L'Abandonéon, nouvelle
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L'Abandonéon, nouvelle
L'Abandonéon, nouvelle
Cette nouvelle a obtenu une mention prix au prix de la nouvelle de l'Ecritoire d'Estieugues, en 2007. Elle a été publiée dans "Les cahiers d'Estieugues" 2007
L’abandonéon
Ily a d’abord les racines de l’orme - comme une main crispée qui
s’enfonce dans la terre. Au-dessus, l’énorme poignet est tronqué,
l’arbre étêté. Cependant, une maison a été creusée à même le tronc
amputé. Des colonnes y soutiennent un fronton grec. De ses grands yeux
rectangulaires, calmes, noirs, celui-ci regarde l’horizon.
Dece premier étage orgueilleux nous parviennent parfois des murmures
enjôleurs ; ou des ordres brefs, contractés. C’est la voix d’une
personne souffrante ou très âgée. Puis, durant des jours, ne
s’échappent plus des fenêtres revêches que des semonces de silence,
ponctuées par la bascule arthritique d’un fauteuil. Là, en apparence,
s’est installée l’éternité.
Souscet étage en surplomb, le rez-de-chaussée, comme un ventre creusé dans
le ventre de l’arbre, s’efface. Lui sait qu’il peut être écrasé à tout
moment, que bientôt l’écorce réclamera ses droits, qu’il n’a pas
d’assise stable, bref que son existence, en ce lieu, est chimère…
Pourtant, c’est cet espace fragile, étroit, que nous autres parcourons
avec gratitude. Là sont installés la salle commune, les remises pour la
nourriture, les placards où se rangent les paillasses et les
couvertures. Là se trouve tout ce qui est nécessaire à la vie des
familles nomades qui adoptent la demeure pour quelques jours ou
quelques semaines… Jamais davantage : on se méfie. On aime s’installer
sur sa véranda, le soir, entre les colonnes grecques qui soutiennent le
fronton, et jouer de la guitare ; mais on prend garde de garder les
jambes bien repliées sous soi pour ne pas glisser. Car, tout de suite
après le plancher fluctuant commencent les racines de l’orme, et ces
racines bougent, s’affaissent, s’emmêlent, font déraper le chemin,
dégringoler l’escalier.
Cesont les enfants qui aiment le plus la maison. Pour ces trayeurs de
chèvres, ces habitués de la faim, pour ces dormeurs sous le vent, elle
représente la permanence – et la richesse. Ils montent à l’assaut de
ses racines turbulentes, y glissent en riant, font cuire sur de petits
braseros des pommes ridées, y sifflent d’en haut des chiens plus
maigres qu’eux, se lancent des balles de paille, ou, entre les noeuds
de l’écorce, endorment des poupées de laine… Mais les adultes toujours
gardent un œil sur ces garnements, qu’ils soient ou non leurs rejetons.
C’est qu’on a vu se produire là des accidents spectaculaires. On a vu
la terre se fissurer entre les racines, et avaler des enfants. La nuit,
il arrive que l’on entende, des tréfonds de l’orme, monter des chants
fluets, ou encore la voix de ces tout petits accordéons qu’on nomme,
par ici, « abandonéons ». Cela nous met le deuil au cœur… Il arrive
même qu’entre les failles on voie des lumières, menues et sautillantes.
On les suit longtemps du regard ; elles nous échappent ; elles se
promènent. Sans doute les enfants disparus ne sont-ils pas morts.
Peut-être même ressortent-ils parfois, mais si changés qu’on ne peut
les reconnaître. Quelque soit notre espoir, on les sait
irrémédiablement perdus pour nous, retenus dans ce monde proche et
pourtant parallèle auxquels seuls les plus vieux d’entre nous, ceux qui
mordent déjà les lèvres de la mort, les prochains migrants d’horizon,
peuvent accéder.
Après chaque disparition d’enfants, les hommes abandonnent en grappes la
maison. Leur colère inutile s’affronte au chagrin. Les femmes font des
funérailles chuchotées qui ressemblent à une supplication : «
Rendez-nous nos fruits, Terre ». Mais les racines souffrantes ne
veulent rien entendre : en tronquant leur élan, en leur ôtant le ciel
des branches, on les a privées d’eau et de bourgeons. Les larmes qui
quelquefois sourdent de l’écorce sont des poisons amers.
