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Octave Crémazie

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Octave Crémazie Empty Octave Crémazie

Message par Najat Dim 30 Mai - 21:37

Octave Crémazie (1827-1879)
Oeuvres complètes

D'après l'Edition Beauchemin et Valois,
Libraires-Imprimeurs, Montréal 1882.

AVERTISSEMENT

En publiant les Oeuvres complètes d'Octave Crémazie,
les éditeurs n'ont épargné aucun soin pour rendre cette
édition définitive. Les poésies ont été retouchées en quelques
endroits d'après les notes que le poète a laissées à son ami,
M. l'abbé Casgrain, et l'on a extrait de sa correspondance
tout ce qui peut offrir un intérêt réel. Cette correspondance se
trouve à la suite des poésies, à l'exception des lettres qui
renferment ses observations sur la littérature canadienne et
qui ont déjà été publiées par M. l'abbé Casgrain. Celles-ci
avaient leur place naturelle en tête du volume, car elles
contiennent ce qu'on pourrait appeler le testament littéraire
de Crémazie. Les notes qui les accompagnent et qui
expliquent le motif de leur publication, ont été complétées de
tous les renseignements biographiques qu'on a pu recueillir.
En un mot, les éditeurs ont voulu faire de ce livre le
monument le plus durable qui pût être élevé à la mémoire du
plus patriotique comme du plus malheureux de nos poètes.
Les éditeurs Edition 1882.
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Octave Crémazie Empty Re: Octave Crémazie

Message par Najat Dim 30 Mai - 21:37

OCTAVE CREMAZIE
I
« Peu de personnes ont connu aussi bien que vous Octave
Crémazie, me disait un écrivain dont le nom fait autorité.
Vous avez vécu pendant plusieurs années dans son intimité à
Québec. C'est à vous qu'il a confié le soin de publier ses
poésies après son départ. Vous avez correspondu avec lui
pendant son exil; vous l'avez revu ensuite à Paris, où vous
avez demeuré plusieurs mois dans sa compagnie. Vous savez
sur sa vie, son caractère, ses poésies, son exil, bien des
choses qui ne sont connues que d'un très petit nombre et que
le public lirait avec curiosité. Pourquoi ne publiez-vous pas
cela? Octave Crémazie est une de nos grandes figures
littéraires. Ses poésies ont fait époque; et elles resteront tant
qu'il y aura une nationalité canadienne-française. La jeunesse
actuelle n'a point connu Crémazie, et elle saura gré à
quiconque lèvera un coin du voile qui enveloppe sa vie.
L'histoire s'est faite pour lui; et l'on peut en parler avec
d'autant plus de liberté que le dernier des Crémazie est mort.
C'est une famille éteinte, et bientôt rien ne rappellera plus
son souvenir que les poésies auxquelles Octave Crémazie a
attaché son nom. Et puis le malheur a donné à la
physionomie du poète ce je ne sais quoi d'achevé qui
commande la sympathie et arrête l'attention.
- Vous êtes en cela meilleur juge que moi, répondis-je à
mon ami. Toutefois vous n'avez lu qu'une partie des lettres
qu'Octave Crémazie m'a adressées. Nous les relirons
ensemble, si vous le voulez; et si vous persistez à croire
qu'elles offrent un intérêt réel, je les livrerai à la publicité.
- Parfait, reprit-il; mais n'y eût-il que les lettres dont j'ai
pris lecture, elles suffiraient pour me déterminer, car elles
renferment des aperçus littéraires, des jugements sur nos
hommes de lettres, des coups d'oeil sur la situation
intellectuelle du pays qui sont d'autant plus intéressants
qu'ils datent déjà d'une quinzaine d'années. Ils serviront à
mesurer la marche des esprits et le mouvement des lettres
pendant cette période.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:38

- Mais, objectai-je encore, il y a dans ces lettres des
témoignages de reconnaissance pour de petits services que
j'ai eu occasion de lui rendre, des éloges qu'il se croyait
obligé de m'adresser pour me remercier des justes
appréciations que j'avais faites de ses poésies. La plupart de
ces passages sont enclavés dans des considérations d'une
haute portée qu'il faudrait retrancher, ce qui ferait perdre le
sens d'une partie des lettres. Il me répugne de livrer aux
profanes ces secrets de l'amitié.
- Donnez-vous garde de rien retrancher, repartit mon ami;
le public d'aujourd'hui a en horreur ces mutilations: il lui
faut tout ou rien. D'ailleurs on conçoit qu'écrivant à vous-
même pour reconnaître les compliments que vous lui aviez
faits, il devait vous payer de retour. Mais le lecteur qui sait
lire entre les lignes n'aura pas de peine à découvrir le
correctif caché sous les fleurs de rhétorique. »
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:38

II
Quel est le citoyen de Québec de 1860 qui ne se rappelle
la librairie Crémazie, rue de la Fabrique, dont la vitrine, tout
encombrée de livres frais arrivés de Paris, regardait la
caserne des Jésuites, cette autre ruine qui, elle aussi, a disparu
sous les coups d'un vandalisme que je ne veux pas qualifier?
C'était le rendez-vous des plus belles intelligences d'alors:
l'historien Garneau s'y coudoyait avec le penseur Étienne
Parent; le baron Gauldrée-Boilleau, alors consul général de
France à Québec, que j'ai revu depuis à Paris, emprisonné à
la Conciergerie, à deux pas de la cellule de Marie-Antoinette,
le baron Gauldrée-Boilleau, dis je, y donnait la main à l'abbé
Ferland, pendant que Chauveau feuilletait les Samedis de
Pontmartin; J.-C. Taché discourait là à bâtons rompus avec
son antagoniste Cauchon; Fréchette et Lemay y venaient lire
leurs premiers essais; Gérin-Lajoie avec Alfred Garneau s'y
attardait au sortir de la bibliothèque du parlement. Octave
Crémazie, accoudé nonchalamment sur une nouvelle édition
de Lamartine ou de Sainte-Beuve, tandis que son frère faisait
l'article aux clients, jetait à de rares intervalles quelques
réparties fines parmi les discussions qui se croisaient autour
de lui, ou bien accueillait par un sourire narquois les
excentricités de quelques-uns des interlocuteurs.
On était à l'époque des Soirées canadiennes; la popularité
dont cette revue jouissait à sa naissance avait répandu une vie
nouvelle, pleine d'entrain et d'espérance, dans notre petite
république des lettres. On avait foi dans l'avenir et on avait
raison. La phalange des jeunes talents se groupait avec une

ardeur fiévreuse autour des vieux maîtres, prête à tout
entreprendre sous leurs ordres. Nature sympathique et
ouverte, modeste comme le vrai talent, n'ayant jamais rêvé,
pour son malheur, que lecture et poésie, toujours disposé à
accueillir les nouveaux venus dans l'arène, Crémazie était le
confident de chacun. Que de pas hésitants il a raffermis! Que
d'écrivains de mérite qui s'ignoraient et qu'il a révélés à eux-
mêmes! Personne n'a eu une plus large part que lui au réveil
littéraire de 1860.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:38

Né à Québec, le 16 avril 1827, d'une famille originaire du
Languedoc,) il avait fait ses études au séminaire de cette
ville. Il était entré ensuite dans le commerce et était devenu
l'associé de ses deux frères Jacques et Joseph, fondateurs
d'une maison de librairie qui vient de s'éteindre après avoir
duré au delà de trente ans. Humble dans ses commencements,
elle prit après 1855, sous la direction d'Octave, un
développement considérable, trop rapide peut-être, trop hâtif
à une époque où les livres étaient encore d'un débit assez
difficile; ce qui fut la première cause du désastre qu'elle a
éprouvé quelques années plus tard. Quoi qu'il en soit, il
convient d'ajouter ici que cette maison française est une de
Jacques Crémazie, bisaïeul du poète, était né en 1735
à Artigat, petit village de l'ancien diocèse de Rieux,
en Languedoc (aujourd'hui dans le département de
l'Ariège). On voit par son certificat de liberté
déposé, à l'époque de son premier mariage en 1762,
à l'évêché de Québec, qu'après avoir séjourné sept
ans à Pamiers et deux à Bayonne, il s'était embarqué sur
la flûte du roi le Canon, et était arrivé à Québec en 1759.
M. l'abbé Tanguay, dans son excellent Dictionnaire généalogique
des familles canadiennes, nous apprend que ce Jacques Crémazie
épousa en secondes noces, à Québec, le 27 avril 1783, Marie-
Josette Le Breton. De ce mariage naquit, le 14 octobre 1786,
Jacques, père d'Octave Crémazie.

celles qui ont le mieux servi le mouvement littéraire au
milieu de nous.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:39

Crémazie a été l'un des fondateurs de l'Institut canadien
de Québec, et l'un de ses membres les plus actifs tant qu'il a
vécu au Canada.

