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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)

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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:13

À Valognes

Ex imo.

C'était dans la ville adorée,
Sarcophage pour moi des premiers souvenirs,
Où tout enfant j'avais, en mon âme enivrée,
Rêvé ces bonheurs fous qui restent des désirs !
C'était là... qu'une après-midi, dans une rue,
Dont un soleil d'août, de sa lumière drue,
Frappait le blanc pavé désert, - qu'elle passa,
Et qu'en moi, sur ses pas, tout mon coeur s'élança !
Elle passa, charmante à n'y pas croire,
Car ils la disent laide ici, - stupide gent !
Tunique blanche au vent sur une robe noire,
Elle était pour mes jeux comme un vase élégant,
Incrusté d'ébène et d'ivoire !
Je la suivis... - Ton coeur ne t'a pas dit tout bas
Que quelqu'un te suivait, innocente divine,
Et mettait... mettait, pas pour pas,
Sa botte où tombait ta bottine ?...
Qui sait ? Dieu te sculpta peut-être pour l'amour,
Ô svelte vase humain, élancé sur ta base !
Pourquoi donc n'es-tu pas, ô vase !
L'urne de ce coeur mort que tu fis battre un jour !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Débouclez-les, vos longs cheveux. .

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:14

Débouclez-les, vos longs cheveux de soie,
Passez vos mains sur leurs touffes d'anneaux,
Qui, réunis, empêchent qu'on ne voie
Vos longs cils bruns qui font vos yeux si beaux !
Lissez-les bien, puisque toutes pareilles
Négligemment deux boucles retombant
Roulent autour de vos blanches oreilles,
Comme autrefois, quand vous étiez enfant,
Quand vos seize ans ne vous avaient quittée
Pour s'en aller où tous nos ans s'en vont,
En nous laissant, dans la vie attristée,
Un coeur usé plus vite que le front !
Ah ! c'est alors que je vous imagine
Vous jetant toute aux bras de l'avenir,
Sans larme aux yeux et rien dans la poitrine...
Rien qui vous fît pleurer ou souvenir !

Ah ! de ce temps montrez-moi quelque chose
En vous coiffant comme alors vous étiez ;
Que je vous voie ainsi, que je repose
Sur vos seize ans mes yeux de pleurs mouillés...
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Je vivais sans coeur

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:14

À ***.

Je vivais sans coeur, tu vivais sans flamme,
Incomplets, mais faits pour un sort plus beau ;
Tu pris de mes sens, - je pris de ton âme,
Et tous deux ainsi nous nous partageâme :
Mais c'est toi qui fis le meilleur cadeau !

Oui ! c'est toi, merci... C'est toi, sainte femme,
Qui m'as fait sentir le profond amour...
Je mis de ma nuit dans ta blancheur d'âme,
Mais toi, dans la mienne, as mis le grand jour !

Je tombais, tombais... Cet ange fidèle
Qui suit les coeurs purs ne me suivait pas...
Pour me soutenir me manquait son aile...
Mais Dieu m'entr'ouvrit ton coeur et tes bras !

Et j'aime tes bras... tes bras mieux qu'une aile ;
Car une aile, hélas ! sert à nous quitter :
L'ange ailé s'en va, lorsque Dieu l'appelle...
Tandis que des bras servent à rester !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty L’Échanson

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:15

À Clary.

Tu ne sais pas, Clary, quand, heureuse, ravie,
Tu me tends ton épaule et ton front tour à tour,
Que dans la double coupe où je puise la vie
Il est un autre goût que celui de l'amour...
Ô ma chère Clary, tu ne sais pas sans doute
Qu'il est derrière nous un funèbre Échanson
Dont la main doit verser d'abord, goutte par goutte,
Dans tout amour un froid poison.

Dès que nous nous aimons, cet Échanson terrible
Apparaît, - et grandit, comme un spectre fatal ;
Il ne nous quitte plus... présent, quoique invisible,
De l'amour partagé mystérieux vassal.
Partout où nous allons, comme un sinistre Page,
Il s'attache à nos pas, il se tient à nos flancs,
Et l'horrible poison que d'abord il ménage
Bientôt il le verse à torrents !

Il le verse et l'on boit... Dans les yeux qu'on adore
Du poison répandu naissent, hélas ! des pleurs ;
Ils coulent ; on les boit ; - mais lui, lui, verse encore,
Et le poison cruel a filtré dans nos coeurs !
Il verse ; - et le baiser se glace aux lèvres pures ;
Il verse ; - et tout périt des plus fraîches amours !
Mais, comme indifférent à tant de flétrissures,
L'Empoisonneur verse toujours !...

Ne l'as-tu jamais vu, ce pâle et noir Génie
Qui naît avec l'amour pour le faire mourir ?
N'as-tu jamais senti se glisser dans ta vie
Le poison qui, plus tard, doit si bien la flétrir ?
N'as-tu jamais senti, sur tes lèvres avides,
De l'Échanson de mort le philtre affreux passer ?...
Car le jour n'est pas loin peut-être où, les mains vides,
Il n'aura plus rien à verser !

Et quand ce jour-là vient tout est fini pour l'âme ;
Tous les regrets sont vains, tous les pleurs superflus !
L'amant n'est plus qu'un homme, et l'amante une femme,
Et ceux qui s'aimaient tant, hélas ! ne s'aiment plus !
Une clarté jaillit, une clarté cruelle,
Qui montre les débris du coeur brisé, vaincu ;
« Ce n'est plus toi ! » dit-il. - « Ce n'est plus toi ! » dit-elle
Le masque tombe, et l'on s'est vu.

Ô ma pauvre Clary, ma fidèle maîtresse,
Nous verrons-nous un jour ainsi (destin jaloux !),
Sans ce masque divin que nous met la jeunesse,
Masque d'illusions, cent fois plus beau que nous ?
Verrons-nous, ma Clary, - grand Dieu ! faut-il le croire ? -
Le noir Empoisonneur entre nous quelque jour,
Tout prêt à nous verser, à nous tout prêts à boire,
L'effroyable ennui de l'amour ?

Hélas ! c'est déjà fait... j'ai bu du froid breuvage
Que l'Échanson de mort verse, - et qu'il faut tarir ;
Et j'ai senti, Clary, chaque jour davantage,
Que je l'épuiserais sans pouvoir en mourir !
S'il t'est doux de m'aimer, préserve ta tendresse,
Ne bois pas que bien tard, bien longtemps après moi !
Et rêve encor l'amour du coeur qui te délaisse...
Du triste coeur qui fut à toi !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty La Beauté

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:15

À Armance.

Eh quoi ! vous vous plaignez, vous aussi, de la vie !
Vous avez des douleurs, des ennuis, des dégoûts !
Un dard sans force aux yeux, sur la lèvre une lie,
Et du mépris au coeur ! - Hélas ! c'est comme nous !
Lie aux lèvres ? - poison, reste brûlant du verre ;
Dard aux yeux ? - rapporté mi-brisé des combats ;
Et dans le coeur mépris ? - Éternel Sagittaire
Dont le carquois ne tarit pas !

Vous avez tout cela, - comme nous, ô Madame !
En vain Dieu répandit ses sourires sur vous !
La Beauté n'est donc pas tout non plus pour la femme
Comme en la maudissant nous disions à genoux,
Et comme tant de fois, dans vos soirs de conquête,
Vous l'ont dit vos amants, en des transports perdus,
Et que, pâle d'ennui, vous détourniez la tête,
Ô Dieu ! n'y pensant déjà plus...

Ah ! non, tu n'es pas tout, Beauté, - même pour Celle
Qui se mirait avec le plus d'orgueil en toi,
Et qui, ne cachant pas sa fierté d'être belle,
Plongeait les plus grands coeurs dans l'amour et l'effroi !
Ah ! non, tu n'es pas tout... C'est affreux ; mais pardonne !
Si l'homme eût pu choisir, il n'eût rien pris après ;
Car il a cru longtemps, au bonheur que tu donne,
Beauté ! que tu lui suffirais !

Mais l'homme s'est trompé, je t'en atteste, Armance !
Qui t'enivrais de toi comme eût fait un amant,
Puisant à pleines mains dans ta propre existence,
Comme un homme qui boit l'eau d'un fleuve en plongeant.
Pour me convaincre, hélas ! montre-toi tout entière ;
Dis-moi ce que tu sais... l'amère vérité.
Ce n'est pas un manteau qui cache ta misère,
C'est la splendeur de la Beauté !

Dis-moi ce que tu sais... De ta pâleur livide,
Que des tempes jamais tes mains n'arracheront
Et qui semble couler d'une coupe homicide
Que le Destin railleur renversa sur ton front ;
De ton sourcil froncé, de l'effort de ton rire,
De ta voix qui nous ment, de ton oeil qui se tait,
De tout ce qui nous trompe, hélas ! et qu'on admire,
Ah ! fais-moi jaillir ton secret.

Dis tout ce que tu sais... Rêves, douleur et honte,
Désirs inassouvis par des baisers cuisants,
Nuits, combats, voluptés, souillures qu'on affronte
Dans l'infâme fureur des échevèlements !
Couche qui n'est pas vide et qu'on fuit, - fatale heure
De la coupable nuit dont même on ne veut plus,
Et qu'on s'en va finir - au balcon - où l'on pleure,
Et qui transit les coudes nus !

Ah ! plutôt, ne dis rien ! car je sais tout, Madame !
Je sais que le Bonheur habite de beaux bras ;
Mais il ne passe pas toujours des bras dans l'âme...
On donne le bonheur, on ne le reçoit pas !
La coupe où nous buvons n'éprouve pas l'ivresse
Qu'elle verse à nos coeurs, brûlante volupté !
Vous avez la Beauté, - mais un peu de tendresse,
Mais le bonheur senti de la moindre caresse,
Vaut encor mieux que la Beauté.
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty La Haine du soleil

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:16

À Mademoiselle Louise Read.

Un soir, j'étais debout, auprès d'une fenêtre...
Contre la vitre en feu j'avais mon front songeur,
Et je voyais, là-bas, lentement disparaître
Un soleil embrumé qui mourait sans splendeur !
C'était un vieux soleil des derniers soirs d'automne,
Globe d'un rouge épais, de chaleur épuisé,
Qui ne faisait baisser le regard à personne,
Et qu'un aigle aurait méprisé !

Alors, je me disais, en une joie amère :
« Et toi, Soleil, aussi, j'aime à te voir sombrer !
Astre découronné comme un roi de la terre,
Tête de roi tondu que la nuit va cloîtrer ! »
Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres !
Tes cheveux d'or auront tout à coup repoussé !
Qu'importe ! j'aurai cru que tu meurs quand tu sombres !
Un moment je l'aurai pensé !

Un moment j'aurai dit : « C'en est fait, il succombe,
Le monstre lumineux qu'ils disaient éternel !
Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe
N'est qu'un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel ! »
Grimace de mourir ! grimace funéraire !
Qu'en un ciel ennuité chaque jour il fait voir...
Eh bien, cela m'est doux de la sentir vulgaire,
Sa façon de mourir ce soir !

Car je te hais, Soleil, oh ! oui, je te hais comme
L'impassible témoin des douleurs d'ici-bas...
Chose de feu, sans coeur, je te hais comme un homme !
L'être que nous aimons passe et tu ne meurs pas !
L'oeil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie,
Un jour perdra son feu, son azur, sa beauté,
Et tu l'éclaireras de ta lumière impie,
Insultant d'immortalité.

Et voilà, vieux Soleil, pourquoi mon coeur t'abhorre !
Voilà pourquoi je t'ai toujours haï, Soleil !
Pourquoi je dis, le soir, quand le jour s'évapore :
« Ah ! si c'était sa mort et non plus son sommeil ! »
Voilà pourquoi je dis, quand tu sors d'un ciel sombre :
« poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) 426491 ! ses six mille ans l'ont enfin achevé !
L'oeil du cyclope a donc enfin trouvé dans l'ombre
La poutre qui l'aura crevé ! »

Et que le sang en pleuve et sur nos fronts ruisselle,
A la place où tombaient tes insolents rayons !
Et que la plaie aussi nous paraisse éternelle
Et mette six mille ans à saigner sur nos fronts !
Nous n'aurons plus alors que la nuit et ses voiles,
Plus de jour lumineux dans un ciel de saphir !
Mais n'est-ce pas assez que le feu des étoiles
Pour voir ce qu'on aime mourir ?

Pour voir la bouche en feu par nos lèvres usée
Nous dire froidement : « C'est fini, laisse-moi ! »
Et s'éteindre l'amour qui, dans notre pensée,
Allumait un soleil plus éclatant que toi !
Pour voir errer parmi les spectres de la terre
Le spectre aimé qui semble et vivant et joyeux,
La nuit, la sombre nuit est encore trop claire...
Et je l'arracherais des cieux !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Le Cid

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:16

Un soir, dans la Sierra, passait Campéador ;
Sur sa cuirasse d’or le soleil mirait l’or
Des derniers flamboiements d’une soirée ardente
Et semblait du héros la splendeur flamboyante !
Il n’était qu’or partout, du cimier aux talons ;
L’or des cuissards froissait l’or des caparaçons ;
Des rubis grenadins faisaient feu sur son casque.
Mais ses yeux en faisaient plus encor sous son masque...
Superbe, et de loisir, il allait sans pareil,
Et n’ayant rien à battre, il battait le soleil !