Untemps, la véranda se vide, à l’exception d’une mère ou d’une tante que
la peine étourdit. Les hommes, eux, jurent qu’ils ne remettront plus
les pieds ici. Serments d’alcool noir, ils le savent bien. Lorsque la
misère les rattrapera, aux temps du deuil d’hiver, où trouveront-ils,
ailleurs sur le plateau, l’abri et la nourriture? Le fronton grec nous
tient, dans son poing aride. Les familles pourraient passer le col,
bien sûr ; et s’installer dans l’un ou l’autre des domaines de la basse
montagne. Mais alors elles n’en sortiraient plus, car les
contremaîtres, et les dettes contractées quoiqu’on fasse, renouvelées
quoiqu’on paie, les ligoteraient. Et les troupeaux, que faire alors des
troupeaux ? Tandis qu’ici, dans ce domaine enchanté où pousse le blé
ensauvagé, il suffit d’un peu de travail pour obtenir la farine, le
fromage et le feu. Les bêtes paissent librement. On peut chasser. Et
lorsque les proies se terrent, il reste les oiseaux de l’arbre : chaque
soir, ils planent en cercles au-dessus du fronton avant de
s’immobiliser, parfaitement tranquilles, comme posés sur les branches
absentes. Malgré les chasses répétées, ils ne se méfient pas de nous.
Leur chair est dorée quand leurs plumes sont noires. Assaisonnée avec
du miel, elle perd son goût de fourmi pour prendre celui de l’amande.
Biensûr, à chaque sacrifice d’oiseaux, nous devons supporter jusque dans
nos cheveux ces piaillements furieux, ces escarres de bec, ces
protestations emplumées qui nous mettent l’angoisse au cœur. Et nous
devons affronter, tombant de l’absence des fenêtres, la voix
désincarnée qui s’excite et dont on ne sait si elle nous lance des
rires ou des insultes. Mais enfin, la furia bruyante se calme bientôt -
alors que le goût délicieux dans notre bouche, ce goût comme un alcool
voletant, persiste et nous tient éveillés très avant dans la nuit ;
nous donnant envie de chanter ; de déplier nos vies ; de danser nos
plaintes amoureuses ; d’investir le cœur de la demeure enfin, de
débusquer à l’étage l’être falot que l’on ne voit jamais, que l’on
entend seulement... Mais la voix, comme devinant nos velléités de
conquête, recommence à crier ; quelquefois elle chante, faux, des
paroles moqueuses ; ou bien elle mêle à ses insultes les noms disparus
de nos enfants. Alors notre angoisse se fait orage, caverne électrique,
et nous dépasse. Nous nous serrons les uns contre les autres, nous
retrouvons drossés contre les colonnes grecques, tandis que le fronton,
au-dessus de nos têtes, feule comme une mer en tempête.
Ce sont là les malentendus entre nous et la maison. Ils peuvent durer des
jours de vent noirs, de murs ridés. La demeure se fait fruit sombre,
plissé, séché avant d’avoir mûri. Les feux ne prennent plus, sous nos
pieds les planchers ont la fièvre. Nous finissons par rassembler les
troupeaux pour partir… Alors soudain, sans que l’on comprenne pourquoi,
des orbites noires du fronton nous parviennent des paroles de
réconciliation, tandis que pleut comme feuilles jaunes d’orme la
monnaie de la paye. Le lendemain il y aura fête. C’est ainsi : ici la
liberté est cyclique, elle s’achète à termes d’angoisse. Oubliée la
malédiction : nous ravivons le feu ; nous modulons notre précarité sur
des accords de guitare. Et quand, entre les racines, les appels de
l’abandonéon se font plus pressants, nous refusons d’écouter : nous
chantons plus fort. Nous avons payé déjà, en larmes contenues, le peu
de gaîté dont nous jouissons à présent. Nous nous étourdissons. Il
arrive que l’on danse sur le plancher mouvant. Lorsque entre hommes et
femmes le désir s’élève, à nouveau des paroles exaltées là-haut
retentissent. Mais ce ne sont qu’insultes et plaintes fragiles : si le
fronton brûlant palpite, les racines, elles, se taisent.
Certains
matins, lorsque presque tous sont partis faire paître les troupeaux,
laver le linge au ruisseau, préparer à l’abri des murets la nourriture
de midi… - certains matins, le fronton enfin s’apaise. Dans le ventre
de la demeure je demeure seul, trop vieux et malade pour me fuir
encore, pour tromper encore mon ombre au soleil de midi. Je demeure –
me souvenant de ma vie, une feuille tremblée, faseillant au dur ciel
d’hiver. Là-haut le fauteuil dans sa bascule émet un grincement
régulier. Une voix maigre fredonne. C’est une voix méfiante, à laquelle
on n’a jamais appris à donner sans calcul, ne puis-je m’empêcher de
penser. Le chant, faux, douloureux, gagne tout l’étage et s’avance vers
moi, sur ses petons tordus. Cela fait dans mon cœur comme un appel. Je
regrette, alors. Oui, vraiment, je regrette.