Tout au fond de sa librairie s'ouvrait un petit bureau, à
peine éclairé par une fenêtre percée du côté de la cour, et où
l'on se heurtait contre un admirable fouillis de bouquins de
tout âge, de tout format et de toute reliure. C'était le cénacle
où il donnait ses audiences intimes. On s'asseyait sur une
caisse ou sur une chaise boiteuse, et on laissait la causerie
chevaucher à tous les hasards de l'imprévu. C'est alors, dans
ces cercles restreints, que Crémazie s'abandonnait tout entier
et qu'il livrait les trésors de son étonnante érudition. Les
littératures allemande, espagnole, anglaise, italienne, lui
étaient aussi familières que la littérature française; il citait
avec une égale facilité Sophocle et le Ramayan, Juvénal et les
poètes arabes ou scandinaves. Il avait étudié jusqu'au
sanscrit!

Disciple du savant abbé Holmes, qui a laissé un nom
impérissable au séminaire de Québec, et qui en avait fait son
ami plus que son élève, il avait appris de lui à ne vivre que
pour la pensée. Il avait fait de l'étude l'unique passion de sa
vie, et elle lui suffisait. Elle fut sa compagne sous la bonne
comme sous la mauvaise étoile. Quant tout le reste l'eut
abandonné, elle s'assit à son chevet pour animer sa solitude,
endormir ses douleurs, calmer ses insomnies et adoucir les
amertumes de l'exil.

Abstème comme un anachorète, négligé dans sa tenue,
méditatif autant qu'un fakir, il ne vivait que pour l'idéal; le
monde ne lui était rien, l'étude lui était tout. Le travail de la
composition et de la lecture absorbait une grande partie de
ses nuits: il composait ses vers la nuit, couché dans son lit. Le
silence, la solitude, l'obscurité évoquaient chez lui
l'inspiration: la nuit était sa muse. Souvent il ne prenait pas
même la peine de confier ses poésies au papier; il ne les
écrivait qu'au moment de les livrer à l'impression. Elles
étaient gravées dans sa mémoire mieux que sur des tablettes
de marbre.
Najat
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:39

Obligé par nécessité de s'occuper d'affaires pour
lesquelles il n'avait ni goût ni aptitude, il les expédiait d'une
main distraite, s'en débarrassait avec une incurie et une
imprévoyance qui finirent par creuser un abîme sous ses
pieds. Il oubliait d'escompter un billet à la banque pour
courir après une rime qui lui échappait. Quand il se réveilla
de ce long rêve, il était trop tard.

Au physique, rien n'était moins poétique que Crémazie:
courtaud, large des épaules, la tête forte et chauve, la face
ronde et animée, un collier de barbe qui lui courait d'une
oreille à l'autre, des yeux petits, enfoncés et myopes, portant
lunettes sur un nez court et droit, il faisait l'effet au premier
abord d'un de ces bons bourgeois positifs et rangés dont il se
moquait à coeur joie: « braves gens, disait-il,

Qui naissent marguilliers et meurent échevins, »

et qui ont « toutes les vertus d'une épitaphe. »
C'est ainsi qu'il les dépeignait lui-même dans la seconde
partie de sa Promenade de trois morts, dont il me citait, à
Paris, quelques bribes qu'il gardait dans sa mémoire et qu'il
n'a jamais écrites. Son sourire, le plus fin du monde, et les
charmes de sa conversation faisaient perdre de vue la
vulgarité de sa personne.

À part certains hommes d'affaires, nul ne soupçonnait le
volcan sur lequel il marchait et qui allait éclater sous ses pas.
Quelques mots amers qui lui échappaient ou qu'il plaçait en
vigie dans la conversation, quelques sarcasmes inexplicables,
qui paraissaient en singulière contradiction avec sa vie calme
en apparence et insouciante, étaient les seuls indices des
orages intérieurs qu'il subissait. On n'y faisait pas attention:
la suite en fit comprendre le sens.

Son dernier poème, resté inachevé, la Promenade de trois
morts, venait de paraître dans les Soirées canadiennes.
Remarqué comme toutes ses compositions, ce poème avait
pris ses admirateurs par surprise et révélait une nouvelle
phase de son talent. Personne ne pouvait s'expliquer
l'étrangeté de ce cauchemar poétique; on n'en saisit que plus
tard les analogies avec sa situation. La réalité était plus
étrange que le rêve.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:40

La stupeur fut universelle lorsqu'un matin on apprit
qu'Octave Crémazie avait pris le chemin de l'exil: le barde
canadien s'était tu pour toujours. Où était-il allé? S'était-il
réfugié aux États-Unis? Allait-il traverser l'océan pour venir
vivre en France? Pendant plus de dix ans, ce fut un mystère
pour le public; quelques intimes seulement étaient au fait de
ses agissements et connaissaient le lieu de sa retraite.
Au printemps de 1864, il m'écrivit la lettre suivante, afin
de me remercier du travail auquel je m'étais livré pour faire
imprimer ses poésies dans le volume de la Littérature
canadienne qui avait été donné en prime aux abonnés du
Foyer canadien. L'omission de deux de ses meilleures
pièces, dont il parle dans cette lettre, était due à une
inadvertance de sa part. Lorsqu'il m'avait fait remettre par un
de ses frères le carnet dans lequel il avait collectionné ses
poésies éparses dans les journaux, il n'avait pas songé à
m'écrire que ces deux pièces ne s'y trouvaient pas, et, de
mon côté, je n'eus pas le moindre soupçon de cette lacune.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:40

III
2 avril 1864.
Cher monsieur,
J'ai bien reçu en son temps votre lettre du mois de juin
dernier. Si je ne vous ai pas répondu alors, c'est que j'étais
tellement malade que j'avais à peine la force nécessaire pour
écrire à mes frères. Depuis mon départ de Québec jusqu'au
mois dernier, j'ai existé, mais je n'ai pas vécu.
Ma tête, fatiguée par les inquiétudes et les douleurs qui
m'ont fait la vie si pénible pendant les dernières années de
mon séjour au pays, n'est que depuis quelques semaines
revenue à son état normal. Mes frères m'ont envoyé le
volume contenant mes poésies. Je vous remercie des soins
que vous avez bien voulu apporter à la publication de ces
vers. Pourquoi n'avez-vous donc pas publié les deux pièces
sur la guerre d'Orient, qui ont paru, l'une dans le Journal de
Québec du premier janvier 1855, l'autre dans la même feuille
du premier janvier 1856? Je les regarde comme deux de mes
bonnes pièces, et j'aurais préféré les voir reproduites plutôt
que les vers insignifiants faits sur la musique de Rossini pour
la fête de Mgr de Laval. Cette autre pauvreté intitulée: Qu'il
fait bon d'être Canadien, ne méritait pas non plus les
honneurs de l'impression.

Je reçois assez régulièrement les livraisons du Foyer
canadien. J'ai lu avec un plaisir et un intérêt infinis la vie de
Mgr Plessis par l'abbé Ferland. J'ai appris avec un vif regret
que cet écrivain si sympathique avait eu deux attaques
d'apoplexie. Espérons que la Providence voudra bien
conserver longtemps encore au Canada ce talent si beau et si
modeste, qui est à la fois l'honneur de l'Église et la gloire des
lettres américaines.