Et les pâtres perchés aux rampes des montagnes,
Se le montraient flambant, au loin dans les campagnes,
Comme une tour de feu, ce grand cavalier d’or,
Et disaient : « C’est saint Jacque ou bien Campéador, »
Confondant tous les deux dans une même gloire,
L’un pour mieux l’admirer, l’autre pour mieux y croire.
Or, comme il passait là, magnifique et puissant,
Et calme, et grave, et lent, le radieux passant
Entendit dans le creux d’un ravin solitaire,
Une voix qui semblait, triste, sortir de terre !
Et c’était, étendu sur le sol, un lépreux,
Une immondice humaine, un monstre, un être affreux,
Les deux pieds du cheval, se dressant en arrière,
Dont l’aspect fit lever tout droit dans la poussière,
S’ils touchaient à cet être, en resteraient souillés
Comme s’il eût compris que les fers de ses pieds,
Cependant le héros, dans sa splendeur d’archange,
Et qu’il ne pourrait plus en essuyer la fange ;
Inclinant son panache éclatant, aperçut
Le hideux malandrin, sale et vil, le rebut
Du haut de son cheval cabré, comme d’un trône,
Du monde, — il lui tendit noblement son aumône,
Qui la lui demandait au nom de Jésus-Christ !
A ce lépreux impur, contagieux maudit,
C’est alors qu’on put voir une chose touchante :
Allongeant vers le Cid sa main pulvérulente,
Le lépreux accroupi se mit sur ses genoux,
Surpris — le repoussé — de voir un homme doux
Ne pas montrer l’horreur qu’inspirait sa présence
Et touché dans le coeur de voir cette pitié,
Et ne pas l’écarter du bois dur de sa lance ;
Dans un de ces élans plus forts que la nature,
Il osa, lui, le vil, l’affreux, l’humilié,
Au gantelet d’acier coller sa bouche impure.

Le malheureux savait qu’il pouvait appuyer,
Sans lui donner son mal, sur le brillant acier,
Le mouiller de sa lèvre, y traîner son haleine.
Lui qui n’avait jamais baisé de main humaine
Et qui donnait la mort d’un seul attouchement,
Vautra son front dartreux sur l’acier de ce gant,
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère ;
Immobile, il restait le grand Campéador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d’or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l’or de sa cuirasse ?..
Mais il fixa longtemps le lépreux, — puis, soudain,
Il arracha son gant et lui donna la main.
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty la maitresse rousse

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:17

Je pris pour maître, un jour, une rude Maîtresse,
Plus fauve qu'un jaguar, plus rousse qu'un lion !
Je l'aimais ardemment, - âprement, - sans tendresse,
Avec possession plus qu'adoration !
C'était ma rage, à moi ! la dernière folie
Qui saisit, - quand, touché par l'âge et le malheur,
On sent au fond de soi la jeunesse finie...
Car le soleil des jours monte encor dans la vie,
Qu'il s'en va baissant dans le coeur !

Je l'aimais et jamais je n'avais assez d'elle !
Je lui disais : « Démon des dernières amours,
Salamandre d'enfer, à l'ivresse mortelle,
Quand les coeurs sont si froids, embrase-moi toujours !
Verse-moi dans tes feux les feux que je regrette,
Ces beaux feux qu'autrefois j'allumais d'un regard !
Rajeunis le rêveur, réchauffe le poète,
Et, puisqu'il faut mourir, que je meure, ô Fillette !
Sous tes morsures de jaguar ! »

Alors je la prenais, dans son corset de verre,
Et sur ma lèvre en feu, qu'elle enflammait encor,
J'aimais à la pencher, coupe ardente et légère,
Cette rousse beauté, ce poison dans de l'or !
Et c'étaient des baisers !... Jamais, jamais vampire
Ne suça d'une enfant le cou charmant et frais
Comme moi je suçais, ô ma rousse hétaïre,
La lèvre de cristal où buvait mon délire
Et sur laquelle tu brûlais !

Et je sentais alors ta foudroyante haleine
Qui passait dans la mienne et, tombant dans mon coeur,
Y redoublait la vie, en effaçait la peine,
Et pour quelques instants en ravivait l'ardeur !
Alors, Fille de Feu, maîtresse sans rivale,
J'aimais à me sentir incendié par toi
Et voulais m'endormir, l'air joyeux, le front pâle,
Sur un bûcher brillant, comme Sardanapale,
Et le bûcher était en moi !

« Ah ! du moins celle-là sait nous rester fidèle, -
Me disais-je, - et la main la retrouve toujours,
Toujours prête à qui l'aime et vit altéré d'elle,
Et veut dans son amour perdre tous ses amours ! »
Un jour elles s'en vont, nos plus chères maîtresses ;
Par elles, de l'Oubli nous buvons le poison,
Tandis que cette Rousse, indomptable aux caresses,
Peut nous tuer aussi, - mais à force d'ivresses,
Et non pas par la trahison !

Et je la préférais, féroce, mais sincère,
A ces douces beautés, au sourire trompeur,
Payant les coeurs loyaux d'un amour de faussaire...
Je savais sur quel coeur je dormais sur son coeur !
L'or qu'elle me versait et qui dorait ma vie,
Soleillant dans ma coupe, était un vrai trésor !
Aussi ce n'était pas pour le temps d'une orgie,
Mais pour l'éternité, que je l'avais choisie :
Ma compagne jusqu'à la mort !

Et toujours agrafée à moi comme une esclave,
Car le tyran se rive aux fers qu'il fait porter,
Je l'emportais partout dans son flacon de lave,
Ma topaze de feu, toujours près d'éclater !
Je ressentais pour elle un amour de corsaire,
Un amour de sauvage, effréné, fol, ardent !
Cet amour qu'Hégésippe avait, dans sa misère,
Qui nous tient lieu de tout, quand la vie est amère,
Et qui fit mourir Sheridan !

Et c'était un amour toujours plus implacable,
Toujours plus dévorant, toujours plus insensé !
C'était comme la soif, la soif inexorable
Qu'allumait autrefois le philtre de Circé.
Je te reconnaissais, voluptueux supplice !
Quand l'homme cherche, hélas ! dans ses maux oubliés,
De l'abrutissement le monstrueux délice...
Et n'est - Circé ! - jamais assez, à son caprice,
La Bête qui lèche tes pieds !

Pauvre amour, - le dernier, - que les heureux du monde,
Dans leur dégoût hautain, s'amusent à flétrir,
Mais que doit excuser toute âme un peu profonde
Et qu'un Dieu de bonté ne voudra point punir !
Pour bien apprécier sa douceur mensongère,
Il faudrait, quand tout brille au plafond du banquet,
Avoir caché ses yeux dans l'ombre de son verre
Et pleuré dans cette ombre, - et bu la larme amère
Qui tombait et qui s'y fondait !

Un soir je la buvais, cette larme, en silence...
Et, replongeant ma lèvre entre tes lèvres d'or,
Je venais de reprendre, ô ma sombre Démence !
L'ironie, et l'ivresse, et du courage encor !
L'Esprit - l'Aigle vengeur qui plane sur la vie -
Revenait à ma lèvre, à son sanglant perchoir...
J'allais recommencer mes accès de folie
Et rire de nouveau du rire qui défie...
Quand une femme, en corset noir,

Une femme... Je crus que c'était une femme,
Mais depuis... Ah ! j'ai vu combien je me trompais,
Et que c'était un Ange, et que c'était une Ame,
De rafraîchissement, de lumière et de paix !
Au milieu de nous tous, charmante Solitaire,
Elle avait les yeux pleins de toutes les pitiés.
Elle prit ses gants blancs et les mit dans mon verre,
Et me dit en riant, de sa voix douce et claire
« Je ne veux plus que vous buviez ! »

Et ce simple mot-là décida de ma vie,
Et fut le coup de Dieu qui changea mon destin.
Et quand elle le dit, sûre d'être obéie,
Sa main vint chastement s'appuyer sur ma main.
Et, depuis ce temps-là, j'allai chercher l'ivresse
Ailleurs... que dans la coupe où bouillait ton poison,
Sorcière abandonnée, ô ma Rousse Maîtresse !
Bel exemple de plus que Dieu dans sa sagesse,
Mit l'Ange au-dessus du démon !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Les Nénuphars

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:18

À la baronne H. de B.

Nénuphars blancs, ô lys des eaux limpides,
Neige montant du fond de leur azur,
Qui, sommeillant sur vos tiges humides,
Avez besoin, pour dormir, d'un lit pur ;
Fleurs de pudeur, oui ! vous êtes trop fières
Pour vous laisser cueillir... et vivre après.
Nénuphars blanc, dormez sur vos rivières,
Je ne vous cueillerai jamais !

Nénuphars blancs, ô fleurs des eaux rêveuses,
Si vous rêvez, à quoi donc rêvez-vous ?...
Car pour rêver il faut être amoureuses,
Il faut avoir le coeur pris... ou jaloux ;
Mais vous, ô fleurs que l'eau baigne et protège,
Pour vous, rêver... c'est aspirer le frais !
Nénuphars blancs, dormez dans votre neige !
Je ne vous cueillerai jamais !

Nénuphars blancs, fleurs des eaux engourdies
Dont la blancheur fait froid aux coeurs ardents,
Qui vous plongez dans vos eaux détiédies
Quand le soleil y luit, Nénuphars blancs !
Restez cachés aux anses des rivières,
Dans les brouillards, sous les saules épais...
Des fleurs de Dieu vous êtes les dernières !
Je ne vous cueillerai jamais !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Oh ! les yeux adorés

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:18

À Clara.

Oh ! les yeux adorés ne sont pas ceux qui virent
Qu'on les aimait, - alors qu'on en mourait tout bas !
Les rêves les plus doux ne sont pas ceux que firent
Deux êtres, coeur à coeur et les bras dans les bras !
Les bonheurs les plus chers à notre âme assouvie
Ne sont pas ceux qu'on pleure après qu'ils sont partis ;
Mais les plus beaux amours que l'on eut dans la vie
Du coeur ne sont jamais sortis !

Ils sont là, vivent là, durent là. - Les Années
Tombent sur eux en vain. On les croit disparus,
Perdus, anéantis, au fond des destinées !...
Et le Destin, c'est eux, qui semblaient n'être plus !
On a dix fois aimé depuis eux. - La jeunesse
A coulé, fastueuse et brûlante, - et le Temps
Amène un soir d'hiver, par la main, la Vieillesse,
Qui nous prend, elle ! par les flancs !

Mais ces flancs terrassés qu'on croyait sans blessure
En ont une depuis qu'ils respirent, hélas !
D'un trait mal appuyé, légère égratignure,
Qui n'a jamais guéri, mais qui ne saignait pas !
Ce n'était rien... le pli de ces premières roses
Qu'on s'écrase au printemps sur le coeur, quand il bout...
Ah ! dans ce coeur combien il a passé de choses !
Mais ce rien resté... c'était tout !

On n'en parlait jamais... Jamais, jamais personne
N'a su que sous un pli de nos coeurs se cachait,
Comme une cantharide au fond d'une anémone,
Un sentiment sans nom que rien n'en détachait !
Ce n'était pas l'amour exprimé qui s'achève
Dans des bras qu'on adore et qu'on hait tour à tour.
Ce n'était pas l'amour, ce n'en était qu'un rêve...
Mais c'était bien mieux que l'amour !

Et sous tous ces amours qui fleurissent la vie,
Et sous tous les bonheurs qui peuvent l'enivrer,
Nous avons retrouvé toujours cette folie,
A laquelle le coeur n'a rien à comparer !
Et nous avons subi partout l'étrange empire
De ce rêve tenace, - et vague, - mais vainqueur,
Et jusque dans tes bras, Clara, ce doux Vampire
Est venu s'asseoir sur mon coeur.

Tu ne devinas pas ce que j'avais dans l'âme...
Tu faisais à mon front couronne de ton bras,
Et de ton autre main qui me versait sa flamme
Tu me tâtais ce coeur où, toi, tu n'étais pas !
Tu cherchais à t'y voir, chère fille égarée,
Tu disais : « Tu te tais, mon bien-aimé ; qu'as-tu ?... »
Je n'avais rien, Clara, - mais, ma pauvre adorée,
C'est ce rien-là que j'avais vu !

Il se levait tout droit, ce rien, dans ma pensée.
Ce n'était qu'un fantôme... un visage incertain...
Mais des chers souvenirs de notre âme abusée
Le plus fort, c'est toujours, toujours le plus lointain !
Perspective du coeur ardent qui se dévore,
Le passé reculant brille plus à nos yeux...
Et le jour le plus beau n'est qu'un spectre d'aurore,
Qui revient rôder dans les cieux !

Et toi, tu l'as été, ce spectre d'une aurore,
Dont le rayon pour moi ne s'éteignit jamais !
Mais toi, jour de mes yeux, ma Clara que j'adore,
Tu n'as pas effacé cette autre que j'aimais !
Une étoile planant sur les mers débordées
Se mire dans leurs flots et rit de leurs combats...
Combien donc nous faut-il de femmes possédées
Pour valoir celle qu'on n'eut pas ?...
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Oh ! pourquoi voyager ?

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:19

Oh ! pourquoi voyager ? as-tu dit. C'est que l'âme
Se prend de longs ennuis et partout et toujours ;
C'est qu'il est un désir, ardent comme une flamme,
Qui, nos amours éteints, survit à nos amours !
C'est qu'on est mal ici ! - Comme les hirondelles,
Un vague instinct d'aller nous dévore à mourir ;
C'est qu'à nos coeurs, mon Dieu ! vous avez mis des ailes.
Voilà pourquoi je veux partir !