Les vieillards invalides qui m’ont précédé m’ont raconté que parfois, durant ces heures calmes –
mais leur vision n’appartient-elle pas au domaine de la fièvre et des
rêves ? – ils m’ont raconté que parfois nos enfants disparus surgissent
d’entre les entrailles des racines. Sur leurs visages clairs, d’autres
faces par dizaines se sont surajoutées, autres peaux transparentes,
comme l’écorce sur l’aubier, comme le souvenir sur le souvenir. J’ai
frissonné à cette évocation. Les enfants, ont-ils continué, marchent
sur des jambes noueuses, qui semblent des rejets de l’orme. Lorsqu’ils
traversent la véranda, leurs voix excitées se mêlent, ils bougent les
bras et se bousculent ; ils sont demeurés rieurs, remuants et rêveurs
comme leurs frères de surface. Parfois d’ailleurs ils les appellent…
mais trouvant les alentours déserts et les salles vides, ils haussent
les épaules et montent à l’étage… Là-haut, m’ont appris encore les
invalides (mais avec quels yeux ont-ils vu ? ils n’ont pu se déplacer
jusque là ?), là-haut quelque chose, quelqu’un se balance ;
l’apparition, qui n’a plus d’âge ni de forme identifiables, porte un
corsage de dentelles pâles, une jupe d’organdi cassant ; de loin (à
distance car ils n’ont pu franchir l’arche de la porte, m’ont avoué les
vieillards), de loin la chose semble une auréole blanchâtre, réfugiée
entre les bras du fauteuil…
Cela regarde entrer les enfants, les fixe de ses orbites enfoncées, noires ;
cela les appelle d’une voix souffreteuse, fêlée et pourtant charmeuse,
à laquelle nul ne peut résister… ont-ils poursuivi. Sous les doigts
noueux, sur les genoux morts de l’apparition, des dizaines de petites
poupées s’entrechoquent ; faites de glaise et de laine terreuse, elles
s’embrasent pourtant sous le regard des enfants, comme animées, comme
tentant de rejoindre leurs propriétaires. Elles sont leur âme de
matière, conjecturent les invalides, elles sont leur avenir perdu...
Mais plus elles frémissent, plus la figure pâle qui les garde se crispe
et les retient. Peut-être ne souhaite-t-elle pas tant aliéner les
enfants, que participer à l’embrasement des retrouvailles. Que les
poupées la forcent, que le souffle l’emporte aussi, qu’entre ses mains
ne frémissent plus seulement des petites vies, mais LA vie…
La vie… Pauvre être, mon pauvre amour. Elle a beau tour à tour séduire et
menacer les enfants, tenter de les obliger, jamais ils ne pourront lui
donner ce qu’elle veut – et qu’ils ne possèdent pas. « Le désir ne se
possède pas, Ella, ai-je envie de lui dire. Il est un feu follet qui
volette dans le soulèvement du vent… » Mais cela, Ella – la figure sur
la bascule – ne l’accepte pas – ne s’y est
jamais résolue. Elle grince, elle se balance à côté du vertige, sans
pourtant accepter d’y tomber. Comme elle fut interrompue dans son
désir, elle interrompt aujourd’hui la vie des enfants, les attire dans
son éternité factice. Elle les blesse avec ce qui n’existe pas. Elle
les blesse… Cela me rend furieux pour eux, triste pour elle. Depuis si
longtemps, vingt ans, trente ans peut-être, les revenants d’air et
d’écorce doivent la servir. Elle se fait mal obéir pourtant… Elle croit
les séduire, eux se savent plus captifs que captivés. Déjà ils refusent
de la nourrir, de l’écouter, de jouer de l’abandonéon pour elle. Je
l’ai vu.
Jele vois. Car aujourd’hui j’ai gravi à mon tour, péniblement, les
escaliers ; et même, j’ai pu franchir l’arche de la porte, avec les
enfants. Ils se tiennent contre les murs de la chambre, dans une
attitude d’apparente soumission, mais moi qui ai été l’un d’eux je
décrypte leur colère amassée, qui fait trembler les faines de leurs
cheveux jaunes ; leur rage roule en ondes concentriques de plus en plus
fortes, dont elle (la figure dans le fauteuil) feint d’ignorer la
menace.