M. Alfred Garneau a publié une très jolie pièce de vers
dans le numéro de janvier 1864. Si je ne me trompe, c'est un
peu dans le genre de mes Mille îles.
Mais une chose m'a frappé dans le Foyer: où sont les
nouveaux noms que vous vous promettiez d'offrir au public?
Si l'on excepte Auger, qui a donné un joli sonnet dans le
mois de janvier 1863, je ne rencontre que les signatures déjà
connues. Que font donc les jeunes gens de Québec? Êtes-vous trop
sévères pour eux?

Je ne le crois pas, car après avoir donné asile à la Maman de
M. X., vous n'aviez plus le droit de vous montrer bien difficiles.
Avez-vous donc mis de côté cette règle, établie dès la fondation
des Soirées canadiennes, que les écrivains du pays devaient seuls
avoir accès au Foyer? S'il en est ainsi, je le regrette, car ce
recueil perdra ce qui faisait son principal cachet.

Du moment que vous avez abandonné cette ligne de
conduite, qui me paraissait si sage, ne croyez-vous pas qu'il
vaudrait mieux alors donner à vos abonnés les oeuvres des
écrivains éminents du jour, que d'ouvrir votre répertoire aux
minces productions des rimailleurs français échoués sur les
bords du Saint-Laurent? J'admets volontiers que la Maman
de M. X. a toujours raison, mais êtes-vous bien sûr, en
admettant cette respectable dame, d'avoir eu raison?
Les Soirées canadiennes existent-elles toujours? Quels
sont les écrivains qui alimentent cette revue? Quand vous
n'aurez rien de mieux à faire, vous me feriez un indicible
plaisir en me donnant quelquefois des nouvelles de la petite
république littéraire de Québec.

Préparez-vous quelques belles légendes? Légende ou
poème, histoire ou roman, quel que soit le sujet que vous
traitiez, j'ose espérer que vous voudrez bien en remettre un
exemplaire à mes frères, afin qu'ils me le fassent parvenir.
Car, de loin comme de près, je suis toujours un admirateur de
votre talent.

Votre tout dévoué.
La situation intellectuelle du pays, telle qu'elle existait il
y a quinze ans, est tracée de main de maître dans la
correspondance qui suit et qui n'a pas besoin de
commentaires.
Najat
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:40

Cher monsieur,
J'ai reçu, il y a quelques jours, le numéro du Foyer
canadien, qui contient votre article magistral sur le
mouvement littéraire en Canada.
Dans cette étude vous avez bien voulu vous souvenir de
moi en termes beaucoup trop élogieux pour mon faible
mérite; c'est donc plutôt à votre amicale bienveillance qu'à
ma valeur d'écrivain que je dois cette appréciation
louangeuse de mon petit bagage poétique.
Dans ce ciel sombre que me font les tristesses et les
amertumes de l'exil, votre voix sympathique a fait briller un
éclair splendide dont les rayons ont porté dans mon âme,
avec les souvenirs chers de la patrie absente, une consolation
pour le présent, une espérance pour l'avenir.
Pour ces fleurs que vous avez semées sur mon existence
maintenant si aride, soyez mille fois remercié du plus
profond de mon coeur.
Comme toutes les natures d'élite, vous avez une foi
ardente dans l'avenir des lettres canadiennes. Dans les
oeuvres que vous appréciez, vous saluez l'aurore d'une
littérature nationale. Puisse votre espoir se réaliser bientôt!
Dans ce milieu presque toujours indifférent, quelquefois
même hostile, où se trouvent placés en Canada ceux qui ont
le courage de se livrer aux travaux de l'intelligence, je crains
bien que cette époque glorieuse que vous appelez de tous vos
voeux ne soit encore bien éloignée.
MM. Garneau et Ferland ont déjà, il est vrai, posé une
base de granit à notre édifice littéraire; mais, si un oiseau ne
fait pas le printemps, deux livres ne constituent pas une
littérature. Tout ce qui s'est produit chez nous en dehors de
ces deux grandes oeuvres ne me semble pas avoir chance de
vie. Qui lira X*** dans cinquante ans? Et, s'il m'est permis
de parler de moi, qui songera à mes pauvres vers dans vingt
ans?

Nous n'avons donc réellement que deux oeuvres hors
ligne, les monuments élevés par MM. Garneau et Ferland.
Dans la poésie, dans le roman nous n'avons que des oeuvres
de second ordre. La tragédie, le drame sont encore à naître.
La cause de cette infériorité n'est pas dans la rareté des
hommes de talent, mais dans les conditions désastreuses que
fait à l'écrivain l'indifférence d'une population qui n'a pas
encore le goût des lettres, du moins des oeuvres produites par
les enfants du sol.

Dans tous les pays civilisés, il est admis que si le prêtre
doit vivre de l'autel, l'écrivain doit vivre de sa plume. Chez
tous les peuples de l'Europe, les lettres n'ont donné signe de
vie que lorsqu'il s'est rencontré des princes pour protéger les
auteurs. Avant la Renaissance, les couvents possédaient le
monopole des travaux intellectuels, parce que les laïques qui
auraient eu le goût et la capacité de cultiver les lettres ne
pouvaient se vouer à un travail qui n'aurait donné du pain ni
à eux ni à leurs familles.

Les moines, n'ayant pas à lutter contre les exigences de la
vie matérielle, pouvaient se livrer, dans toute la sérénité de
leur intelligence, aux travaux littéraires et aux spéculations
scientifiques, et passer ainsi leur vie à remplir les deux plus
nobles missions que puisse rêver l'esprit humain, l'étude et la
prière.
Najat
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:41

Les écrivains du Canada sont placés dans les mêmes
conditions que l'étaient ceux du moyen âge. Leur plume, à
moins qu'ils ne fassent de la politique (et Dieu sait la
littérature que nous devons aux tartines des politiqueurs), ne
saurait subvenir à leurs moindres besoins. Quand un jeune
homme sort du collège, sa plus haute ambition est de faire
insérer sa prose ou ses vers dans un journal quelconque. Le
jour où il voit son nom flamboyer pour la première fois au
bas d'un article de son cru, ce jour-là il se croit appelé aux
plus hautes destinées; et il se rêve l'égal de Lamartine, s'il
cultive la poésie; de Balzac, s'il a essayé du roman. Et quand

il passe sous la porte Saint-Jean, il a bien soin de se courber
de peur de se cogner la tête. Ces folles vanités de jeune
homme s'évanouissent bientôt devant les soucis quotidiens
de la vie. Peut-être pendant un an, deux ans, continuera-t-il à
travailler; puis un beau jour sa voix se taira. Le besoin de
gagner le pain du corps lui imposera la dure nécessité de
consacrer sa vie à quelques occupations arides, qui
étoufferont en lui les fleurs suaves de l'imagination et
briseront les fibres intimes et délicates de la sensibilité
poétique. Que de jeunes talents parmi nous ont produit des
fleurs qui promettaient des fruits magnifiques; mais il en a
été pour eux comme, dans certaines années, pour les fruits de
la terre. La gelée est venue qui a refroidi pour toujours le feu
de leur intelligence. Ce vent d'hiver qui glace les esprits
étincelants, c'est le res angusta domi dont parle Horace, c'est
le pain quotidien.

Dans de pareilles conditions, c'est un malheur que d'avoir
reçu du ciel une parcelle du feu sacré. Comme on ne peut
gagner sa vie avec les idées qui bouillonnent dans le cerveau,
il faut chercher un emploi, qui est presque toujours contraire
à ses goûts. Il arrive le plus souvent qu'on devient un
mauvais employé et un mauvais écrivain. Permettez-moi de
me citer comme exemple. Si je n'avais pas reçu en naissant,
sinon le talent, du moins le goût de la poésie, je n'aurais pas
eu la tête farcie de rêveries qui me faisaient prendre le
commerce comme un moyen de vivre, jamais comme un but
sérieux de la vie. Je me serais brisé tout entier aux affaires, et
j'aurais aujourd'hui l'avenir assuré. Au lieu de cela, qu'est-il
arrivé? J'ai été un mauvais marchand et un médiocre poète.
Vous avez fondé une revue que vous donnez presque pour
rien. C'est très beau pour les lecteurs. Ne pensez-vous pas

que si l'on s'occupait un peu plus de ceux qui produisent et
un peu moins de ceux qui consomment, la littérature
canadienne ne s'en porterait que mieux? Si une société se
formait pour fournir le pain à un sou la livre, à la condition
de ne pas payer les boulangers, croyez-vous que ceux-ci
s'empresseraient d'aller offrir leur travail à la susdite société?
Puisque tout travail mérite salaire, il faut donc que
l'écrivain trouve dans le produit de ses veilles, sinon la
fortune, du moins le morceau de pain nécessaire à sa
susbsistance. Autrement vous n'aurez que des écrivains
amateurs.