C'est que le coeur hennit en pensant aux voyages,
Plus fort que le coursier qui sellé nous attend ;
C'est qu'il est dans le nom des plus lointains rivages
Des charmes sans pareils pour celui qui l'entend ;
Irrésistible appel, ranz des vaches pour l'âme
Qui cherche son pays perdu - dans l'avenir ;
C'est fier comme un clairon, doux comme un chant de femme.
Voilà pourquoi je veux partir !

C'est que toi, pauvre enfant, et si jeune et si belle,
Qui vivais près de nous et couchais sur nos coeurs,
Tu n'as pas su dompter cette force rebelle
Qui nous jeta vers toi pour nous pousser ailleurs !
Tu n'as plus de mystère au fond de ton sourire,
Nous le connaissons trop pour jamais revenir ;
La chaîne des baisers se rompt, - l'amour expire...
Voilà pourquoi je veux partir !

En vain, tout en pleurant, la femme qui nous aime
Viendrait à notre épaule agrafer nos manteaux,
Nous resterions glacés à cet instant suprême ;
A trop couler pour nous des pleurs ne sont plus beaux.
Nous n'entendrions plus cette voix qui répète :
« Oh ! pourquoi voyager ? » dans un tendre soupir,
Et nous dirions adieu sans retourner la tête.
Voilà pourquoi je veux partir !

Oh ! ne m'accuse pas ; accuse la nature,
Accuse Dieu plutôt, - mais ne m'accuse pas !
Est-ce ma faute, à moi, si dans la vie obscure
Mes yeux ont soif de jour, mes pieds ont soif de pas ?
Si je n'ai pu rester à languir sur ta couche,
Si tes bras m'étouffaient sans me faire mourir,
S'il me fallait plus d'air qu'il n'en peut dans ta bouche...
Voilà pourquoi je veux partir !

Pourquoi ne pouvais-tu suffire à ma pensée
Et tes yeux n'être plus que mes seuls horizons ?
Pourquoi ne pas cacher ma tête reposée
Sous les abris d'or pur de tes longs cheveux blonds ?
Comme la jeune épouse endormie à l'aurore,
La fleur d'amour, comme elle, au soir va se rouvrir...
Mais si l'amour n'est plus, pourquoi de l'âme encore ?
Voilà pourquoi je veux partir !

Tu ne la connais pas, cette vie ennuyée,
Lasse de pendre au mât, avide d'ouragan.
Toi, tu restes toujours, sur ton coude appuyée,
A voir stagner la tienne ainsi qu'un bel étang.
Restes-y ! Mon amour fut l'ombre d'un nuage
Sur l'étang ; - le soleil y reviendra frémir !
Tu ne garderas pas trace de mon passage...
Voilà pourquoi je veux partir !

Ô coupe de vermeil où j'ai puisé la vie,
Je ne t'emporte pas dans mon sein tout glacé !
Reste derrière moi, reste à demi remplie,
Offrande à l'avenir et débris du passé.
Je peux boire à présent, sans que trop il m'en coûte,
Un breuvage moins doux et moins prompt à tarir,
Dans le creux de mes mains, aux fossés de la route...
Voilà pourquoi je veux partir !

Mais, si c'est t'offenser que partir, oh ! pardonne ;
Quoique de ces douleurs dont tu n'eus point ta part,
Rien, hélas ! (et pourtant autrefois tu fus bonne !)
Ne saurait racheter le crime du départ.
Pourquoi t'associerais-je à mon triste voyage ?
Lorsque tu le pourrais, oserais-tu venir ?
Plus sombre que Lara, je n'aurai point de page...
Voilà pourquoi je veux partir !

Et qu'importe un pardon ! - Innocent ou coupable,
On n'est jamais fidèle ou parjure à moitié ;
Le coeur, sans être dur, demeure inébranlable,
Et l'oubli lui vaut mieux qu'une vaine pitié.
Ah ! l'oubli ! quel repos quand notre âme est lassée !
Endors-toi dans ses bras, sans rêver ni souffrir...
Je ne veux rien de toi... pas même une pensée !
Voilà pourquoi je veux partir !

Car il est, tu le sais, ô femme abandonnée,
Un voyageur plus vieux, plus sans pitié que moi,
Et ce n'est pas un jour, quelques mois, une année,
Mais c'est tout qu'il doit prendre, aux autres comme à toi !
Tel que des épis d'or sciés d'un bras avide,
Il prend beauté, bonheur, et jusqu'au souvenir,
Fait sa gerbe et s'en va du champ qu'il laisse aride...
Voilà pourquoi je veux partir !

Oui ! partir avant lui, partir avant qu'il vienne !
Te laisser belle encor sous tes pleurs répandus,
Ne pas chercher ta main qui froidit dans la mienne,
Et, sous un front terni, tes yeux, astres perdus !
N'eût-on que le respect de celle qui fut belle
Il faudrait s'épargner de la voir se flétrir,
Puisque Dieu ne veut pas qu'elle soit immortelle !
Voilà pourquoi je veux partir !
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Te souviens-tu ?

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:20

À Mademoiselle Marthe Brandès.
Te souviens-tu ?



Te souviens-tu du soir, où près de la fenêtre
Ouverte d'un salon plein de joyeux ébats,
Tu n'avais pas seize ans... les avais-tu ?... Peut-être ?
Sous le rideau tombé, nous nous parlions tout bas ?...
Ce n'était pas l'amour que t'exprimait ma bouche,
Mon coeur était trop vieux, trop glacé, trop hautain,
Pour parler à ton coeur ; mais, prophète farouche,
Je te prédisais ton destin.

Et toi, tu m'écoutais, sur la barre accoudée ;
Tu me montrais ta nuque, en me cachant ton front ;
Et tu restais muette à la cruelle idée
De ce premier amour qui, t'ayant possédée,
Deviendra mon dernier affront !
Nuit, ciel, jardin, massifs, dehors tout était sombre,
Et tu regardais dans ce noir.
Mais ton coeur de seize ans avait encor plus d'ombre,
Et là, comme dehors, tu ne pouvais rien voir !

Mais moi, moi, j'y voyais ! mes yeux perçaient le voile
Qui te cachait ton avenir,
Et je voyais au loin monter l'affreuse étoile
De ce premier amour qui pour toi doit venir !
Je te disais alors : « Il va bientôt paraître
Celui-là qui prendra d'autorité vos jours !
Mais moi qui ne veux pas vous voir subir un maître,
J'aurai disparu pour toujours ! »

C'est fait... Je suis sorti maintenant de ta vie
Sans t'avoir dit l'adieu qu'on se dit quand on part ;
Silencieusement j'emporte ma folie...
Pour être aimé de toi, j'étais venu trop tard.
Tu ne m'as pas trahi. Je n'ai rien à te dire...
Ce qui fut entre nous, c'est la Fatalité.
D'aucune illusion tu n'eus sur moi l'empire,
Sinon celle de ta fierté !

Te l'avais-je assez exaltée,
Pour résister à ton futur vainqueur ?
Ai-je cru te l'avoir plantée
Assez avant dans ton trop faible coeur ?
J'avais donc mis trop haut ton âme.
En toi de la fierté ? non ! pas même d'orgueil !
Est-ce que tu pouvais être plus qu'une femme ?
Les bras fermés sur toi sont pour moi ton cercueil.
Et si, devant mes yeux, un de ces soirs peut-être,
Tu passes, entraînant tous les coeurs sous tes pas,
Ne baisse pas les tiens ; - car tu m'as fait connaître
Ce genre de mépris qui même ne voit pas !...
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Treize ans

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:20

Elle avait dix-neuf ans. Moi, treize. Elle était belle ;
Moi, laid. Indifférente, - et moi je me tuais...
Rêveur sombre et brûlant, je me tuais pour elle.
Timide, concentré, fou, je m'exténuais...
Mes yeux noirs et battus faisaient peur à ma mère ;
Mon pâle front avait tout à coup des rougeurs
Qui me montaient du coeur comme un feu sort de terre !
Je croyais que j'avais deux coeurs.

Un n'était pas assez pour elle. Ma poitrine
Semblait sous ces deux coeurs devoir un jour s'ouvrir
Et les jeter tous deux sous sa fière bottine,
Pour qu'elle pût fouler mieux aux pieds son martyr !
Ô de la puberté la terrible démence !
Qui ne les connut pas, ces amours de treize ans ?
Solfatares du coeur qui brûlent en silence,
Embrasements, étouffements !

Je passais tous mes jours à ne regarder qu'elle...
Et le soir, mes deux yeux, fermés comme deux bras,
L'emportaient, pour ma nuit, au fond de leur prunelle...
Ah ! le regard fait tout, quand le coeur n'ose pas !
Le regard, cet oseur et ce lâche, en ses fièvres,
Sculpte le corps aimé sous la robe, à l'écart...
Notre coeur, nos deux mains, et surtout nos deux lèvres ;
Nous les mettons dans un regard !

Mais un jour je les mis ailleurs... et dans ma vie
Coup de foudre reçu n'a fumé plus longtemps !
C'est quand elle me dit : « Cousin, je vous en prie... »
Car nous étions tous deux familiers et parents ;
Car ce premier amour, dont la marque nous reste
Comme l'entaille, hélas ! du carcan reste au cou,
Il semble que le Diable y mêle un goût d'inceste
Pour qu'il soit plus ivre et plus fou !

Et c'était un : « Je veux ! » que ce : « Je vous en prie,
Allons voir le cheval que vous dressez pour moi... »
Elle entra hardiment dans la haute écurie,
Et moi, je l'y suivis, troublé d'un vague effroi...
Nous étions seuls ; l'endroit était grand et plein d'ombre,
Et le cheval, sellé comme pour un départ,
Ardent au râtelier, piaffait dans la pénombre...
Mes deux lèvres, dans mon regard,

Se collaient à son corps, - son corps, ma frénésie ! -
Arrêté devant moi, cambré, voluptueux,
Qui ne se doutait pas que j'épuisais ma vie
Sur ses contours, étreints et mangés par mes yeux !
Elle avait du matin sa robe blanche et verte,
Et sa tête était nue, et ses forts cheveux noirs
Tordus, tassés, lissés sans une boucle ouverte,
Avaient des lueurs de miroirs !

Elle se retourna : « Mon cousin, - me dit-elle
Simplement, - de ce ton qui nous fait tant de mal ! -
Vous n'êtes pas assez fort pour me mettre en selle ?... »
Je ne répondis point, - mais la mis à cheval
D'un seul bond !... avec la rapidité du rêve,
Et, ceignant ses jarrets de mes bras éperdus,
Je lui dis, enivré du fardeau que j'enlève :
« Pourquoi ne pesez-vous pas plus ? »

Car on n'a jamais trop de la femme qu'on aime
Sur le coeur, - dans les bras, - partout, - et l'on voudrait
Souvent mourir pâmé... pâmé sous le poids même
De ce cors, dense et chaud, qui nous écraserait !
Je la tenais toujours sous ses jarrets, - la selle
Avait reçu ce poids qui m'en rendait jaloux,
Et je la regardais, dans mon ivresse d'elle,
Ma bouche effleurant ses genoux ;

Ma bouche qui séchait de désir, folle, avide...
Mais Elle, indifférente en sa tranquillité,
Tendait rêveusement les rênes de la bride,
- Callipyge superbe, assise de côté ! -
Tombant sur moi de haut, en renversant leur flamme,
Ses yeux noirs, très couverts par ses cils noirs baissés,
Me brûlaient jusqu'au sang, jusqu'aux os, jusqu'à l'âme,
Sans que je leur criasse : « Assez ! »

Et le désir, martyre à la fois et délice,
Me couvrait de ses longs frissons interrompus ;
Et j'éprouvais alors cet étrange supplice
De l'homme qui peut tout... et pourtant n'en peut plus !
A tenir sur mes bras sa cuisse rebondie,
Ma tête s'en allait, - tournoyait, - j'étais fou !
Et j'osai lui planter un baiser... d'incendie
Sur la rondeur de son genou !

Et ce baiser la fit crier comme une flamme
Qui l'eût mordue au coeur, au sein, au flanc, partout !
Et ce baiser tombé sur un genou de femme
Par la robe voilé, puis ce cri... ce fut tout !
Ce fut tout ce jour-là. - Rigide sur sa selle,
Elle avait pris mon front et avait écarté
De ses tranquilles mains, ce front, ce front plein d'elle,
Rebelle qu'elle avait dompté !

Et ce fut tout depuis, - et toujours. Notre vie
S'en alla bifurquant par des chemins divers.
Peut-être elle oublia, cet instant de folie,
Où de la voir ainsi mit mon âme à l'envers !
Elle oublia. Moi, non. Et nulle de ces femmes
Qui, depuis, m'ont le mieux passé les bras au cou,
N'arracha de ma lèvre, avec sa lèvre en flammes,
L'impression de ce genou !
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Poème En Prose Posthume

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:23

Amaïdée. (1834)
Par Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)
I.
Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait
roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait
briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique
rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce
magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout
du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les
laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux
comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes,
couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières
lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre
colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et
mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et
détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du
paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les
vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos
tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La
dernière voile, blondie par le soleil couchant, que l’on eût pu suivre à
l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une
vague luisante et indéfinie, et la mer rêveuse restait là, le sein sans soupir
et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet
pour dormir.

Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poète Somegod, bâtie sur
la pente de la falaise. Pauvre maison, dont le ciment tenait à peine et le toit
pendait à moitié, maison qui n’était qu’un abri au poète comme à la mouette
sauvage. « Aux hommes mortels disait Somegod et aux oiseaux qui passent, faut-
il donc plus que des abris ? » Le toit fragile branlait aux aspérités du roc
éternel : ainsi l’espérance en l’âme immortelle, cette frêle richesse des
justes, a parfois pour base la vertu. Hélas ! si fragile qu’il fût, bien des
générations de mouettes y remplaceraient celles qui, lasses du vol et de la mer,
y venaient sécher leurs ailes trempées, et cette chose rare et grande, et qui
dure peu, un Poète, aurait bien après Somegod le temps d’y revenir !

Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue aux contours de la
porte de Somegod, semblait une de ces couronnes que l’on appendait au seuil des
Temples anciens et qui s’y était flétrie, comme un don méprisé par les Dieux.
Somegod était assis au pied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les
vapeurs des brisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps si
doux et si farouche, comme la double nature de tous ces faons blessés et qui
fuient emportant le roseau empenné dans les bois. Mais souvent, après ce vent
mordant et froid, ce vent habituel des rivages, des terres cultivées et des
collines parfumées qui s’étendaient à la gauche de la falaise, une haleine plus
douce lui venait, comme si la Nature se fût repentie, comme si, apaisée par de
l’amour, elle avait eu peur de toucher trop fort son délicat et bel Alcibiade,
qui n’avait pas, comme l’autre, jeté sa flûte dans les fontaines, mais qui
l’avait gardée pour elle.

Un jour, il était venu des villes on ne savait d’où et il s’était retiré sous
ce chaume désert et depuis longtemps abandonné, comme un oiseau de plus au
milieu de tous ceux qui posaient leurs pieds sur cette falaise où il avait
trouvé son nid, nid sans oeufs et sans douce couvée ; car, plus sauvage que les
aigles eux-mêmes, Somegod n’avait pas de compagne qui lui peuplât sa solitude.
Si quelque jeune fille des pêcheurs, quelque belle et hardie créature, libre
comme l’air vif de la montagne, bondissante et pure comme la mer, blonde comme
les grèves environnantes, passait près de lui aux pentes de la falaise, aux
sinuosités de la baie, Somegod ne relevait pas la tête. Il s’en allait lentement
et sans but, courbé déjà comme un homme plein de jours et d’expérience. On
aurait dit que la jeunesse lui avait été donnée en vain.

Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit se rejeter au sein
quitté de la Nature, on les juge d’abord malheureux. Peut-être ce jugement
n’est-il pas trop stupide pour le monde ; car jamais la Nature n’est plus belle
que quand nous avons le coeur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est la
Douleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde au désert et de
la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée de notre âme pour nous empêcher
d’y rentrer si nous ne voulons périr ! C’est cette douleur que les hommes n’ont
pas vue qu’à la face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraient
en Somegod.

Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de choses font souffrir
dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âme avait été atteinte. Ah !
la tunique restait en plis gracieux sur cette poitrine et en gardait bien le
secret. D’ailleurs, que ce soit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous
tarissons nos âmes en soupirs, ils résonnent la même harmonie, ce ne sont tous
que des soupirs, et Dieu seul ne les confond pas.

Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegod avait dompté les
pensées de sa première jeunesse. Les passions trompées ou invaincues ne se
trahissaient pas à ses lèvres dans ces languissants sourires qui ne sont plus
même amers, tant ils disent bien la vie, tant on est allé au fond des choses !
Nulle flamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, qui
n’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais la Volupté et le
Doute, ces deux énervations terribles, ne lui faisaient voiler à demi entre ses
paupières rapprochées, regard de femme, de serpent et de mourant tout ensemble,
et que vous aviez, ô Byron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas
une tristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle était tristesse ;
car les plus grandes sont encore de nous !

À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granit triangulaire,
informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste à cette grande exilée du monde
de son vieux culte de Déesse : une pierre rongée de chryste marine et de mousse,
au bord de l’Océan et au fond des bois, et de loin en loin quelques poitrines
?... Pourquoi Somegod, à cette heure sacrée, n’avait-il pas sa harpe entre ses
genoux nerveux, ne fût-ce que pour y appuyer sa tête inclinée et écouter le vent
du ciel et de l’onde soupirer, en passant à travers les cordes ébranlées,
l’agonie du jour ? Ah ! c’est qu’une harpe manquait à Somegod, qu’elle manque à
tous, et qu’elle n’est qu’un gracieux symbole. Les Poètes passent dans la vie
les mains oisives, ne sachant les poser que sur leurs coeurs ou à leurs fronts,
d’où ils tirent seulement quelques douces paroles que parfois la Justice de Dieu
fait immortelles.

Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, et ce n’était plus par
mots entrecoupés comme il lui en échappait souvent dans le silence quand, ivre
de la Nature et de la Pensée, il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait
en chancelant, et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle de
volupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’il disait, il
ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de ces grandes irruptions de l’âme
infinie dans l’espace immense, domaine dont, comme les Dieux d’Homère, en trois
pas elle a fait le tour. Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de
sincérité et d’affection ; il les adressait à un homme encore dans la fleur de
la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sous le trop mûr
épanouissement. Celui-ci était debout, une main étendue sur les anfractuosités
du rocher contre lequel il était appuyé et qu’il dominait de tout le buste,
buste mince et pliant comme celui d’une femme, enveloppe presque immatérielle
des passions qui semblaient l’avoir consumé. Il tenait d’une main un bâton de
voyage semblable à celui que les mendiants, les seuls pèlerins de notre âge, ont
l’habitude de porter, et dont il tourmentait rêveusement le sol.

Te voilà donc, Altaï ! lui disait Somegod. C’est bien toi ! Un peu plus
avancé dans la vie, après deux ans que nous ne nous sommes revus, après les
siècles de ces quelques jours ! Te voilà revenu à Somegod, te voilà cherchant le
Poète et sa solitude. Va ! je ne t’avais point oublié. Tu n’es point de ceux
qu’on oublie. Quand, il y a trois heures, tu descendais la plus lointaine de ces
collines que le soleil couvrait de ses ruissellements d’or, je t’ai reconnu, ô
Altaï ! Je t’ai bien reconnu à ta démarche, à la manière dont tu portais la
tête, à la fierté calme et jamais démentie de tes mouvements. Je me suis dit : «
C’est Altaï qui descend là-bas la colline ; c’est lui qui revient trouver
Somegod, le poète, le rêveur, le défaillant. » Et j’ai éprouvé jusque dans la
moelle de mes os une joie secrète, quelque chose de véhément et d’intime
comparable, sans doute, à ce qu’éprouvent les hommes capables d’amitié, et j’ai
mieux compris, dans cet élan de mon âme à toi, ces sentiments qu’avant de te
connaître je me croyais interdits. Je me suis levé de cette pierre où je passe
une partie de mes jours et j’ai pris mon bâton blanc derrière ma porte, et j’ai
descendu plus vitement la falaise que la jeune fille qui va voir débarquer son
père le pêcheur, après une absence de sept nuits. Je me suis arrêté plusieurs
fois pour te regarder venir. Je cherchais à démêler de si loin dans ton allure
et tes attitudes le travail de ces deux ans écoulés ! Mais tu n’avais pas plus
changé qu’un marbre sur un piédestal : ton pied, contempteur de la terre, la
foulait toujours avec le même mépris, et comme autrefois tu portais légèrement
la fatigue et le poids du soleil, et dans la route comme dans la vie, tu ne te
reposais pas pour boire aux fossés et cueillir des églantines aux buissons.

« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étais plus seul, Altaï. Tu donnais
le bras à une femme que la fatigue avait brisée et qui chancelait, quoique
soutenue par toi. Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créatures
que tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quand tu nous
soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Ne me l’as-tu pas dit
souvent, quand tu avais cherché à armer mon sein de ton âme et que toi, qui peux
tant de choses, tu sentais que tu ne pouvais pas ? Homme unique et que le
désespoir ne peut atteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin
de résignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau, avec ta
suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattre et vaincre ! Ne
perds pas tes facultés à cela. Pourquoi le bassin qui réfléchit le ciel
désirerait-il être une des montagnes qui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui
sache lequel est le plus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou
du bassin. »

« Quelle était cette femme, ô Altaï ? Je l’ai vue de plus près quand tu t’es
approché et que j’ai pris ta main dans les miennes, et quoique la beauté des
femmes ne me cause pas d’impressions bien vives et que Dieu m’en ait refusé
l’intelligence, cependant elle m’a semblé belle. Et puis elle n’est pas née
d’hier non plus ; elle a bu aux sources des choses comme nous. La première
guirlande de ses jours est fanée et tombée dans le torrent qui l’emporte, et la
trace des douleurs fume à son front, comme sur la route celle du char qui vient
d’y passer ! Pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite au
visage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toute femme qui
souffrit est plus que belle à mes yeux : elle est sainte. Douleur ! douleur ! on
a là le plus merveilleux des prestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de
mon âme, dans mon culte de la Nature. Je me sens plus pieux pour elle les jours
où elle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée que toute-puissante.

« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude
? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus belle que
l’amour encore et que tu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu
parlais avec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ? L’aurais-
tu trouvée à la fin ?... Ou bien ton coeur ardent et tendre, ce grand coeur qui
fait les héros et les amants, n’est-il pas lassé d’aimer, lassé de tenter
l’impossible ? Et ne crois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est
une vanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujours des femmes dans ta
vie ! toujours ce qui ne put tomber dans la mienne remplissant la tienne
jusqu’aux bords ! Je ne connais rien à ces amours terribles et suaves qui
naissent entre vous tous qui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais,
Altaï, tu l’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ; car ta voix sonore
s’assouplit comme un accent de rossignol en lui parlant ; car tes yeux, quand tu
la regardes, s’attendrissent comme si tu n’étais pas calme et grand ; car,
pendant le repas frugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une
seule fois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres, soulevée par
ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur le lit de feuilles mortes du
Poète, à l’abri de cette hospitalité un peu sauvage, mais cordiale, et la seule
que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un
soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton
âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.

« Ô Somegod ! répondait Altaï, cette femme que je traîne avec moi n’est pas
celle que tu supposes. Tu t’es mépris, et ces deux années ne m’ont rien appris
que je ne susse avant de les vivre. Tu ne l’ignores pas, je fus vieux de bonne
heure. Il est des hommes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi et moi,
ô Somegod ! nous sommes un peu de ces hommes-là. Quand je te disais que l’amour
aurait moins encore que la jeunesse ; quand, le coeur plein de ce sentiment
formidable qui échappe à la volonté, je cherchais anxieusement à chaque aurore
si douze heures de nuit, un jour de plus, ne l’en avaient pas arraché, si la
flamme ondoyante et pure ne s’était pas éteinte dans l’âtre noir et refroidi, ce
n’était pas la terreur si commune aux hommes de voir un bien fuir les mains qui
le possédaient et s’écrouler et se perdre, et les laisser veufs, pauvres,
désolés ! ce n’était pas cette terreur qui m’égarait jusqu’au désespoir de
l’amour. J’avais mis la grandeur humaine à souffrir ; je voulais être grand.
Pourquoi donc me serais-je épouvanté de l’avenir ? Pourquoi serais-je entré en
de telles défiances ? Aussi était-ce une conviction profonde et tranquille comme
le sentiment de la vie que je t’exprimais, ô Somegod ! une certitude
inébranlable et sereine qui découlait des sommets de la raison et qui projetait
sa lumière sur l’âme encore passionnée, et d’une façon si souveraine que l’âme
aveugle en sentait confusément la présence et n’osait donner de démentis à cette
évidence indomptable. Les années peuvent venir, ô Somegod ! l’homme plie et
s’use, mais la vérité demeure, et les expériences successives attestent
l’éternité de la raison. Ô Somegod ! j’ai pu aimer encore, j’ai pu retremper mes
lèvres dans la lie du calice épuisé, mais, à coup sûr, je n’y ai pas plus trouvé
d’ivresse que dans le temps où il semblait assez plein pour ne pas de sitôt
tarir ! Si jamais, pas même à l’heure où l’homme, en proie à des émotions
divines, est le plus entraîné et s’oublie, la démence n’a pas monté plus haut
que le coeur et que le bonheur en qui l’on croit fut étouffé dans un jugement, ce
n’est pas quand l’âme traîne ses ailes, lasses d’avoir erré et essuyé à tous les
angles de roches sa gorge sanglante qu’elle y fait saigner un peu plus, que des
illusions décevantes viendraient se jouer enfantinement de la pensée.

« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui ne peut-on pas
aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi. Le dernier sentiment que je
porte dans ma poitrine depuis des années est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas
une gloire, c’est un hasard, et je ne m’en enorgueillis pas. Cette femme n’est
pas non plus mon amie. Pour qu’une femme puisse être l’amie d’un homme, il faut
qu’elle ait une immense pureté ou une grande force. Dans ce monde effronté et
dans l’esclavage de nos moeurs, laquelle de ces choses est la plus commune ?
Voici trois ans que je les cherche, ces deux perles précieuses, la pureté et la
force. Je ne sais pas si Dieu les y a mises, mais à présent Dieu vannerait
l’Océan qu’il ne les y trouverait plus ! Pour la pureté, ce serait encore
quelques enfances au sein des campagnes, ignorance, hébétement, torpeur, puretés
grossières, perle d’une eau terne et d’une transparence bien douteuse ; mais
pour la force, ô Somegod ! il n’y aurait rien. Cette femme qui dort là dans ta
maison, ô Poète ! est aussi faible que toutes les autres, et moins pure peut-
être. Ce qu’elle m’est, je ne le sais point, si ce n’est : ni mon amante ni mon
amie. Ô histoire éternelle de toutes les femmes ! Mais de quels mystérieux
anneaux est donc faite cette chaîne fragile qui nous unit ?

« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleur endurée ? Car, toi qui ne
vois que les grands horizons du monde réfléchis dans le miroir de ton âme,
panthéiste noyé et épars en toutes choses, planté sur ton rocher et en face de
la Nature comme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et de la
pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femme qu’elle avait eu,
comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard, dilaté comme celui des aigles,
accoutumé à embrasser des lignes immenses, a saisi à travers cette beauté
humaine ces imperceptibles vestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si
souvent, brise le bloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage
comme des rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si la Douleur est
sacrée, elle est commune ; elle n’est point un privilège parmi les hommes : elle
les égalise comme la Mort. Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la
Douleur qui m’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie que
toutes celles qui souffrent sur la terre ?...

« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sort que celle-ci.
Elles étaient la proie de nobles peines, elles répandaient de généreuses larmes
en face du gibet où pendait l’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance
immolée ou le plus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumes
de leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient des paupières !
J’ai passé près d’elles m’assouvissant de ces grands spectacles, m’y trempant
comme Achille dans le Styx, afin de me rendre invincible ; j’ai passé muet, car
je n’ignorais pas que l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir
ni pleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je à leur dire, à
ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance de nos coeurs, à ces
souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’il semble, quand nous ne les éprouvons
plus, à ces Rachels qui ne veulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique
qui, trahis par l’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide pour
s’arracher leur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Mais celle-ci,
ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sa peine n’était pas un deuil
héroïque, une affliction qui relève et que l’on veut bien ; elle ne faisait pas
comme la Lacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous ! » car
elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie à rester sur le
champ de bataille, et elle avait perdu son bouclier.

« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous les délices qui
passaient et repassaient dessus comme la main de la femme de Macbeth sur la
tache de sang, sans l’effacer, un lent pli de sourcils au-dessus de deux yeux
sereins et reposés comme les lacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire
retenait aux paupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurs
presque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il les couve et les
féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignit cette joue il fait une pourpre
ardente et hâve, cruelle brûlure de l’âme dont elle est un reflet. L’oeil perd sa
sérénité impudente ; la bouche, son sourire si doux et si stupide ; la larme
finit par tomber dans les lèvres devenues sérieuses ; on souffre davantage, sans
doute ; les horreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoir gré de
la violence, on finit par se reprendre en respect de soi-même pour se frapper
si courageusement de son mépris !

« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devant cette femme, à qui les
grandes douleurs de la vie n’avaient pas entr’ouvert la poitrine. Elles avaient
glissé sur son sein comme sur de l’émail ; mais, même en glissant, elles
pénètrent encore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelques
gouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source des choses. Puisqu’elle
avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pas dit quelquefois, ô Poète, ô toi
qui n’as pas mis ta destinée à la disposition des hommes, que la vie était un
don funeste, que la Nature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde
et plus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela était répandu jusque
dans le rouge coeur des plus belles roses entr’ouvertes, au fond de leurs plus
purs parfums ! Mais cette vie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si
cette honte vague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. Ô
Somegod ! il ne faut pas l’épaisseur d’un cheveu pour que l’âme soit opprimée et
malheureuse, et on ne la sort de cet atone et misérable supplice qu’en la
redoublant d’énergie, qu’en enfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis !
Elle, elle était, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai les
ardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de me suivre, elle
était errante comme moi à travers le monde, y traînant sa honte comme moi j’y
traînais mes ennuis, et y cherchant je ne sais quel bonheur nerveux et débile,
comme moi j’y poursuivais une trop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs,
sous les cieux étoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan
de sa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elle était
disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa tête comme un voile
mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjà penchée, comme d’attendre, se
répandait sous la première main. C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que
je m’arrêtai devant elle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru
par elle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles de sa vie,
dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits de volupté bruyante ou
recueillie, elle n’avait point perdu l’intelligence des nobles paroles. La
feuille de saule sauve un insecte, tombée du bec de la colombe ou de la main
d’un enfant. Je jetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Du
moins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pas le langage du
monde et qui ne lui promettais pas d’amour !

« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur des femmes, consomment un
forfait plus grand encore en leur rapetissant la conscience, qu’ils finissent
toujours par étouffer. Elles peuvent être avilies sans être coupables. Victimes
jusque dans leurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on les
accuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoir des entrailles,
Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’est pas l’amour, ce n’est pas la
pitié, ce n’est pas un de ces sentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la
vie, dont tous les fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure,
qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice. Vois-tu ! il faut
qu’il y ait des hommes qui payent pour l’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je
n’ai pas au coeur une grande espérance ; cette femme est faible, et peut-être
m’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’action en sort comme une
épée de son fourreau ; mais c’est quand on doute qu’il est beau d’agir. Je suis
venu te trouver, ô Poète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ; car,
si ma parole est trop rude pour ces délicates oreilles accoutumées aux suavités
des flûtes et aux endormissements du plaisir, la tienne ne l’effarouchera pas.
Elle l’entendra mieux. Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux
fruits tombés de ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera les villes
et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu la relever dans ta grande
Nature, la baigner dans ses eaux éternelles et l’en faire sortir purifiée !

« Ton dessein est beau, Altaï ; il est digne de toi, reprit le Poète. Mais
qu’as-tu besoin de Somegod ? Tu es bien toujours l’Altaï, le triste et serein
Altaï, qui sème sans croire à la récolte, ce généreux laboureur qui jette le blé
aux quatre vents du ciel ! Homme infortuné et grand, qui, pour ne plus croire à
la Providence, n’as pas apostasié la Vertu, et qui, sans une espérance dans le
coeur, combats pourtant comme si tu devais remporter la victoire !... »

Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. La nuit les
surprit devisant. Elle tomba entre eux comme un silence ; Dieu jeta dans les
airs ses poignées d’étoiles, et parmi elles et plus bas que le ciel, sur la
terre obscure, quelque rossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de
la lumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegod et dans
l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme. Altaï était rentré dans la maison ; il
regardait la femme qui dormait, à la lueur épaisse et fumeuse de la lampe
d’argile.

Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avait pris la
Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux, s’emparait de plus vaste
encore : la misérable créature. C’était la part du Lion.
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Poème En Prose Posthume

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:24

II

Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussi beau, aussi lumineux
qu’au temps où les hommes l’adoraient en l’appelant Apollon ; il dardait ses
flèches d’or sur la mer sombre qui en roulait les étincellements dans ses flots,
semblable à la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture rose ceignait
le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancs d’Aphrodite, et
l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dont elle est le présage
s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient des traînées de jour à travers des
ombres lentes à disparaître. Un vent presque liquide de fraîcheur s’élevait de
la mer et déroulait les perles de rosée suspendues à la chryste marine de la
falaise, tapis nuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nuds des
jeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendre au loin,
mais confus encore comme le premier réveil des hommes, distincts seulement à
cause de la pureté de l’air du matin.

Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la première feuille tombée
du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpable respirée par le regard et gardée
dans la pensée, ce sein plus intime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle
ne se flétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenait des grèves à
sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jour devenu pénétrant avait sans
doute réveillés. Il croyait les retrouver assis aux pierres de la porte,
admirant ce magnifique spectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons
que le jour infinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il les aperçut par
la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dont il ne savait pas encore
le nom. Le Philosophe attachait quelque imperceptible agrafe à la robe, comme
l’aurait pu faire une humble servante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit
point à sourire de la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et
forts qui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens une
amabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle à tout, vous
aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvre entr’ouverte ! Il y a des
maternités plus ineffables que celles des mères, des grâces plus grandes que
celles des femmes, dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules
ou qui lace un brodequin défait.

« Amaïdée, c’est notre hôte », dit Altaï en relevant la tête. Il venait
d’achever son travail. L’agrafe avait fixé la robe sur le sein de la femme, qui
se tourna vers le Poète en lui disant un bonjour déjà familier. Somegod put
mieux juger de la beauté qui l’avait frappé d’abord en Amaïdée quand il l’avait
vue pour la première fois. Les nattes de ses cheveux n’étaient plus souillées de
poussière, le teint noirci de la sueur du voyage, le front maculé de ces grandes
taches d’un roux âcre et livide que l’on doit à l’échauffement et à la fatigue ;
les cheveux n’avaient plus d’autre nuance que celle de quelque tresse dorée qui
rayonnait capricieusement dans leur jais et qui s’en détachait d’une façon plus
vive aux obliques ondulations de la lumière. Le teint avait repris sa couleur
uniforme et mate dans laquelle circulait une vie profonde, sans pourpre aux
joues, sans blancheur nulle part ; c’était un bistre fondu dans les chairs. Les
sourcils, noirs et arqués, se prolongeaient fort loin dans les tempes, ce qui
donnait une expression remarquable à ses yeux, dont les larges prunelles étaient
jaunes et d’une si admirable transparence qu’on allait d’un seul trait au fond
de ce regard étincelant, humide, cristallin et calme, avait dit Altaï, comme un
lac aux pieds des montagnes, mais quand le soleil y verse son or pur dans une
mélancolique soirée.

Ce regard ne trahissait rien du passé, de la vie, de l’âme. Il était doux comme
l’indifférence, un peu vague, mais sans rêverie qui l’égarât loin de vous. De
flamme plus rapide qui s’en échappât, il n’y en avait point. Jamais un désir ne
le tournait éloquemment vers le ciel ; jamais un regret ne l’abaissait vers la
terre. Ce n’eût pas été un regard de femme, si la peine n’avait gonflé en les
violaçant les veines fatiguées qui erraient et se perdaient aux paupières. Là
retentissait la vie muette ailleurs, et aussi dans un sillon entre les sourcils,
trace d’une pensée rarement absente. Quand cette pensée revenait plus triste ou
plus amère, le sillon se creusait davantage, mais le rapprochement des sourcils
n’était ni heurté ni même subit ; il se faisait avec une lenteur harmonieuse et
n’altérait jamais la fixité habituelle du regard. Toute la physionomie de cette
femme était dans ce simple et fréquent mouvement de sourcils. Le front était
bas, les joues larges, la lèvre roulée et accusant dans son éclat terni les
ardeurs fiévreuses de l’haleine, ce simoun du désert du coeur qui règne dans les
bouches malades de la soif toujours trompée des voluptés de la vie !

Elle vint s’asseoir à la place ordinaire du Poète, en dehors de la cabane, et,
s’appuyant le menton dans sa main, elle regarda la mer avec ses yeux aussi
humides et aussi diaphanes que les flots dans une anse peu profonde. Le jour
doux et argenté du matin adoucissait merveilleusement ce qu’il y avait de hâve
dans cette beauté qui ressemblait à une rose jaune presque déchirée à force
d’être épanouie et que le temps avait meurtrie, et mille souffles et mille
mains. Altaï et Somegod s’assirent près d’elle.

« Ô Amaïdée ! lui dit Altaï, à quoi penses-tu devant un spectacle si nouveau
pour toi ? Ne t’épouvantes-tu pas de cette vie qui commence et à laquelle tu fus
si peu accoutumée par celle dont tu as vécu jusqu’ici ?

Non ! je ne m’épouvante pas, dit-elle. Doutes-tu déjà de mon courage, Altaï ?
Crains-tu que les mollesses de ma vie m’aient brisée au point de me rendre
incapable du moindre effort ? Et d’ailleurs tout était-il donc mollesse dans
cette vie que tu me reproches ? Ai-je moins bien dormi sur le lit de feuilles
sèches de Somegod que sur les lits de soie abandonnés ?

Non ! mon enfant, répondit le Philosophe, plus jeune que celle à qui il
adressait cette appellation protectrice, mais bien plus vieux par la sagesse,
cette paternité plus auguste que celle des cheveux blancs et de la nature ; ce
serait déjà bien tôt pour te démentir.

Sais-tu, Altaï, ajouta Amaïdée d’une voix lente, que l’accent dont tu dis
cela est bien triste ? Ô homme que l’on dit être fort, ta parole n’est jamais
découragée, mais ta voix l’est toujours ! Pourquoi ?

Parce que je connais la destinée et la vie, répondit Altaï en prenant dans ses
bras la taille d’épi tremblant de la jeune femme qu’il avait peut-être craint
d’affliger, et que je n’attends rien d’elles deux ! »

Amaïdée écarta la caresse et fronça lentement ses longs sourcils.


« Ce n’est pas moi qui suis cruel, reprit Altaï, Amaïdée ! ce n’est pas moi.

Ô Somegod ! dit Amaïdée avec une adorable naïveté, seule chose qu’elle eût
gardée ; seul trésor qu’elle n’eût pas dépensé dans ses somptuosités de
Cléopâtre. Il ne croit à rien, pas même à moi qui ai tout quitté pour le suivre
! Quand je lui parle de mon amour, il ne rit pas, mais il est pourtant aussi
sceptique que s’il branlait la tête en riant, et il m’embrasse au front comme un
enfant malade qu’on apaise.