Feint d’ignorer la menace… Toujours elle s’est amusée de nous, la belle Ella
aux jambes mortes. Toujours nous ne fûmes qu’un exutoire pour ses
curiosités ; même quand elle nous aimait… surtout quand elle nous
aimait. Toute gamine déjà, depuis les fenêtres de sa chambre, dans les
bras de son fauteuil, entourée de ses dizaines d’oiseaux encagés, elle
nous regardait, nous, bande de petits chevriers poussiéreux. Elle nous
ordonnait de courir, de sauter, de tourner pour elle. « Un tour,
criait-elle, deux, trois, quatre… sautez en tournant… bondissez
jusqu’au ciel ! » Immanquablement nous tombions contre les racines.
Immanquablement elle riait. « Vous ne savez pas atteindre le ciel ! se
moquait-elle. Les roses jaunes du couchant ne sont pas pour vous ! Je
m’y suis promenée, moi, dans les roseraies du couchant… Je les ai
atteintes portée sur un tapis de feuilles d’orme, soutenue par les
oiseaux. Mes oiseaux ne sont pas toujours en cage, savez-vous ? Souvent
je les laisse partir. Toujours ils reviennent après quelques semaines.
Pour me remercier, ils m’emmènent avec eux en voyage dans leur ciel… »
Et elle riait, riait ; chantait, chantait ; de cette voix fausse déjà,
mais dont alors nous n’entendions que la fraîcheur acide. Elle était si
belle, la petite fille immobilisée qui nous regardait depuis ses
fenêtres. Elle ne ressemblait à aucun d’entre nous… « Vous ne me croyez
pas ? se moquait-elle encore. Il faut me croire pourtant ; tous, ils
reviennent ; vous aussi, vous me reviendrez… » Et effectivement, chaque
année nous revenions. Les parents d’Ella étaient riches, libéraux ;
leurs champs et leurs prés s’étendaient jusqu’à l’horizon… Ils nous
accueillaient et nous payaient avec largesse.
Quel âge avais-je lors de la promesse ? Treize, quatorze ans ? Ella avait
grandi. Sa chambre était une volière dont nous, chevriers adolescents,
étions les paons. J’ai cru cet hiver là que les yeux noirs de la
princesse me distinguaient particulièrement. Mais comment être sûr ?
Nous étions tant à sauter, à courir, à jouer pour elle de notre
abandonéon. Et à part nous, elle avait tant de soupirants, la belle
Ella. Moi je n’étais qu’un fils du vent, un rien du tout. Et puis, même
si j’avais pu prétendre aux beaux yeux de notre oiseleuse, je
n’auraispas voulu passer ma vie encagé…. J’avais
soif de découvertes, Ella le savait ; lorsqu’elle me parlait
fiançailles, ce devait être pour rire. « Tu vas partir à la conquête du
monde, n’est-ce pas, Novio ? commençait-elle. Puis tu me reviendras.
Alors – fais bien attention à ma demande, Novio – alors dans ton joli
bec, tu ne me ramèneras qu’une chose, une seule mais précise : un
bouquet de mariée fait de roses jaunes. Je veux ce bouquet, je veux
sentir son parfum. Les roses du couchant sentent toujours un peu la
pourriture ; oui, Novio, la pourriture de ce qui n’existe pas… Ton
bouquet à toi fleurera l’amour. » Ella dardait sur moi le feu
dominateur de ses yeux. « Vois, j’ai la robe de ma grand-mère »,
ajoutait-elle en me désignant l’antique robe d’organdi suspendue au mur
de sa chambre, entre les cages. « Il ne manque que le bouquet : tu me
le ramèneras. Promets. » Je promettais, bien sûr. J’aurais promis plus
encore pour me tenir encore quelque temps agenouillé auprès d’elle,
dans son parfum, et voir, en sa joue gauche, s’entrouvrir la fossette
que j’aimais. C’était un tendre jeu qui ne pourrait, hélas, avoir
aucune conséquence. Ella devait se marier au printemps ; son fiancé
était riche. Tout le monde ici le savait, les accordailles avaient été
conclues des années auparavant entre les deux enfants…
Je suis parti un peu avant la date du mariage, sans un adieu ; je n’aurais
pas supporté d’assister aux noces, de voir à Ella le regard triomphant
de qui se savait aimée ; ce ne serait pas un bouquet, mais des myriades
de roses jaunes que son promis serait en mesure de lui offrir… Je me
suis enfui comme on ne part jamais chez nous : seul, sans frères, sans
troupeau. Peut-être est-ce pour cela que j’ai pu m’éloigner si vite.
J’ai vécu sur mes réserves et sur ma faim les premières semaines. Puis
j’ai trouvé à m’engager en ville, sur le port. Ensuite j’ai voyagé.