Vous savez ce que valent les concerts d'amateurs; c'est
quelquefois joli, ce n'est jamais beau. La demoiselle qui
chante: Robert, toi que j'aime, sera toujours à cent lieues de
la Pasta ou de la Malibran. Le meilleur joueur de violon
d'une société philharmonique ne sera toujours qu'un racleur,
comparé à Vieuxtemps ou a Sivori. La littérature d'amateurs
ne vaut guère mieux que la musique d'amateurs. Pour
devenir un grand artiste, il faut donner toute son intelligence,
tout son temps à des études sérieuses, difficiles et suivies.
Pour parvenir à écrire en maître, il faut également faire de
l'étude non pas un moyen de distraction, mais l'emploi et le
but de toute son existence. Lisez la vie de tous les géants qui
dominent la littérature, et vous verrez que le travail a été au
moins pour autant dans leurs succès que le génie qu'ils
avaient reçu de Dieu. Tous les grands noms de la littérature
actuelle sont ceux de piocheurs, et ils ont trouvé dans leur
labeur incessant la fortune en même temps que la gloire. Pour
qu'un écrivain puisse ainsi se livrer à un travail assidu, il faut
qu'il soit sûr au moins de ne pas mourir de faim. Pour donner
le pain quotidien au jeune homme qui a le désir et la capacité
de cultiver les lettres, il faudrait fonder en Canada une revue
qui paierait cinq, dix et même quinze sous la ligne les
oeuvres réellement supérieures. Quand un jeune auteur
recevrait pour un travail d'un mois, pendant lequel il aurait
produit 400 à 500 lignes bien limées, bien polies, soixante à
quatre-vingts piastres, comme il trouverait dans cette somme
de quoi vivre pendant deux mois, soyez sûr que, s'il avait
réellement le mens divinior, il continuerait un métier qui, en
lui donnant le nécessaire, lui apporterait encore la gloire par-
dessus le marché!
Najat
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:41

Mais comment arriver à ce résultat? Par une société en
commandite. C'est ainsi qu'ont été fondées toutes les grandes
revues européennes. On perd de l'argent les premières
années, mais un jour vient où le goût public s'épure par la
production constante d'oeuvres grandes et belles, et alors la
revue qui a produit cet heureux changement, voit chaque
mois sa liste d'abonnés augmenter, et cette affaire, qui ne
semblait d'abord n'être qu'un sacrifice patriotique, devient
bientôt une excellente opération commerciale. Il en a été de
même dans tous les pays. Pourquoi en serait-il autrement
dans le Canada?

On jette, chaque année, des capitaux dans des entreprises
qui présentent beaucoup plus de risques aux actionnaires et
qui n'ont pas pour elles le mérite de contribuer à conserver
notre langue, le second boulevard de notre nationalité,
puisque la religion en est le premier.

J'ai souvent rêvé à cela dans les longues heures de l'exil.
J'ai tout un plan dans la tête, mais les bornes d'une lettre ne
me permettent pas de vous le détailler aujourd'hui. D'ailleurs
la tête me fait toujours un peu souffrir, et je suis éreinté

quand j'écris trop longtemps. Je finirai demain cette trop
longue missive...

Ce qui manque chez nous, c'est la critique littéraire. Je ne
sais si, depuis que j'ai quitté le pays, on a fait des progrès
dans cette partie essentielle de la littérature; mais de mon
temps c'était pitoyable. Les journaux avaient tous la même
formule, qui consistait en une réclame d'une dizaine de
lignes.

Pour parler de vers, on disait: « Notre poète, etc. »
S'agissait-il de faire mousser la boutique d'un chapelier qui
avait fait cadeau d'un gibus au rédacteur, on lisait: «Notre
intelligent et entreprenant M*** vient d'inventer un chapeau,
etc. » Réclames pour poésies, pour chapeaux, pour modes,
etc., tout était pris dans le même tas.

Dans votre article sur le mouvement littéraire, vous venez
de placer la critique dans sa véritable voie; comme vous
aviez pour but de montrer la force de notre littérature
canadienne, vous avez dû naturellement me montrer que le
beau côté de la médaille. Si je me permettais de vous adresser
une prière, ce serait de continuer ce travail plus en détail, en
louant ce qui est beau, en flagellant ce qui est mauvais. C'est
le seul moyen d'épurer le goût des auteurs et des lecteurs.
Personne n'est mieux doué que vous pour créer au
Canada la critique littéraire.

Du long verbiage qui précède, je tire cette conclusion:
aussi longtemps que nos écrivains seront placés dans les
conditions où ils se trouvent maintenant, le Canada pourra
bien avoir de temps en temps, comme par le passé, des
accidents littéraires, mais il n'aura pas de littérature
nationale.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 21:42

Dans votre lettre du 1er juin 1864, à laquelle des douleurs
physiques et morales m'ont empêché de répondre, vous me
demandez de vous envoyer la fin de mon poème des Trois
morts. Cette oeuvre n'est pas terminée, et des sept ou huit
cents vers qui sont composés pas un seul n'est écrit. Dans la
position où je me trouve, je dois chercher à gagner le pain
quotidien avant de songer à la littérature. Ma tête, fatiguée
par de rudes épreuves, ne me permet pas de travailler
beaucoup. Ce que vous me demandez, d'autres amis me l'on
également demandé, en m'écrivant que je devais cela à mon
pays. Ces phrases sont fort belles, mais elles sont aussi vides
qu'elles sont sonores. Je sais parfaitement que mon pays n'a
pas besoin de mes faibles travaux, et qu'il ne me donnera
jamais un sou pour m'empêcher de crever de faim sur la terre
de l'exil. Il est donc tout naturel que j'emploie à gagner ma
vie les forces qui me restent. J'ai bien deux mille vers au
moins qui traînent dans les coins et les recoins de mon
cerveau. À quoi bon les en faire sortir? Je suis mort à
l'existence littéraire. Laissons donc ces pauvres vers pourrir
tranquillement dans la tombe que je leur ai creusée au fond
de ma mémoire. Dire que je ne fais plus de poésie serait
mentir. Mon imagination travaille toujours un peu.

J' ébauche, mais je ne termine rien, et, suivant ma coutume, je
n'écris rien. Je ne chante que pour moi. Dans la solitude qui
s'est faite autour de moi, la poésie est plus qu'une distraction,
c'est un refuge. Quand le trappeur parcourt les forêts du
nouveau monde, pour charmer la longueur de la route
solitaire, il chante les refrains naïfs de son enfance, sans
s'inquiéter si l'oiseau dans le feuillage ou le castor au bord de
la rivière prête l'oreille à ses accents. Il chante pour ranimer
son courage et non pour faire admirer sa voix: ainsi de moi.

J'ai reçu hier les journaux qui m'apprennent la mort de
Garneau. Le Canada est bien éprouvé depuis quelque temps.
C'est une perte irréparable. C'était un grand talent et, ce qui
vaut mieux, un beau caractère. Si ma tête me le permet, je
veux payer mon tribut à cette belle et grande figure. Je vous
enverrai cela, et vous en ferez ce que vous voudrez.

