le
maître de notre sort, mylord : mais le ciel a tissu
ces noeuds, et il n' est que le ciel seul qui puisse
les rompre. Notre unique tache est ma condition
obscure, et ma pauvreté ; il n' y a jamais eu dans
mes parens de lâcheté, ni d' opprobre d' ame...
voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un pere,
à une mere, à une fille, à des malheureux enfin,
qui préferent l' honnêteté à tout ce qui peut être
de plus cher ? J' embrasse vos genoux ; vous leverez
les yeux sur un misérable pere qui reclame votre
humanité, votre justice... -ma justice seroit de
te faire chasser à l' instant de ma maison.
Comment ! Avoir l' audace de rejetter mes bienfaits !
Quand tu aurois cent filles, insolent vieillard,
cinq cent livres sterlings vaudroient mieux qu' elles
toutes. Crois-moi, n' abuse pas de ma bonté, reprends
ce billet, sors, et ne t' avise jamais de reparaître
devant moi. Je ne sortirai point, replique le
vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui
éleve l' ame au-dessus de tous les rangs, et qui met
au niveau tous les hommes ; je ne sortirai point ;
je ne demande que la justice, et je l' obtiendrai.
Il faut que vous me perciez le coeur, ici, à vos
pieds, ou je cours dans Londres à tous les
tribunaux ; j' irai jusqu' au trône ; j' y porterai mes
plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je
suis, ajoûte l' honnête James avec des sanglots
éloquens, un pauvre fermier : mais je suis pere,
et un pere outragé ; on entendra mes cris ; ils
frapperont, ils déchireront tous les coeurs ; ils
retentiront dans les ames les plus insensibles, et
l' on prononcera entre nous. J' ai pour moi la
nature et la vérité... je meurs de douleur, mylord ;
non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé
d' autres liens ; on a voulu par cette feinte tenter
ma probité. Ah ! Mylord, encore une fois, voyez à
vos genoux un malheureux pere, qui les embrasse
avec soumission, qui ne les quittera point qu' il ne
vous ait touché. Je n' implore que l' humanité, la
seule humanité. Vous futes pere, mylord ; c' est un
pere expirant de vieillesse et de douleur qui se
traîne à vos pieds... non, vous ne serez point
capable d' une action aussi indigne de votre rang !
Il n' est pas possible... tiens, reprend Dirton,
je te donne encore cinq cent livres sterlings, et
qu' il ne soit plus question de toi ni de ta fille.
-vous refusez de m' entendre, mylord ? Vos nouvelles
propositions sont de nouveaux outrages dont vous
m' assassinez. Eh bien ! Mylord, vous m' arracherez
la vie ; vous vous souillerez de mon sang ; vous me
foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à
ma fille. -insolent ! Je crois que tu veux chez
moi me faire violence ! -j' y mourrai,
ou vous m'accorderez votre consentement
pour un mariage qui ne sçauroit vous deshonorer.
à r' ouvrir les yeux : -ma fille ! Tu ne sçais pas
tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley ! ...
il est marié. -marié ! -oui, marié avec une autre
que toi. -Thaley m' a trahie ! -prens courage ;
nous avons pour nous le bon droit, et l' honneur ;
je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie.
Mylord Dirton seroit-il un barbare, un tigre qu' on
ne pourroit amollir ? Ma chere enfant, (il la presse
avec transport contre son coeur) va, ce n' est pas
vainement que je porterai le nom de ton pere.
On ne sçauroit décrire l' affreuse situation de
Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle
apprit que le lord Thaley étoit parti ! James,
après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses
enfans, après être revenu plusieurs fois pleurer
dans leurs bras, se met en chemin pour Londres,
où il accompagne l' exprès du lord Dirton.
Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour
s' écrier d' une voix expirante : c' est vous, Thaley,
qui me trompez, qui jurez à une autre cette
tendresse que vous m' aviez jurée ! C' est vous qui
l' épousez, qui l' aimez ! Une autre est votre femme !
Vous partez, barbare ! Vous partez, et vous me
laissez à l' opprobre, au deshonneur, à la mort ! Je
ne suis plus votre Fanny ! Ah ! Mylord, étoit-ce
vos biens, votre rang que j' aimois ? Vous lisiez
dans mon coeur, dans ce coeur que vous percez aujourd' hui ;
vous sçavez que je n' adorois que vous, que vous seul ;
ô dieu ! ... et c' est vous qui m' assassinez, qui me
deshonorez, qui faites mourir de douleur mon
vertueux pere !