Tu ne m’avais pas parlé de cet amour, ô Altaï ? dit Somegod avec une voix
grave.

À quoi bon, répondit le Philosophe, puisque je n’y croyais pas ! »


Une larme, une de ces larmes qui en valent des torrents dans les yeux de celles
qui sont restées pures, cerna les noirs cils d’Amaïdée, mais ne roula point sur
sa joue, quoique cette âme sans fierté ne mît pas sa gloire à la dévorer. Altaï
la vit :

« On ne supprime point une larme en l’essuyant, dit-il. Mais, ô Amaïdée, une
larme n’est jamais stérile, et on se purifie quand on pleure !...

Et quand on aime... » reprit la femme avec noblesse.


Mais le Philosophe secoua la tête ; un sourire de dédain ouvrit ses lèvres comme
le précurseur de quelque réponse inflexible ; puis le dédain se changea en
sourire de mélancolie, et il n’osa pas appuyer son stoïcisme sur cette pauvre
créature abattue, qui croyait que l’on se relevait de la mêlée en saisissant
encore une fois les genoux d’un homme et en tordant passionnément ses beaux bras
autour de ce dernier autel.

« Écoute-moi, ô Amaïdée ! dit Altaï. L’amour passe, et la vertu demeure. Si
je t’ai entraînée avec moi, ce n’était ni comme une victime ni comme une
esclave. Je ne suis point un de ces insolents triomphateurs de l’âme des femmes,
chassant devant eux les troupeaux qui leur serviront d’hécatombes. En me
suivant, je te voulais libre ; je le désirais, du moins. Tu ne l’étais pas, et
c’est peut-être la raison pour laquelle tu es venue. Vous autres femmes, vous
n’avez que des enthousiasmes et n’obéissez qu’à des sentiments. Mais si je te
laissai obéir au tien, ô mon enfant ! si je ne te mis pas la main sur la bouche
quand tu me répétas cette triste parole que tu m’aimais, et si je ne partis pas
seul, c’est que j’étais sûr que le temps t’arracherait du coeur cette épine et
que je te voulais meilleure qu’heureuse. »

Amaïdée avait posé son front sur la main qui soutenait son menton tout à
l’heure. Son cou dessinait une courbe charmante. On aurait dit une Mélancolie
éplorée ou une Résignation qui se ployait sous les paroles d’Altaï. Que se
passait-il en cette âme comme cachée sous le corps incliné, dans cette femme qui
semblait s’ombrager d’elle-même ? Altaï regardait la terre en prononçant les
mâles paroles auxquelles elle n’avait pas répondu, et Somegod, tourmentant une
longue mèche de ses cheveux noirs sur sa tempe gauche, avait la tête tournée
vers le ciel, dans l’éclat duquel sa tête brune et son profil à arêtes vives se
dessinaient avec énergie. Le soleil coiffait d’aigrettes étincelantes les
différents pitons des falaises. Il semblait que tous ces noirs géants se fussent
relevés de leurs grands jets d’ombre où ils étaient disparus et avaient repris
leurs casques d’acier. La vie envahissait davantage les grèves solitaires où la
marée montait avec le jour, et les pêcheurs tendaient leur gracieuse voile
latine et se préparaient à quitter le havre qui les avait abrités. Tout était
mouvement et allégresse, excepté sur ce Sunium sans blanche colonnade, plus
sauvage et plus modeste que celui où s’asseyait Platon. Là, la vie avait revêtu
de plus solennels aspects ; les trois personnes qui en attestaient la présence
restaient dans leurs poses silencieuses. Immobilité et silence, ces deux choses
qui siéent si bien à tout ce qui s’élève de la foule, ce double caractère de
tout ce qui est profond et grand, et qui faisait comprendre à l’artiste des
temps anciens qu’on ne pouvait représenter dignement les Dieux qu’avec du
marbre. Amaïdée, Altaï, Somegod, étaient un peu plus que ces mariniers hâlés et
nerveux qui s’agitaient au bas de la montagne et au bord des ondes, sous les
rayons du soleil levant que défiait la nudité de leurs poitrines. À eux trois ne
représentaient-ils pas l’Amour, la Poésie et la Sagesse ?

Ils passèrent cette journée et les suivantes à errer le long des rivages et à
vivre de cette existence qui était vague pour Altaï et Amaïdée, et qui n’était
profonde que pour Somegod ; car, pour que les choses extérieures entrent dans
l’homme, il faut être accoutumé à les contempler longtemps, et l’on n’en
conquiert pas l’intelligence avec un regard léger comme les cils d’où il
s’échappe. Somegod faisait pour ainsi dire à ses hôtes les honneurs de la
Nature. Altaï n’avait pas repris la douloureuse conversation du premier matin.
Amaïdée, muable sensitive, avait oublié les impressions cruelles qui avaient
chargé son oeil de pleurs et son front de tristesse. Entre la femme et l’enfant,
il n’y a que la différence d’une émotion. Quand l’émotion grandit, l’enfant
devient femme ; quand elle diminue, la femme redevient un enfant : elle se
rapetisse, comme ce génie des contes arabes qui, de géant, se rapetissait
jusqu’à entrer dans une petite urne, cette étroite demeure dans laquelle l’homme
ne saurait tenir qu’en poussière. Amaïdée jouissait de cette nouveauté de
spectacle et d’impressions en âme mobile et avide. Oh ! pauvres âmes blasées que
nous sommes, la nouveauté est-elle une si grande charmeresse ? si c’est moins
l’ondoyance de la Nature humaine que son épuisement si rapide qui nous fait y
trouver tant de charmes qu’elle est comme une jeunesse dans cette vie... Sol
rude et dépouillé, route parcourue et dont on a compté les pierres en posant ses
pieds d’aujourd’hui dans la trace de ses pas d’hier.

Altaï la laissait s’ébattre aux négligences de cette vie sauvage et libre. Il
semblait se fier au dictame de l’air vif et pur qui circulait autour d’eux pour
guérir cette âme blessée, et pour lui donner la force de se laver de ses
souillures en l’élevant vers Dieu par la pratique de la vertu. Comme les
convalescents, à qui l’on prescrit des exercices tempérés, le grand air, le
rayon de soleil qui, réchauffe, on pourrait prescrire aux âmes malades la mer,
le ciel, les fleurs, les bois ! Tout se tient, tout s’enchaîne, tout est un dans
l’homme et dans la Nature : la vie de l’âme est aussi mystérieuse que la vie du
corps ; mais c’est également de la vie. Ceux qui ont gravi une montagne savent
quel poids on laisse toujours au pied. Ils savent que nous n’emportons pas au
sommet les soucis cruels qui nous rongent ; ils savent que cet air plus éthériel
que l’on respire nourrit mieux la substance humaine. Ô vous qui avez un gosier
de rossignol et des ailes d’aigle, oiseaux si merveilleux que l’homme vous a si
souvent niés, ô Poètes, grands artistes, mille fois fils d’Apollon amoureux de
sa soeur divine ! et toi, ô Nature ! ne nous l’avez-vous pas appris ? Nature !
mère des Dieux et des hommes, comme disait le Panthéisme ancien, quand nous
avons usé nos vies en pleurs amers et en soupirs insensés, quand l’âme répandue
tombe à travers nos doigts dans la poussière, que c’est une horreur de ne la
pouvoir ramasser et que devant la dernière goutte qui échappe et qui va sécher
nous restons éperdus et prêts à mourir, oh ! rejetons-nous à tes mamelles, ô
notre mère ! pour ne pas mourir. Nous y retrouverons le lait jamais tari des
émotions saintes ! nous jetterons, pour nous rajeunir, et nos amours, et nos
larmes, et nos douleurs, toutes ces vieillesses anticipées, comme les membres
hachés d’Éson, dans cette splendide et bouillonnante cuve des éléments dont les
horizons sont les bords et qui écume éternellement sous le ciel ! Oui ! tes
spectacles fortifient, élèvent, rassérènent. Tu convies les hommes à des
voluptés âpres et viriles, où les sens et leurs grossiers instincts n’ont plus
rien à voir. Où a-t-il pris ce fier regard, ce grand Voyageur qui t’adore ? Il
l’a rapporté de ces monts qu’il vient de mesurer et dont il descend, les lèvres
et les narines sanglantes, pâle et brisé comme s’il avait vu Dieu ! C’est devant
toi, la bouche entr’ouverte, la poitrine pleine de ton souffle qu’il prenait
pour le sien, que l’homme a dit un soir : « L’âme est immortelle ! » Ah ! je ne
sais pas ce qui est et ce que j’espère, mais ta contemplation m’est sacrée, une
vertu courageuse s’en exhale, l’homme se compte pour rien devant toi. Ô Nature !
patrie qu’on adore, trop grande pour tenir à l’abri de nos boucliers, Sparte
éternelle qu’il n’est jamais besoin de défendre, si tu avais des Thermopyles, il
ne faudrait que jeter un regard sur tes mers et sur tes collines pour devenir un
de tes trois cents !

Tantôt Altaï, Somegod et Amaïdée s’enfonçaient dans les terres, en quelque long
pèlerinage aux ruines aperçues de la falaise comme des points blancs dans les
campagnes. Ils aimaient à se diriger vers des points inconnus, mystères qu’ils
allaient pénétrer. Souvent c’était une église abandonnée, parfois un sépulcre
écroulé ou un colombier où ne s’abattaient plus les sonores volées de pigeons,
mais où il en revenait parfois un ou deux peut-être, mélancoliques et bientôt
repartis d’un vol rapide, comme les souvenirs dans nos coeurs ! Tantôt ils
restaient sur les grèves, assis sur quelque banc de coquillages, suivant de
l’oeil la mer qui s’en allait, triste et éternelle voyageuse dont le manteau bleu
traîne à l’horizon, quand elle est le plus loin, comme pour empocher l’ordinaire
oubli de l’absence.

Souvent ils montaient dans une barque et erraient rêveusement dans le havre,
assombri des approches du soir. Cet étonnant Altaï, qui semblait savoir toutes
choses, ramait d’un bras infatigable ; car Somegod, qui ramait aussi, laissait
pendre presque toujours l’aviron dans la houle, perdu en quelque adoration
muette, comme Renaud aux genoux d’Armide. Silence qui n’était pas le silence
d’Amaïdée, douloureuse créature qui regardait le ciel, la mer, Altaï, Somegod,
qui regardait et qui ne voyait pas, pensée tout étonnée d’elle-même. Ses yeux
ambrés, après avoir erré comme les regards farouches d’une biche égarée, se
fixaient dans le vide, brillants au crépuscule comme un flot au fond duquel on
aperçoit la fauve arène. Un châle, tissu chaud et suave, fragilité pleine
d’harmonie avec ces fragilités plus grandes et plus précieuses encore qu’elle
était destinée à protéger, et qui flottait dans l’air âpre et humide au-dessus
de la mer éternelle, enveloppait à plis larges et hardis sa taille, autrefois si
puissante, à présent brisée et amollie, les reins dont la chute voluptueuse
gardait l’empreinte d’avoir faibli tant de fois sous les terrassements de
l’étreinte, comme ceux de l’archange Lucifer sous la sandale divine de Michel.
La vague élevait la voix autour de la nacelle attardée sur ses côtes, célèbres
par plus d’un naufrage, et les pêcheurs qui rentraient au havre, passant auprès
de cette barque dans le vent et dans la nuit, apercevaient, non sans une terreur
superstitieuse, cette trinité intrépide et muette des solitaires de la montagne,
qui n’avaient pas leur vie à gagner et qui l’exposaient aux brisants. Que s’ils
surprenaient les paroles de ce groupe étrange, c’étaient des paroles
singulières, inexplicables comme eux, et dont tout leur eût été incompréhensible
si le mot de Dieu ne s’y était mêlé souvent.
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Re: poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:25

III

Un de ces soirs, ils avaient erré longtemps, la nuit noire s’alourdissait sur
la mer, et leur barque, bercée dans les vagues phosphorescentes, cinglait encore
dans les hauteurs de l’eau ; l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait
au front et sur les mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, si
solennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beau que quand la
lune jette une large lumière sur leur surface ; Amaïdée adressa la parole à
Somegod :

« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc est ta Poésie ? Me méprises-tu assez
pour me la cacher ? Pourquoi n’as-tu jamais dit devant moi ces chants qui font
du bien à toute âme, comme cette langue qu’ils parlent derrière les Alpes, même
quand on ne les comprend pas ? Qui te dit, d’ailleurs, ô Poète ! que je ne
comprendrais point ce que tu chanterais ?

« Lorsque je vivais dans les villes, pendant ces nuits passées dans les voluptés
qu’Altaï appelle coupables, si un Poète, mêlé à nos fêtes, venait à faire
entendre quelque mélodieuse parole, je sentais en moi s’éveiller une foule de
puissances endormies. Les autres se mouraient d’ivresses, penchés sur les
épaules des hommes qui leur versaient le double breuvage des yeux et des lèvres,
n’écoutant pas, au milieu des joies effrénées et lasses, la voix qui planait sur
elles toutes, comme un Esprit invisible dont les ailes faisaient trembler la
flamme des lampes et battaient sur les yeux à moitié clos. Mais moi, la rieuse
et la folâtre, je me retirais dans une embrasure et je cachais ma tête dans mes
mains. Ô Somegod ! ce que j’éprouvais avait un charme si différent de ce que le
bonheur comme je l’avais senti toute ma vie m’avait appris ! Ce n’était pas le
bonheur, non ! ce n’était pas non plus la peine, et pourtant cela faisait
cruellement mal et délicieusement bien au coeur. C’était plus et moins tour à
tour que la vie... N’est-ce pas là ce que vous nommez la Poésie, vous, et que
j’aimais, moi, comme tant de choses, sans savoir pourquoi je l’aimais ?