Votre tout dévoué. août 1866.
Najat
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:06

Cher monsieur,
Je ne saurais vous exprimer le bonheur que j'ai éprouvé
en lisant votre lettre du 29 juin. Vos paroles sympathiques et
consolantes ont ramené un peu de sérénité dans mon âme
accablée par les douleurs du passé, les tristesses du présent et
les sombres incertitudes de l'avenir. Cette lettre, je l'ai lue et
relue bien des fois et je la relirai encore; car me reportant à
ces jours heureux où je pouvais causer avec vous de cette
littérature canadienne que j'ai, sinon bien servie, du moins
tant aimée, cette lecture saura chasser les idées noires qui
trop souvent s'emparent de moi.
En même temps que votre lettre, le courrier m'a apporté
la notice biographique de Garneau. Ce petit volume m'a
causé le plus grand plaisir. Le style est élégant et sobre,
comme il convient au sujet, et on sent à chaque page courir le
souffle du patriotisme le plus vrai. Tous les hommes
intelligents endosseront le jugement que vous portez sur
notre historien national. On ne saurait apprécier ni mieux ni

en meilleurs termes la plus belle oeuvre de notre jeune
littérature.
Il est mort à la tâche, notre cher et grand historien. Il n'a
connu ni les splendeurs de la richesse, ni les enivrements du
pouvoir. Il a vécu humble, presque pauvre, loin des plaisirs
du monde, cachant avec soin les rayonnements de sa haute
intelligence pour les concentrer sur cette oeuvre qui dévora sa
vie en lui donnant l'immortalité. Garneau a été le flambeau
qui a porté la lumière sur notre courte mais héroïque histoire
et c'est en se consumant lui-même qu'il a éclairé ses
compatriotes. Qui pourra jamais dire de combien de
déceptions, de combien de douleurs se compose une gloire?
Dieu seul connaît, dites-vous, les trésors d'ignorance que
renferme notre pays. D'après votre lettre je dois conclure
que, loin de progresser, le goût littéraire a diminué chez nous.
Si j'ai bonne mémoire, le Foyer canadien avait deux mille
abonnés à son début, et vous me dites que vous ne comptez
plus que quelques centaines de souscripteurs. À quoi cela
tient-il?
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:06

À ce que nous n'avons malheureusement qu'une société
d'épiciers. J'appelle épicier tout homme qui n'a d'autre
savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie, car
pour lui la science est un outil, rien de plus. L'avocat qui
n'étudie que les Pandectes et les Statuts refondus, afin de se
mettre en état de gagner une mauvaise cause et d'en perdre
une bonne; le médecin qui ne cherche dans les traités
d'anatomie, de chirurgie et de thérapeutique, que le moyen de
vivre en faisant mourir ses patients; le notaire qui n'a
d'autres connaissances que celles qu'il a puisées dans
Ferrière et dans Massé, ces deux sources d'où coulent si
abondamment ces oeuvres poétiques que l'on nomme protêts
et contrats de vente; tous ces gens-là ne sont que des épiciers.
Comme le vendeur de mélasse et de cannelle, ils ne savent,
ils ne veulent savoir que ce qui peut rendre leur métier
profitable. Dans ces natures pétrifiées par la routine, la
pensée n'a pas d'horizon. Pour elles, la littérature française
n'existe pas après le dix-huitième siècle. Ces messieurs ont
bien entendu parler vaguement de Chateaubriand et de
Lamartine, et les plus forts d'entre eux ont peut-être lu les
Martyrs et quelques vers des Méditations. Mais les noms
d'Alfred de Musset, de Gautier, de Nicolas, d'Ozanam, de
Mérimée, de Ravignan, de Lacordaire, de Nodier, de Sainte-
Beuve, de Cousin, de Gerbet, etc., enfin de toute cette pléiade
de grands écrivains, la gloire et la force de la France du dix-
neuvième siècle, leur sont presque complètement inconnus.
N'allez pas leur parler des classiques étrangers, de Dante,
d'Alfieri, de Goldoni, de Goethe, de Métastase, de Lope de
Vega, de Calderon, de Schiller, de Schlegel, de Lemondorff,
etc., car ils ne sauraient ce que vous voulez dire. Si ces gens-
là ne prennent pas la peine de lire les chefs-d'oeuvre de
l'esprit humain, comment pourrions-nous espérer qu'ils
s'intéresseront aux premiers écrits de notre littérature au
berceau? Les épiciers s'abonnent volontiers à une publication
nouvelle, afin de se donner du genre et de se poser en
protecteurs des entreprises naissantes; mais, comme cette
mise de fonds, quelque minime qu'elle soit, ne leur rapporte
ni plaisir (margaritas ante porcos) ni profit, ils ont bien soin
de ne pas renouveler leur abonnement.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:07

Le patriotisme devrait peut-être, à défaut du goût des
lettres, les porter à encourager tout ce qui tend à conserver la
langue de leurs pères. Hélas! vous le savez comme moi, nos
messieurs riches et instruits ne comprennent l'amour de la

patrie que lorsqu'il se présente sous la forme d'actions de
chemin de fer et de mines d'or promettant de beaux
dividendes, ou bien encore quand il leur montre en
perspective des honneurs politiques, des appointements et
surtout des chances de jobs.
Avec ces hommes vous ferez de bons pères de famille,
ayant toutes les vertus d'une épitaphe; vous aurez des
échevins, des marguilliers, des membres du parlement, voire
même des ministres, mais vous ne parviendrez jamais à créer
une société littéraire, artistique, et je dirai même patriotique,
dans la belle et grande acception du mot.

Les épiciers étant admis, nous n'avons malheureusement
pas le droit de nous étonner si le Foyer canadien, qui avait
deux mille abonnés à sa naissance, n'en compte plus que
quelques centaines. Pendant plus de quinze ans, j'ai vendu
des livres et je sais à quoi m'en tenir sur ce que nous
appelons, chez nous, un homme instruit. Qui nous achetait les
oeuvres d'une valeur réelle? Quelques étudiants, quelques
jeunes prêtres, qui consacraient aux chefs-d'oeuvre de la
littérature moderne les petites économies qu'ils pouvaient
réaliser. Les pauvres donnent souvent plus que les riches; les
produits de l'esprit trouvent plus d'acheteurs parmi les petites
bourses que parmi les grandes. Du reste, cela se conçoit. Le
pauvre intelligent a besoin de remplacer par les splendeurs de
la pensée les richesses matérielles qui lui font défaut, tandis
que le riche a peut-être peur que l'étude ne lui apprenne à
mépriser cette fortune qui suffit, non pas à son bonheur, mais
à sa vanité. En présence de ce déplorable résultat de quatre
années de travaux et de sacrifices de la part des directeurs du
Foyer canadien, je suis bien obligé d'avouer que vous avez
raison, cent fois raison, de traiter mon plan de rêve

irréalisable. Il ne nous reste donc plus qu'à attendre des jours
meilleurs. Attendre et espérer, n'est-ce pas là le dernier mot
de toutes les illusions perdues comme de toutes les affections
brisées? Pourquoi Fréchette n'écrit-il plus? Est-ce que le res
angusta domi aurait aussi éteint la verve de ce beau génie?
N'aurait-on pas un peu le droit de l'appeler marâtre cette
patrie canadienne qui laisse ainsi s'étioler cette plainte pleine
de sève, qui a déjà produit ces fleurs merveilleuses qui se
nomment Mes loisirs? Alfred de Musset a dit dans Rolla:
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:07

Je suis venu trop tard dans un pays trop vieux.

Fréchette pourra dire:

Je suis venu trop tôt dans un pays trop jeune.