Ensuite elle retomboit dans son accablement. Jamais
toutes les scênes de malheur dont la terre abonde,
n' avoient offert de spectacle plus touchant.
L' exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel,
suivi de l' infortuné vieillard. à peine se
présente-il aux yeux du lord, qu' il lui demande des
nouvelles de son message : on lui remet pour toute
réponse dans les mains le billet de cinq cent livres
sterlings. Comment, s' écrie Dirton ! Cet impudent
auroit refusé mes bontés ? Il est là, reprit le
domestique. Qu' il entre, poursuit mylord avec
colere ; je sçais comment il faut traiter des gens
de cette espece. James paroit, et se jette aux
pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux pere,
dont la voix expiroit dans les larmes, j' ai
refusé ce prix de mon deshonneur, parce que rien ne
pourroit le payer. Je n' ignore pas que je suis le
serviteur de votre maison, une créature condamnée
au respect et à la soumission la plus humble ; j' ai
fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre
neveu de penser à un mariage si disproportionné : il
ne m' a point écouté, et ma fille n' a été dans ses
bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le
maître de notre sort, mylord : mais le ciel a tissu
ces noeuds, et il n' est que le ciel seul qui puisse
les rompre. Notre unique tache est ma condition
obscure, et ma pauvreté ; il n' y a jamais eu dans
mes parens de lâcheté, ni d' opprobre d' ame...
voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un pere,
à une mere, à une fille, à des malheureux enfin,
qui préferent l' honnêteté à tout ce qui peut être
de plus cher ? J' embrasse vos genoux ; vous leverez
les yeux sur un misérable pere qui reclame votre
humanité, votre justice... -ma justice seroit de
te faire chasser à l' instant de ma maison.
Comment ! Avoir l' audace de rejetter mes bienfaits !
Quand tu aurois cent filles, insolent vieillard,
cinq cent livres sterlings vaudroient mieux qu' elles
toutes. Crois-moi, n' abuse pas de ma bonté, reprends
ce billet, sors, et ne t' avise jamais de reparaître
devant moi. Je ne sortirai point, replique le
vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui
éleve l' ame au-dessus de tous les rangs, et qui met
au niveau tous les hommes ; je ne sortirai point ;
je ne demande que la justice, et je l' obtiendrai.
Il faut que vous me perciez le coeur, ici, à vos
pieds, ou je cours dans Londres à tous les
tribunaux ; j' irai jusqu' au trône ; j' y porterai mes
plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je
suis, ajoûte l' honnête James avec des sanglots
éloquens, un pauvre fermier : mais je suis pere,
et un pere outragé ; on entendra mes cris ; ils
frapperont, ils déchireront tous les coeurs ; ils
retentiront dans les ames les plus insensibles, et
l' on prononcera entre nous. J' ai pour moi la
nature et la vérité... je meurs de douleur, mylord ;
non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé
d' autres liens ; on a voulu par cette feinte tenter
ma probité. Ah ! Mylord, encore une fois, voyez à
vos genoux un malheureux pere, qui les embrasse
avec soumission, qui ne les quittera point qu' il ne
vous ait touché. Je n' implore que l' humanité, la
seule humanité. Vous futes pere, mylord ; c' est un
pere expirant de vieillesse et de douleur qui se
traîne à vos pieds... non, vous ne serez point
capable d' une action aussi indigne de votre rang !
Il n' est pas possible... tiens, reprend Dirton,
je te donne encore cinq cent livres sterlings, et
qu' il ne soit plus question de toi ni de ta fille.
-vous refusez de m' entendre, mylord ? Vos nouvelles
propositions sont de nouveaux outrages dont vous
m' assassinez. Eh bien ! Mylord, vous m' arracherez
la vie ; vous vous souillerez de mon sang ; vous me
foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à
ma fille. -insolent ! Je crois que tu veux chez
moi me faire violence ! -j' y mourrai,
ou vous m'accorderez votre consentement
pour un mariage qui ne sçauroit vous deshonorer.
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