« Amaïdée, répondit Somegod, tu veux donc que je te livre le secret de mon
infortune ! Il y a des hommes à qui l’on peut dire : « Qu’as-tu souffert ?
qu’as-tu aimé ? de quoi as-tu joui depuis que tu es dans le monde ? » Altaï, que
tu vois ramant à l’autre bout de cette barque, est un de ces riches de misères,
frappés par Dieu de l’infinité des douleurs. Mais moi, je n’ai pas été l’objet
de cette terrible munificence qui fait les hommes grands entre tous ! Moi, je
n’ai qu’une misère pour ma part ; moi, je meurs, comme les lys et l’hermine,
d’une seule tache tombée en mon sein ! Toute la question qui résume ma vie est
celle que tu me fais aujourd’hui : « Tu es Poète, où est ta Poésie ! » Ô Amaïdée
! de Poésie, je n’en ai pas qui m’appartienne. Le torrent divin qui tombe du
ciel dans ma poitrine y engouffre son onde et sa voix. L’homme a menti dans son
orgueil quand il s’est enchanté lui-même de la balbutie de ses lèvres. Il jouait
au Dieu en s’efforçant de créer avec sa parole, mais la Nature l’écrasait de son
calme pur de dédain. Si l’on m’eût donné le choix, j’eusse mieux aimé peut-être
risquer ce mensonge que de sentir un doigt qui n’était pas le mien, comme celui
du dieu Harpocrate, faire peser le silence sur ma bouche esclave. Mais, hélas !
l’alternative me manquait. Et voilà pourquoi j’ai souffert. Amer tourment de
l’impuissance ! quoique ce fût encore plus l’impuissance de l’homme que de
Somegod. Ma vie s’ensanglanta de cette lutte furieuse que tout homme a avec soi-
même avant de prendre son parti sur soi. On le prend enfin, on le prend, ce
parti désolé et funeste, mais quelle consommation de la vie !

« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas mon histoire. Les vies de tous se
ressemblent plus qu’on ne croit. Femme ou Poète, quand la souffrance intervient
dans les battements de nos organes, cette souffrance est un désir que rien
n’étanche, et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désir
funeste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamais s’assouvir ! le
sentiment ne perd point de sa formidable intensité. Parce que, ma pauvre
Lesbienne, tu ne voyais sur les rivages que les voyageurs entraînés par toi au
fond des bois, parce que, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas
jamais ton voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ô Amaïdée ! qu’il
n’y avait à aimer que ce que tu aimais ! Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y
avait pas la Nature ? Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme
finissaient toutes à l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai la
Nature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Je l’aimai avec toutes
les phases de vos affections inconnues et que j’entendais raconter. Je
reconnaissais, aux récits des hommes et aux chants des poètes consacrés aux
amantes, que ce que j’éprouvais avait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut
d’abord qu’une douce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers le
soir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel, quand, assis
sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de ma mère ou de mes soeurs
promenant alentour, ou que seul je pouvais à peine m’arracher, à la nuit, vers
le tard. Les mères se méprennent souvent aux tristesses de leurs fils. La mienne
m’envoya dans les villes. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part du
grand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie, sans désir
et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés. J’y rapportais la même
froideur et un front plus chargé d’ennuis. Je n’étais pas malheureux ; mais
j’allais l’être... J’ignorais de quel nom appeler mes regrets et mes espérances
; j’ignorais vers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmes
belles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi. Je ne me sentais
pas de tendresse pour ma mère et mes soeurs, et je passai pour ainsi dire à
travers leurs embrassements pour aller revoir la Nature.

« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants et convulsifs. Ce
jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souvent de ces livres que les hommes
disent pleins de l’amour de la Nature. Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et
froids ! qu’ils me disaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’est
qu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que les hommes les
plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ont parlé que comme on
parlerait de beaux-arts. Ils l’ont admirée, la grande Déesse, la Galatée
immortelle, sur son piédestal gigantesque, mais ils n’ont jamais désiré l’en
faire tomber pour la voir de plus près ! Ils n’ont jamais désiré clore avec la
lave de leurs lèvres la bouche de marbre dédaigneusement entr’ouverte !... Hélas
! tout à l’heure encore votre amour, à vous, m’impose ses images pour exprimer
ce que je ressentais. Ah ! exprimer l’Amour, cela vous est possible, mais moi,
Amaïdée, je ne puis ! Et tu me demandes où est ma Poésie ? Elle est toute dans
cet inexprimable amour, qui l’a clouée, comme la foudre, au fond de mon âme, où
elle se débat et ne peut mourir. En vain je m’épuise en adorations sublimes ou
insensées ; j’ai pitié de mon éloquence. Vous, du moins, vous pouvez vous
saisir, vous rapprocher, mêler vos souffles et féconder vos longues étreintes ;
mais moi, je croise mes bras sur ma poitrine soulevée, et, impuissant devant
l’infini, je reste, succombant sous les facultés de l’homme inutiles ! Tout
amour commence par l’ivresse, un pur nectar dont la lie n’est pas loin et brûle,
mais on ne se fait point sa part dans l’amour : il faut boire encore, boire
toujours, pourvu qu’il en reste ; on vomirait plutôt son coeur dans le calice que
le fatal calice ne reculerait ! À regarder si longtemps l’être adoré, on
s’exalte, on s’irrite, on veut ! Quoi donc, ô créature humaine ?... Posséder !
crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable.
Posséder ! dût-on tout briser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi !
Mais comment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on la saisisse ?
Dans les choses, y a-t-il un coeur qui réponde au coeur que dessus l’on pourrait
briser ? Rochers, mer aux vagues éternelles, forêts où les jours s’engloutissent
et dont ils ressortiront demain en aurore, comme un phénix couleur de rose,
échappant des cendres d’hier, brûle dans les feux du soleil, cieux étoilés,
torrents, orages, cimes des monts, éblouissantes et mystérieuses, n’ai-je pas
tenté cent fois de m’unir à vous ? n’ai-je pas désiré à mourir me fondre en
vous, comme vous vous fondez dans l’Immense dont vous semblez vous détacher ?
Mais avec ces bras de chair je ne pouvais pas vous saisir ! Sublimes dérisions
de l’homme ! Aussi, étendu en face des perspectives idolâtrées, haletant après
les désespérants horizons qu’on ne peut toucher, malade d’infini et d’amour, je
me consumais en angoisses amères. La chevrière de la montagne qui m’avait vu là
le matin m’y retrouvait le soir, plus pâle, et s’enfuyait épouvantée, comme si
un sort eût été sur moi. Souvent je me plongeais dans la mer avec furie,
cherchant sous les eaux cette Nature, ce tout adoré, extravasé des mains de
l’homme, insaisissable et si près de nous ! Après des heures d’une poursuite
insensée, la vague me rejetait inanimé au rivage, la bouche pleine d’écume,
presque étouffé et tout sanglant. Mais le désespoir durait encore. Je mordais le
sable des grèves comme j’avais mordu le flot des mers. La terre ne se révoltait
pas, plus de ma fureur que n’avait fait l’Océan. Autour de moi tout était beau,
serein, splendide, immuable ! Tout ce que j’aimais, tout ce qui ne serait jamais
à moi ! Ah ! le moi, dilaté par le désir et la rage, craquait au fond de ma
personnalité ! Pour le délivrer de la borne aveuglante, pour briser son
enveloppe épaisse, je tournais mes mains contre ma poitrine. Des griffes de lion
n’eussent pas été plus terribles. Un enthousiasme ineffable me soutenait dans le
déchirement de moi-même. Incurable faiblesse des passions ! Un soleil couchant
sur la mer, quelque beau spectacle dans les nues, un parfum apporté par les
brises, interrompait l’acharnement du suicide, et je joignais mes mains
sanglantes, et je tombais à genoux devant cette merveilleuse Nature, trop belle
pour que je voulusse la quitter ! Je me sentais rattaché à la vie par l’idée que
l’âme, se mêlant au Pan universel, y doit tomber submergée et perdue, et je ne
voulais pas anéantir mon amour. Ainsi je répudiais courageusement les promesses
du Panthéisme ; car c’étaient ces organes maudits et blessés qui mettaient entre
moi et la Nature les rapports d’où naissaient et mon bonheur et ma souffrance,
et, dans l’incertitude de les détruire, j’aurais refusé d’être Dieu !

« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étais Poète ; mais je n’étais,
hélas ! que le martyr de mes pensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et
des caresses, vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme de
vos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et non pas Somegod !
Dans l’isolation de mon impuissance, pour me soustraire à ce néant qui
m’oppressait, je cherchais parfois à refléter cette âme épanchée sur les choses,
dans le langage idéal que je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du
magnifique aveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroir
concentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant. Alors, d’une honte
inépuisable contre moi-même, je déchirais les feuilles trempées de mes larmes
insomnieuses et je les dispersais autour de moi. Comme les feuilles de la
Sibylle répandues sur le seuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas
de terre pour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonner
quelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit au pied. Je les
suivais avec les angoisses d’une mère infanticide. Vagues sombres, blanches
écumes, aquilons rapides, qui de vous les dévorait le plus vite ? qui les
cachait le plus à mes yeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis je
m’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessus des flots.
Alors, assis dans une consternation profonde, je ressemblais à l’homme qui vient
de vider sur l’autel des dieux la coupe de son sacrifice, sans avoir pu les
apaiser !

« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car tu renouvelles mes
douleurs ! Vois, ô femme ! la lune surgit là-bas et nous atteint de ce rayon qui
vient de nous éclairer tous les trois. À la lueur qui lisse les marbres où le
temps laissa son empreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois
ce front sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs des rochers
d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant de me résigner aux bornes de
moi-même, à la voix forte d’Altaï ! Tu as recueilli dans la vie les voluptés et
l’insulte ; cette double flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as
dépensé bien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaient
empoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensé bien des larmes sur
la couche où tu t’éveillais seule et humiliée à l’aurore, pâle de la nuit et de
regret, dans des voiles souillés et froidis ; tu as ouvert ton coeur à tous les
amours, et ils y sont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête,
plus ruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveux détordus
et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependant tu as mieux résisté
que moi, homme de la solitude, nourri de simples au sein des montagnes. Juge
donc de l’intensité de mon mal et de sa durée ! Juges-en si tu le peux, créature
fragile, dans l’éphémérité de ton coeur ! Ne me demande plus où est ma Poésie
!... Elle est là, mais je ne l’ai pas faite ! Elle est là, partout, comme un
Génie muet, un Sphinx charmant et ironique à la fois, dans cette nuit où
j’étends la main ! »

Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelait contre les flancs
de la barque, et le coup de rame d’Altaï. Amaïdée avait-elle compris le Poète,
ce grand Poète qui ne créait pas ?... Peut-être... N’avait-elle pas eu des
désirs insatiables comme les siens ? Quand les nerfs se convulsent et que la
nature succombe sous une poitrine, dans une impuissante pâmoison, que les yeux
restent blancs et sans prunelles comme ceux d’une statue dont on a la raideur et
l’inertie, n’avait-elle pas senti confusément qu’en sombrant ainsi dans la vie,
aux bras de ceux qui ne pouvaient l’en rassasier d’une goutte de plus, il y
avait une dernière étreinte impossible, comme celle de Somegod, les mains
étendues vers les horizons infinis ?... Peut-être... car elle lui tendit la
main. Mais il ne la prit pas. Son esprit s’était perdu sur les vagues et roulait
avec elles vers les grèves, étincelantes de l’écume du flot et des coquillages
frappés des rayons de la lune.

Le mélancolique récit du Poète avait-il réveillé en elle ces cordes assoupies
depuis quelques jours ? Il faut si peu à ces âmes mobiles et précipitées, qui ne
jettent l’ancre nulle part, pour dériver sur le flot où elle s’était arrêtée
plus languissante.

« Ô Altaï ! dit-elle avec une voix plaintive, as-tu entendu ce que Somegod a
dit de toi ? Ô le plus grand malheureux de nous trois, c’est toi, qui as apaisé
Somegod ! c’est toi qui veux relever Amaïdée ! Quel es-tu, le poète le sait-il
? Je le conjurerais de me l’apprendre, puisque toi, dont la parole est si pleine
de charmes, tu dédaignes de parler de toi. As-tu aussi au coeur quelque passion
qui ait absorbé toute ta vie et qui rende impossible l’amour ? »

Altaï répondit après un silence :


« Ne me demande pas ce que je suis, Amaïdée. Je te le dirais peut-être si tu ne
m’aimais pas. Je te le dirai sans doute, si alors tu tiens encore à le savoir,
le jour que tu auras cessé de m’aimer.

« Cesser de t’aimer ? lui dit-elle. Ô Altaï ! pourquoi donc m’affliges-tu
toujours ? Tu me méprises, je le vois bien. Ton orgueilleuse vertu a ramassé une
courtisane dans les sentiers impurs où elle marchait, mais, pour toi comme pour
les moins pitoyables d’entre les hommes, cette courtisane était indélébilement
flétrie... » Et l’altération de sa voix ne lui permit pas d’en dire davantage.
Son passé lui revenait en mémoire, et, quand la Destinée nous abat, il est bien
terrible de trouver dans ce passé une justification de la Destinée et
l’absolution de la Douleur !