Vous voulez bien me demander de nouveau la fin de mes
Trois morts, et vous m'offrez même une rémunération
pécuniaire. Je vous remercie de tout mon coeur de
l'importance que vous voulez bien attacher à mes pauvres
vers. Je ne sais pas trop quand je pourrai me rendre à votre
désir. J'ai bien, il est vrai, 700 à 800 vers composés et mis en
réserve dans ma mémoire, mais la seconde partie est à peine
ébauchée, tandis que la troisième est beaucoup plus avancée.
Il faudrait donc combler les lacunes et faire un ensemble.
Puis il y a bientôt quatre ans que ces malheureux vers sont
enfermés dans les tiroirs de mon cerveau. Ils doivent avoir
une pauvre mine et ils auraient joliment besoin d'être
époussetés; c'est un travail que je ne me sens pas le courage
de faire pour le moment. Puisque le Foyer canadien ne
compte plus que quelques centaines d'abonnés, ce n'est pas

dans la caisse de cette publication que vous pourriez trouver
les honoraires que vous m'offrez. C'est donc dans votre
propre bourse que vous iriez les chercher. Pourquoi vous
imposer ce sacrifice? Le public canadien se passera
parfaitement de mon poème, et moi je ne tiens pas du tout à
le publier. Qu'est-ce que cela peut me faire?
Quand j'aurai le temps et la force, car depuis que j'ai reçu
votre lettre j'ai été très malade, je mettrai un peu en ordre
tout ce que j'ai dans la tête, et je vous enverrai ces oeuvres
dernières comme un témoignage de ma reconnaissance pour
la sympathie que vous me témoignez dans le malheur. Je ne
vous demanderai pas de livrer ces poèmes à la publicité, mais
seulement de les garder comme un souvenir.
Oui, vous m'avez parfaitement compris quand vous me
dites que je n'avais nulle ambition, si ce n'est de causer
poésie avec quelques amis et de leur lire de temps en temps
quelque poème fraîchement éclos. Rêver en écoutant chanter
dans mon âme l'oiseau bleu de la poésie, essayer quelquefois
de traduire en vers les accords qui berçaient mes rêveries, tel
eût été le bonheur pour moi. Les hasards de la vie ne m'ont
malheureusement pas permis de réaliser ces désirs de mon
coeur. Aujourd'hui j'ai trente-neuf ans, c'est l'âge où
l'homme, revenu des errements de ses premières années, et
n'ayant pas encore à redouter les défaillances de la vieillesse,
entre véritablement dans la pleine possession de ses facultés.
Il me semble que j'ai encore quelque chose dans la tête.
Si j'avais le pain quotidien assuré, j'irais demeurer chez
quelque bon curé de campagne, et là je me livrerais
complètement au travail. Peut-être est-ce une illusion, mais je
crois que je pourrais encore produire quelques bonnes pages.
J'ai dans mon cerveau bien des ébauches de poèmes, qui,
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:08

travaillés avec soin, auraient peut-être une valeur. Je voudrais
aussi essayer la prose, ce mâle outil, comme l'appelle
Veuillot; y réussirais-je? je n'en sais rien. Mais tout cela est
impossible. Il ne me reste plus qu'à bercer dans mon
imagination ces poèmes au maillot, et à chercher dans leurs
premiers vagissements ces beaux rêves d'or qu'une mère est
toujours sûre de trouver près du berceau de son enfant.

Votre tout dévoué.

P. S. - Je vous écrirai bientôt une seconde lettre à propos
de M. Thibault et du Foyer canadien, la présente étant déjà
bien assez longue.

Cette seconde lettre annoncée par M. Crémazie avait été
provoquée par une critique assez vive que M. Norbert
Thibault, ancien professeur à l'École normale Laval, avait
publiée dans le Courrier du Canada sur la Promenade de
trois morts. Le poète s'y peint lui-même avec une ironie
piquante. Il s'élève ensuite à des considérations esthétiques
que n'auraient reniées ni Lessing, ni Cousin, et qui nous font
voir un homme familier avec tous les maîtres en cette
science: Schiller, Tieck, Winckelmann, Schlegel, etc., etc. Au
commencement de cette lettre, il signale d'une main sûre les
fautes trop réelles que l'inexpérience avait fait commettre
aux directeurs du Foyer canadien, et qui furent les
principales causes de sa chute.
Dans cette lettre d'Octave Crémazie, encore plus que dans
les précédentes, il y a des retours sur lui-même qui jettent du

jour sur sa vie d'exil et qui mettent à découvert les plaies
toujours saignantes de cette âme brisée. On en trouvera des
expressions non moins douloureuses dans la suite de sa
correspondance. janvier 1867.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:08

Cher monsieur,
Nous voici à la fin de janvier, et je n'ai pas encore tenu la
promesse que je vous faisais dans ma lettre du 10 août.
Depuis, j'ai eu le bonheur de lire les paroles sympathiques et
bienveillantes que vous m'avez adressées au mois d'octobre.
Je suis soumis depuis assez longtemps à un traitement
médical qui a pour but de me débarrasser de ces douleurs de
tête qui ne m'ont presque jamais quitté depuis quatre ans.
C'est ce qui vous explique pourquoi j'ai tant tardé à répondre
à vos lettres si bonnes et si amicales.
Aujourd'hui que ma tête est en assez bon état, je viens
causer avec vous du Foyer canadien et de la critique des
Trois morts.

Permettez-moi de vous dire que, dans mon opinion, le
Foyer canadien ne réalise pas les promesses de son début. La
rédaction manque de variété. Vous avez publié des oeuvres
remarquables sans doute: les travaux de l'abbé Ferland, le
Jean Rivard de Lajoie, votre étude sur le mouvement
littéraire en Canada, votre biographie de Garneau peuvent
figurer avec honneur dans les grandes revues européennes;
mais on cherche vainement dans votre recueil les noms des
jeunes écrivains qui faisaient partie du comité de
collaboration formé à la naissance du Foyer. Pourquoi toutes

ces voix sont-elles muettes? Pourquoi Fréchette, Fiset,
Lemay, Alfred Garneau n'écrivent-ils pas? De ces deux
derniers, j'ai lu une pièce, peut-être deux, depuis bientôt
quatre ans. Il ne m'a pas été donné d'admirer une seule fois
dans le Foyer le génie poétique de Fréchette.
Je reçois ici les journaux de Québec et je vois dans leurs
colonnes le sommaire des articles publiés par la Revue
canadienne de Montréal. Comment se fait-il donc que
presque tous les jeunes littérateurs québecquois écrivent dans
cette revue au lieu de donner leurs oeuvres à votre recueil?
Est-ce que, par hasard, leurs travaux seraient payés par les
éditeurs de Montréal? J'en doute fort. La métropole
commerciale du Canada n'a pas, jusqu'à ce jour, plus que la
ville de Champlain, prodigué de fortes sommes pour enrichir
les écrivains. Il y a dans ce fait quelque chose d'anormal que
je ne puis m'expliquer.

Dès la naissance du Foyer canadien, j'ai regretté de voir,
comme dans les Soirées canadiennes, chacun de ses numéros
rempli par une seule oeuvre. Avec ce système, le Foyer n'est
plus une revue; c'est tout simplement une série d'ouvrages
publiés par livraisons. Une oeuvre, quelque belle qu'elle soit,
ne plaît pas à tout le monde; il est donc évident que si,
pendant cinq ou six mois, un abonné ne trouve dans le Foyer
qu'une lecture sans attrait pour lui, il prendra bientôt votre
recueil en dégoût et ne tardera pas à se désabonner. Si, au
contraire, chaque livraison apporte au lecteur des articles
variés, il trouvera nécessairement quelque chose qui lui plaira
et il demeurera un abonné fidèle. Je crois sincèrement que le
plus vite le Foyer abandonnera la voie qu'il a suivie jusqu'à
ce jour, le mieux ce sera pour ses intérêts.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:09

Ne pouvant remplir toutes les pages du Foyer avec les
produits indigènes, la direction de ce recueil fait très bien
d'emprunter quelques gerbes à l'abondante récolte de la
vieille patrie. Ce que je ne comprends pas, pardonnez-moi ma
franchise, c'est le choix que les directeurs ont fait du
Fratricide. D'abord ce n'est pas une nouveauté, car, dans les
premiers temps que j'étais libraire, il y a déjà vingt ans, nous
vendions ce livre. Puisque vous faites une part aux écrivains
français, il me semble qu'il faudrait prendre le dessus du
panier. Le vicomte Walsh peut avoir une place dans le milieu
du panier, mais sur le dessus, jamais. J'ai un peu étudié les
oeuvres littéraires du 19ème siècle, j'ai lu bien des critiques, et
jamais, au grand jamais, je n'ai vu citer l'auteur du Fratricide
comme un écrivain du premier ordre; et s'il me fallait
prouver qu'il est le premier parmi les seconds, je crois que je
serais fort empêché.

Écrivain catholique et légitimiste, le vicomte Walsh a été
sous Louis-Philippe la coqueluche du faubourg Saint-
Germain, mais n'a jamais fait un grand tapage dans le monde
littéraire. Il a publié un Voyage à Locmaria qui l'a posé on ne
peut mieux auprès des vieilles marquises qui ne juraient que
par Henri V et la duchesse de Berry. Quelques années plus
tard, son Tableau poétique des fêtes chrétiennes le faisait
acclamer par la presse catholique comme le successeur de
Chateaubriand. Cet engouement est passé depuis longtemps
et de tout ce feu de paille, s'il reste une étincelle pour éclairer
dans l'avenir le nom du noble vicomte, ce sera certainement
le Tableau poétique des fêtes chrétiennes.
Qu'il y a loin de Walsh, écrivain excellent au point de vue
moral et religieux, mais médiocre littérateur, à ces beaux
génies catholiques qui se nomment Gerbet, Montalembert,

Ozanam, Veuillot, Brizeux, etc. Ne croyez-vous pas que vos
lecteurs apprécieraient quelques pages de la Rome chrétienne
de Gerbet, des Moines d'Occident de Montalembert, Du
Dante et de la philosophie du 18ème siècle d'Ozanam, des
Libres penseurs de Louis Veuillot? Et ce charmant poète
breton, Brizeux, ne trouverait-il pas aussi des admirateurs sur
les bords du Saint-Laurent?

Je ne cite que les écrivains catholiques, mais ne pourrait-
on pas également faire un choix parmi les auteurs ou
indifférents ou hostiles? Puisque dans nos collèges on nous
fait bien apprendre des passages de Voltaire, pourquoi ne
donneriez-vous pas à vos abonnés ce qui peut se lire de
maîtres tels que Hugo, Musset, Gautier, Sainte-Beuve,
Guizot, Mérimée, etc.? Ne vaut-il pas mieux faire sucer à vos
lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres?
Je crois que le goût littéraire s'épurerait bientôt en Canada
si les esprits pouvaient s'abreuver ainsi à une source d'où
couleraient sans cesse les plus belles oeuvres du génie
contemporain. Le roman, quelque religieux qu'il soit, est
toujours un genre secondaire; on s'en sert comme du sucre
pour couvrir les pilules lorsqu'on veut faire accepter
certaines idées bonnes ou mauvaises. Si les idées, dans leur
nudité, peuvent supporter les regards des honnêtes gens de
goût, à quoi bon les charger d'oripeau et de clinquant? C'est
le propre des grands génies de donner à leurs idées une telle
clarté et un tel charme, qu'elles illuminent toute une époque
sans avoir besoin d'endosser ces habits pailletés que savent
confectionner les esprits médiocres de tous les temps. Ne
croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux ne pas donner de
romans à vos lecteurs (je parle de la partie française, car le
roman vous sera nécessairement imposé par la littérature
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:09

indigène), et les habituer à se nourrir d'idées sans mélange
d'intrigues et de mise en scène? Je puis me tromper, mais je
suis convaincu que le plus tôt on se débarrassera du roman,
même religieux, le mieux ce sera pour tout le monde. Mais je
m'aperçois que je bavarde et que vous allez me répondre:
C'est très joli ce que vous me chantez là, mais pour faire ce
choix dans les oeuvres contemporaines, il faudrait d'abord les
acheter, ensuite il faudrait payer un rédacteur pour cueillir
cette moisson; or vous savez que nous avons à peine de quoi
payer l'imprimeur.

Mettons que je n'aie rien dit et parlons d'autre chose.
Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature
canadienne, moins je lui trouve de chances de laisser une
trace dans l'histoire. Ce qui manque au Canada, c'est d'avoir
une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre
littérature vivrait. Malheureusement, nous parlons et écrivons
d'une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et
de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons
toujours, au point de vue littéraire, qu'une simple colonie; et
quand bien même le Canada deviendrait un pays indépendant
et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous n'en
demeurerions pas moins de simples colons littéraires. Voyez
la Belgique, qui parle la même langue que nous. Est-ce qu'il
y a une littérature belge? Ne pouvant lutter avec la France
pour la beauté de la forme, le Canada aurait pu conquérir sa
place au milieu des littératures du vieux monde, si parmi ses
enfants il s'était trouvé un écrivain capable d'initier, avant
Fenimore Cooper, l'Europe à la grandiose nature de nos
forêts, aux exploits légendaires de nos trappeurs et de nos
voyageurs. Aujourd'hui, quand bien même un talent aussi
puissant que celui de l'auteur du Dernier des Mohicans se

révélerait parmi nous, ses oeuvres ne produiraient aucune
sensation en Europe, car il aurait l'irréparable tort d'arriver le
second, c'est-à-dire trop tard. Je le répète, si nous parlions
huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient
l'attention du vieux monde. Cette langue, mâle et nerveuse,
née dans les forêts de l'Amérique, aurait cette poésie du cru
qui fait les délices de l'étranger. On se pâmerait devant un
roman ou un poème traduit de l'iroquois, tandis que l'on ne
prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un
colon de Québec ou de Montréal. Depuis vingt ans, on publie
chaque année, en France, des traductions de romans russes,
scandinaves, roumains. Supposez ces mêmes livres écrits en
français, ils ne trouveraient pas cinquante lecteurs.
La traduction a cela de bon, c'est que si un ouvrage ne
nous semble pas à la hauteur de sa réputation, on a toujours la
consolation de se dire que ça doit être magnifique dans
l'original.
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Message par Najat Dim 30 Mai - 22:10

Mais qu'importe après tout que les oeuvres des auteurs
canadiens soient destinées à ne pas franchir l'Atlantique. Ne
sommes-nous pas un million de Français oubliés par la mère
patrie sur les bords du Saint-Laurent? N'est-ce pas assez pour
encourager tous ceux qui tiennent une plume que de savoir
que ce petit peuple grandira et qu'il gardera toujours le nom
et la mémoire de ceux qui l'auront aidé à conserver intact le
plus précieux de tous les trésors: la langue de ses aïeux?
Quand le père de famille, après les fatigues de la journée,
raconte à ses nombreux enfants les aventures et les accidents
de sa longue vie, pourvu que ceux qui l'entourent s'amusent
et s'instruisent en écoutant ses récits, il ne s'inquiète pas si le
riche propriétaire du manoir voisin connaîtra ou ne connaîtra
pas les douces et naïves histoires qui font le charme de son

foyer. Ses enfants sont heureux de l'entendre, c'est tout ce
qu'il demande.

Il en doit être ainsi de l'écrivain canadien. Renonçant sans
regret aux beaux rêves d'une gloire retentissante, il doit se
regarder comme amplement récompensé de ses travaux s'il
peut instruire et charmer ses compatriotes, s'il peut
contribuer à la conservation, sur la jeune terre d'Amérique,
de la vieille nationalité française.

Maintenant, parlons un peu de M. Thibault et de sa
critique de mes oeuvres. Le jeune écrivain a certainement du
talent, et je le félicite d'avoir su blâmer franchement ce qui
lui a semblé mauvais dans mon petit bagage poétique. Dans
une de mes lettres je vous disais que ce qui manquait à notre
littérature, c'était une critique sérieuse. Grâce à M. Thibault,
qui a su faire autrement et mieux que ses prédécesseurs, la
critique canadienne sortira bientôt de la voie ridicule dans
laquelle elle a marché jusqu'à ce jour. M. le professeur de
l'École normale n'a que des éloges pour toutes les pièces qui
ont précédé la Promenade de trois morts. Ses appréciations
ne sont pas toutes conformes aux miennes, mais comme un
père ne voit pas les défauts de ses enfants, je confesse
humblement que le critique qui est tout à fait désintéressé
dans la question doit être un meilleur juge que moi. Pour M.
Thibault, comme pour beaucoup de mes compatriotes, le
Drapeau de Carillon est un magnifique poème historique. Je
crois vous l'avoir déjà dit: à mon avis, c'est une pauvre
affaire, comme valeur littéraire, que ce Drapeau qui a volé
sur toutes les lèvres, d'après mon bienveillant critique. Ce
qui a fait la fortune de ce petit poème, c'est l'idée seule, car,
pour la forme, il ne vaut pas cher. Il faut bien le dire, dans
notre pays on n'a pas le goût très délicat en fait de poésie.
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Octave Crémazie Empty Re: Octave Crémazie