« Tu es injuste, Amaïdée, reprit Altaï avec son accent profond et calme. Tu
sais bien que je n’ai jamais pensé ce que tu dis. Te mépriser ! Et pourquoi,
pauvre créature ? Ne m’as-tu pas dit que l’éducation n’avait pas orné ta
jeunesse, que les enivrements de ta vie ne pouvaient étouffer le remords du
vice, la honte de ton abaissement ? Des mille pudeurs de la femme, ton front qui
rougissait dans tes aveux n’en avait désappris aucune. Mais, à ta place, ô mon
enfant ! toutes les femmes auraient succombé ; elles auraient souillé jusqu’à
l’âme. Toi, tu n’as prostitué que le corps. Non ! je ne te méprise pas ; je
t’estime encore comme un précieux fragment échappé à la fureur d’hommes
grossiers. Guéris-toi de cette passion qui n’est pas même profonde, et tu
deviendras ma soeur. Le veux-tu ?... »
Najat
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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Re: poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)

Message par Najat Lun 5 Avr - 19:26

Le temps marchait cependant. L’automne venait. La vie, qui, pour Somegod,
n’était que le mouvement général du monde répercuté fortement en lui avec tous
les tableaux qu’il entraînait, la vie, pour lui, était variée. Le côté humain
des amants et des poètes, les pieds d’argile de la statue d’or, c’est l’ennui,
l’ennui qui n’achève pas et se détourne, dédain stérilement avorté. Mais
Somegod, n’avait pas cette grande inégalité dans sa nature, coulée d’un seul jet
des mains de Dieu ! Second terme d’une proportion divine dont la Création était
le premier, il était passif quoique agité dans son génie. Les choses devaient
lui imposer éternellement l’extase, ou Dieu aurait brisé le monde avant lui.

Mais pour les deux hôtes de Somegod, la vie devait être plus uniforme, plus
immobile. Ils n’avaient pas le poème de la Création à chanter intérieurement et
sans cesse dans leur âme. Pan n’était pas leur Dieu. En vain Somegod, à la
prière d’Altaï, avait essayé d’initier Amaïdée aux mystères qu’il comprenait si
bien, aux fêtes solitaires de la Nature. La femme nerveuse avait trop vécu dans
le fini pour sympathiser avec ces grands spectacles, pour être longtemps
accessible à ces simples inspirations. Quand elle avait promené sur la grève,
ramassé au flanc des falaises quelques fleurs dont Altaï lui expliquait les
secrètes origines, lavé ses pieds dans l’eau laissée par la mer dans la crevasse
d’un rocher et tressé ses cheveux sur sa tête, elle s’abandonnait avec inertie
au cours des heures. Hélas ! toujours elle avait été aussi oisive, mais, sur les
divans où elle avait passé ses jours dans le lazzaronisme du plaisir, elle
n’avait pas besoin de résister à cette mollesse qui l’engourdissait en la
touchant. Aujourd’hui, elle avait peine à se plier à cette existence dépouillée
et rude, qui frappait ses délicatesses comme un vent acéré et froid. Elle était
malade de civilisation.

Souvent Altaï la prenait avec lui, et, laissant le Poète dans sa rustique
demeure, ils allaient errer aux environs. Ils revenaient après de longues heures
fatigués, brûlés du soleil, se traînant à peine. Que s’étaient-ils dit dans ces
courses ? Amaïdée était plus abattue, son oeil plus vague, sa bouche plus
dégoûtée, son front plus ennuyé. Mais Altaï ne changeait pas ; il avait toujours
cette sérénité désespérante, ce front et ces yeux usés de bonne heure et où il
ne restait plus de place que pour le génie. Rien ne vainquait cette patience
sublime. Elle le mettait en dehors de l’existence. Il ne passait point de
l’intérêt à l’ennui comme les autres hommes, comme Amaïdée. Seulement, si
l’ennui lui manquait, nul intérêt ne le soutenait non plus.

Si Altaï avait appris qu’un pêcheur fût malade ou dans la détresse, il allait le
visiter avec Amaïdée, et ils lui prodiguaient tous les deux les secours dont il
avait besoin. Il aimait à voir cette femme, qu’il voulait relever par les
jouissances idéales et vertueuses des abaissements du passé, se passionner
divinement à faire le bien. Mais, le seuil passé, les larmes qui avaient
resplendi dans les yeux de la femme se séchaient sous je ne sais quel souffle
aride, qui effaçait la larme répandue mais qui n’en tarissait pas la source.
Chez cette âme bonne et énervée, les joies de la vertu n’avaient pas plus de
durée que le troublant bonheur des passions, et elle était toujours apte à les
éprouver de nouveau quand déjà, déjà et si vite, voici qu’elle ne les éprouvait
plus !

Un jour, le Philosophe dit au Poète :


« J’avais raison, ô Somegod, d’être impie à l’espérance. L’effort que je
demandais à Amaïdée était trop fort pour elle. On ne relève pas une femme
tombée, et toujours la chute est mortelle. Amaïdée s’est enfuie ce matin.

« Enfuie ? dit Somegod.


« Oui ! enfuie, reprit Altaï. Elle n’aurait pas même eu le triste courage de
me dire en face : « Je vais vous quitter. » Ne la condamne point, mon ami ;
elle a obéi à sa nature. C’est pour ceux qui n’ont jamais vécu de la vie de
l’âme qu’il y a une fatalité ! Maintenant, l’action voulue par moi est achevée ;
l’avortement de mon dessein est accompli. Ce n’est point une femme corrompue ;
elle a des larmes et des rougeurs ; elle se dévouerait encore si elle pouvait
aimer. Mais l’amour qu’elle éprouve est inerme et rapide comme sa volonté,
impuissant. Tu vois, elle disait qu’elle m’aimait, et c’était vrai ; voilà
pourquoi elle était venue ! Mais cet amour s’est usé en quelques mois, trame
précieuse employée à trop d’usages poux pouvoir résister longtemps. Cette vie
nouvelle que je lui créais ne l’a retenue que parce qu’elle lui était nouvelle.
Mais cette vie s’adressait trop à des facultés qui ne s’étaient jamais éveillées
dans son âme, qui y étaient mortes en germe sous les affadissements de la
volupté, pour que bientôt elle ne s’en détachât pas. »

En achevant ces calmes paroles, Altaï tendit une lettre à Somegod. Celui-ci la
prit et la lut sous les rouges rayons du couchant, qui semblait se dépouiller de
sa toison de pourpre pour revêtir la terre, magnifique charité d’un beau ciel
aux obscurités d’ici-bas !

« Quand tu liras cette lettre, ô Altaï ! je serai partie. J’aurai regagné les
villes d’où je viens. M’accuseras-tu, toi que j’ai aimé et qui ne m’as pas
aimée, toi, le seul homme de la terre dont je redoutasse le mépris ? Hélas ! si
tu m’avais aimée, j’aurais oublié la vie écoulée, je serais peut-être devenue
forte comme toi, j’aurais peut-être résisté au calme étrange de la solitude dans
laquelle tu m’avais déposée. Cela m’a manqué, Altaï ; je le dis avec tristesse,
mais sans larmes. Je ne pleure pas en m’éloignant de toi.

« Mais seule ! Mais avec toi, mais avec Somegod, mais seule quoique avec tous
deux, oh ! la vie était impossible. Je ne vous ressemble pas : à peine si je
vous comprends. Vous, vous passez les jours à parler de Dieu et de l’âme,
faisant avec la vie comme ce Grec dont tu m’as raconté l’histoire faisait avec
la coupe de ciguë qu’il tarissait d’une intrépide lenteur. Vous êtes là,
recueillis, austères, mais souriant bonnement à la faible femme que le monde
insulte et condamne, et que vous, les sages, ne condamnez pas. Je vous trouvai
si beaux d’abord que je vous admirai et pris courage à vous entendre, vous
demandant entre vous deux une place que je ne croyais pas quitter. Hélas !
l’esprit que vous aviez élevé en moi s’est bientôt évanoui et m’a abandonnée. Je
ne puis avoir la majesté de votre attitude éternelle. Vous êtes trop grands. La
Nature aussi, que Somegod adore, m’est demeurée inaccessible. Elle et vous ne
pouvez vous emparer de ma misérable existence. Je ne demeure pas sur ces sommets
et le moindre souffle me remporte.

« Ô toi à qui rien n’échappe, ô Altaï ! as-tu deviné que je partirais ? Tu n’as
jamais eu grand courage. Tu n’accueillais pas l’espérance que j’osais te donner,
tu m’as toujours intérieurement méprisée, quoique ce mépris fût doux et bon ! La
Nature et vous, hommes incompréhensibles, ne me suffisaient déjà plus. Altaï,
toi qui aurais pu t’emparer si violemment de tout mon être, toi qu’avoir vu
grave et fier au milieu des autres hommes, usés du frottement des caresses,
m’attacha à toi comme si j’avais été jeune et enthousiaste, pourquoi as-tu
replié sur ta poitrine ce bras qui aurait servi à me soutenir ?... Hier, quand
je regardais ces sveltes et brunes filles, les chevrières de la montagne, après
m’être assise sur le vase de cuivre où elles ont enfermé le lait écumant,
voyais-tu que je m’ennuyais ? Au sein de ce groupe de femmes jeunes,
vigoureuses, de contours purs et arrêtés, sustentées de soleil et
d’indépendance, cette généreuse nourriture qui les rend si fortes et si belles,
n’as-tu pas senti la différence qui séparait de ces filles debout et à la
tournure de guerrières la femme écrasée, assise devant elles, pâle, fatiguée,
blessée cent fois à la même place, saignante de volupté sous la robe traînante
comme d’une flèche que tu n’avais pu arracher ? N’as-tu pas eu pitié de mes
pâleurs ? N’as-tu pas eu pitié de la main amaigrie qui soutenait ce front qui
fut beau et où les souillures des lèvres et de l’existence ont effacé les mâles
couleurs de la jeunesse ? Hélas ! je pensais que j’avais été comme ces jeunes
filles, qui me regardaient sans comprendre comment on pouvait être en même temps
jeune comme elles et d’une vieillesse qui n’était pas celle de leurs mères, et
je pensais aux montagnes du pays où je fus élevée, à ce Jura où je marchais nud-
pieds, forte, belle, heureuse et pure. Ah ! cette pensée était navrante. Ma
jeunesse m’apparaissait comme un songe que je ne recommencerais pas. Tu ne
pouvais pas me le rendre, mais me l’eusses-tu rendu, Altaï, que je l’aurais
refusé ! Tu me parlais de me purifier, mais tout le temps qu’on a un souvenir du
passé, c’est la chose impossible. On ne voudrait pas, ô misérable ! n’avoir pas
existé comme on a vécu.

« Adieu donc, Altaï, adieu ! Oublie-moi ! Je ne t’écrirai point que je ne
t’oublierai jamais, que t’importe !... Dans ta supériorité mystérieuse, n’es-tu
pas détaché de tout ? Ta bonté même n’est-elle pas un dédain plus profond que
celui qui blesse ? Ah ! si tu avais été plus vulgaire, peut-être serais-je
restée auprès de toi. Ne m’eusses-tu pas aimée, du moins tu aurais eu une pitié
que j’aurais comprise. Un autre que toi rirait des mollesses de mon âme, mais
ton orgueil ne ressemble à celui de personne ; aussi demeurerai-je vraie avec
toi. Je retourne à ma vie errante. J’en suis lasse, et je ne saurais m’en
passer. J’y retourne, non point rapidement et le coeur palpitant comme il arrive
quand on va rejoindre ce qu’on aime ; je n’aime pas ce que je vais retrouver. Ah
! les hommes sont bien fous s’ils croient que c’est une passion qui décide
toujours de la vie. Bien souvent l’ennui m’énervait plus douloureusement auprès
de toi que les voluptés fades et grossières, sans charmes pour les sens hébétés,
mais ignoblement nécessaires au vide du coeur et de la vie. »

Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venait d’apprendre à ces deux
hommes que la supériorité ne servait à rien ici-bas, et que pour avoir action
dans ce monde, au nom de la Vertu même, il fallait descendre, amère vérité qui
écrasait douloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui du
Poète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de ses feux. Les brises
apportaient ce parfum caché dans les vagues, frais et pénétrant et ineffable,
digne de la végétation inconnue du fond des eaux. Les goélands criaient sur les
pics des brisants, et le ciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les
bords, semblait folâtrer avec les flots. Ce spectacle avait emporté l’esprit de
Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier la désespérante vérité dont il avait
entrevu la lueur. Altaï, qui respectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le
tira pas de sa contemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est
plus usée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement au front, et
appuyé, comme un Roi antique, sur son bâton de voyageur. Il était déjà loin
quand Somegod retourna la tête. Le Poète se pencha sur une pierre de la falaise,
coupée à pic de ce côté, et il le vit qui s’en allait le long du rivage. Il ne
l’appela pas pour lui demander où il allait, il le savait sans doute. Mais,
pour la première fois de sa vie, il regardait cet homme qui s’éloignait avec
l’admiration que lui inspirait ordinairement la Nature.

Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte au soir.






Source: http://www.poesies.net
Najat
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Date d'inscription : 14/03/2010

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poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889) Empty Re: poèmes de: Jules Barbey d’Aurevilly. (1808-1889)

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