Message par Najat Dim 30 Mai - 22:10

Faites rimer un certain nombre de fois gloire avec victoire,
aïeux avec glorieux, France avec espérance; entremêlez ces
rimes de quelques mots sonores comme notre religion, notre
patrie, notre langue, nos lois, le sang de nos pères; faites
chauffer le tout à la flamme du patriotisme, et servez chaud.
Tout le monde dira que c'est magnifique. Quant à moi, je
crois que si je n'avais pas autre chose pour me recommander
comme poète que ce malheureux Drapeau de Carillon, il y a
longtemps que ma petite réputation serait morte et enterrée
aux yeux des littérateurs sérieux. À la vogue du magnifique
poème historique, comparez l'accueil si froid qui fut fait à la
pièce intitulée les Morts. Elle parut, le le' novembre 1856,
dans le Journal de Québec. Pas une seule autre feuille n'en
souffla mot, et pourtant, c'est bien ce que j'ai fait de moins
mal. L'année suivante, Chauveau reproduisit cette pièce dans
le Journal de l'Instruction publique, et deux ou trois
journaux en parlèrent dans ce style de réclame qui sert à faire
l'éloge d'un pantalon nouveau tout aussi bien que d'un
poème inédit.

M. Thibault me reproche de n'avoir pas donné, dans la
Fiancée du marin, plus de vigueur d'âme à mes héroïnes et
de ne pas leur faire supporter plus chrétiennement leur
malheur. Si la mère et la jeune fille trouvaient dans la
religion une consolation à leur désespoir, ce serait plus moral,
sans doute, mais où serait le drame? Cette légende n'en serait
plus une, ce ne serait plus que le récit d'un accident comme il
en arrive dans toutes les familles. On ne fait pas de poèmes,
encore bien moins de légendes, avec les faits journaliers de la
vie. D'ailleurs, la mère tombe à l'eau par accident et la
fiancée ne se précipite dans les flots que lorsque son âme a
déjà sombré dans la folie. Où donc la morale est-elle
méconnue dans tout ce petit poème? La morale est une
grande chose, mais il ne faut pas essayer de la mettre là où
elle n'a que faire. M. Thibault doit bien savoir que lorsque la
folie s'empare d'un cerveau malade, cette pauvre morale n'a
plus qu'à faire son paquet.

Si le critique du Courrier du Canada est tout miel pour
mes premiers écrits, ce n'est que pour mieux tomber à bras
raccourci sur mes pauvres Trois morts, qui n'en peuvent
mais.
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Octave Crémazie Empty Re: Octave Crémazie

Message par Najat Dim 30 Mai - 22:11

Les dieux littéraires de M. Thibault ne sont pas les miens;
cramponné à la littérature classique, il rejette loin de lui cette
malheureuse école romantique, et c'est à peine s'il daigne
reconnaître qu'elle a produit quelques oeuvres remarquables.
Pour moi, tout en admirant les immortels chefs-d'oeuvre du
ème siècle, j'aime de toutes mes forces cette école
romantique qui a fait éprouver à mon âme les jouissances les
plus douces et les plus pures qu'elle ait jamais senties. Et
encore aujourd'hui, lorsque la mélancolie enveloppe mon
âme comme un manteau de plomb, la lecture d'une
méditation de Lamartine ou d'une nuit d'Alfred de Musset
me donne plus de calme et de sérénité que je ne saurais en
trouver dans toutes les tragédies de Corneille et de Racine.
Lamartine et Musset sont des hommes de mon temps. Leurs
illusions, leurs rêves, leurs aspirations, leurs regrets trouvent
un écho sonore dans mon âme, parce que moi, chétif, à une
distance énorme de ces grands génies, j'ai caressé les mêmes
illusions, je me suis bercé dans les mêmes rêves et j'ai
ouvert mon coeur aux mêmes aspirations pour adoucir
l'amertume des mêmes regrets. Quel lien peut-il y avoir entre
moi et les héros des tragédies? En quoi la destinée de ces
rois, de ces reines peut-elle m'intéresser? Le style du poète
est splendide, il flatte mon oreille et enchante mon esprit;
mais les idées de ces hommes d'un autre temps ne disent rien
ni a mon âme, ni a mon coeur.

Le romantisme n'est après tout que le fils légitime des
classiques; seulement les idées et les moeurs n'étant plus au
ème siècle ce qu'elles étaient au 17ème' l'école romantique a
dû nécessairement adopter une forme plus en harmonie avec
les aspirations modernes, et les éléments de cette forme
nouvelle, c'est au 17ème siècle qu'elle est allée les demander.
Le classique, si je puis m'exprimer ainsi, c'est le grand-père
que l'on vénère, parce qu'il est le père de votre père, mais
qui ne peut prétendre à cette tendresse profonde que l'on
réserve pour celui qui aida notre mère à guider nos premiers
pas dans le chemin de la vie.

M. Thibault préfère son grand-père, j'aime mieux mon
père.

Des dieux que nous servons telle est la différence.

Je n'ai nullement le désir de faire l'éloge du romantisme,
et ce n'est pas à vous, l'auteur des Légendes canadiennes, de
ces poétiques récits qui portent si profondément creusée
l'empreinte de l'école contemporaine, qu'il est nécessaire de
présenter une défense de cette formule de l'art au 19ème
siècle.
Najat
Najat

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Octave Crémazie Empty Re: Octave Crémazie

Message par Najat Dim 30 Mai - 22:11

Le romantisme n'aurait-il d'autre mérite que de nous
avoir délivrés de la mythologie et de la tragédie que nous
devrions encore lui élever des autels. À propos de
mythologie, j'ai vu, il y a deux ans, dans les journaux
canadiens une longue discussion au sujet des auteurs païens;
j'ai toujours été de l'opinion de l'abbé Gaume; on nous fait

ingurgiter beaucoup trop d'auteurs païens quand nous
sommes au collège. Pourquoi n'enseigne-t-on que la
mythologie grecque? Les dieux scandinaves, la redoutable
trinité sévienne, sont, il me semble, bien plus poétiques et
surtout bien moins immoraux que cet Olympe tout peuplé de
bandits et de gourgandines. Dans l'histoire des dieux
scandinaves, on reconnaît les plus nobles instincts de
l'humanité divinisés par la reconnaissance d'un peuple,
tandis que, sous ce ciel tant vanté de la Grèce, on a élevé
beaucoup plus d'autels aux vices qu'aux vertus. Cette
mythologie grecque, ces auteurs païens qui déifient souvent
des hommes qui méritent tout bonnement la corde, ne
peuvent à mon sens inspirer aux élèves que des idées fausses
et des curiosités malsaines. Est-ce que les chefs-d'oeuvre des
Pères de l'Église ne peuvent pas partager avec les auteurs
païens le temps que l'on consacre à l'étude du grec et du
latin, et corriger l'influence pernicieuse que peuvent avoir les
écrivains de l'Antiquité? Je sais bien que saint Basile et saint
Jean Chrysostome, que saint Augustin et saint Bernard ne
peuvent, sous le rapport littéraire, lutter avec les génies du
siècle de Périclès, ni avec ceux du siècle d'Auguste; mais ne
vaudrait-il pas mieux être moins fort en grec et en latin, deux
langues qui ne sont en définitive que des objets de luxe pour
les quatre cinquièmes des élèves, et recevoir dès l'enfance
des idées saines et fortes, en rapport avec l'état social actuel,
qui, malgré ses cris et ses blasphèmes, est fondé sur les
grands principes chrétiens et ne vit que par eux? J'ai été
heureux de voir cette discussion s'élever en Canada. Car j'ai
toujours pensé, dans mon petit jugement, qu'il était bien
ridicule de tant nous bourrer d'idées païennes, qui prennent
les prémices de notre jeune imagination et nous laissent bien

froids devant les grandeurs splendides mais austères de la
vérité chrétienne.
Najat
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