J’ai découvert le pays des roses jaunes. J’en ai acheté et vendu des
centaines. Il y avait d’autres roses plus belles : des blanches, des
rose thé, des rouge carmin … Mais allez savoir pourquoi, lorsqu’ils
s’arrêtaient à mon étal, c’était toujours les roses jaunes que les gens
voulaient. Et ainsi, les années ont passé ; j’ai vieilli. Quand j’ai
fait mes bagages pour rentrer, j’ai soigneusement fait sécher, avant de
l’envelopper, un bouquet de roses jaunes ; pour en rire avec Ella, me
disais-je, pour raconter l’histoire à ses nombreux petits-enfants – si
cela ne fâchait pas son mari. Mais de quoi aurait-il pu se fâcher ? De
rêves de gosses, depuis longtemps dépassés ?
Levoilà, ce bouquet, séché, fripé. Il pend à mon bras, tandis qu’étourdi
je regarde Ella, n’osant encore la reconnaître. Elle ne s’est jamais
mariée, ma princesse ; est-ce son fiancé qui n’a pas voulu d’elle,
est-ce elle qui l’a renvoyé ? Peut-être a-t-il posé sur ses jambes
mortes un regard dépourvu de poésie ? Ou pire, a-t-il ricané devant ses
yeux inspirés et autoritaires ? Comment savoir à présent ? C’est de
l’histoire ancienne. Sur le chemin de mon retour, on m’a fait bien des
contes : on m’a dit la déchéance de l’orme à présent étêté, lui dont
l’ombre immense était jadis célèbre ; on m’a parlé du domaine ruiné ;
on m’a décrit une vieille femme recluse, servie par des enfants
fantômes… Mais on ne m’a rien précisé qui puisse expliquer ces folies.
Même lorsqu’elle se fait cruelle, nous aimons trop l’étrange beauté,
par ici, pour lui imposer des raisonnements. Moi-même, depuis des mois
que je suis rentré et emploie mes forces déclinantes à élucider
l’énigme de l’orme, moi-même je n’ai encore osé rien faire, comme
fasciné. Il est temps pourtant de briser le cercle de la sidération.
Les racines à nouveau chahutent ; elles réclament leur dû de vies
neuves, de bourgeons humains. Demain, la troupe des enfants ormes aura
encore grossi ; demain, leur révolte sera plus forte que le charme qui
nous lie ; enfants et poupées, mêlant leurs yeux de racines,
entraîneront leur geôlière captive dans le tourbillon nocturne de leur
rage. La maison éclatera et il n’y aura plus, sous le ciel du plateau,
d’abri pour la solitude et les rêves…
J’ai
trop attendu déjà. Ecartant le cercle des enfants, j’avance vers la
forme nouée, ôte de ses genoux les poupées amoncelées, les lançant aux
fantômes qui les attrapent avec des cris de ravissement. Ella a un
geste de protestation. Mais déjà, je pose à leur place le bouquet
asséché de la mariée. Incrédule, elle contemple les roses jaunes. Je
soulève son voile taché par les ans. Dessous, son visage vieilli est
resté pur.
« - Il y a si longtemps, dit-elle. Tu as été retenu sans doute ?
- Je me préparais, Ella. »
Elle me lance un regard en coin, ironique. Lorsqu’elle sourit, sa fossette
préservée creuse sa joue gauche : « - Et aujourd’hui ?
- Aujourd’hui, je suis prêt. Veux-tu de moi ? »
Alors (mais peut-être n’est-ce qu’une de ces visions qui précèdent la mort),
alors je vois les branches de l’orme étêté se déplier à nouveau ; elles
éclairent et rayent nos visages, comme le ferait un voile de mariée
ancien. Je suis agenouillé près d’Ella. Une moquerie tendre plisse ses
paupières, lorsqu’elle me demande : « Tu n’auras pas peur ? » Que lui
répondre ? Je ne suis jamais allé jusqu’au couchant, moi… Je prends sa
main. Ses lèvres tremblent. La peau frissonnante de ma princesse a le
parfum très fin, passé, de mes roses.
Je ne saurai jamais si c’est bien moi qu’Ella attendait ; qu’importe :
c’est moi qui suis revenu, et l’illusion du retour est douce. Un
instant, j’entends les racines respirer, les feuillages bruire. Mais
déjà l’éternité nous a saisis, dans ses ailes mousseuses. Nous nous
élevons ; pétales jaunes, orbe bleue ; Ella…
Il me semble… qu’on chante en bas, Ella… Il me semble que l’abandonéon… a enfin vaincu… la distance.
Carole Menahem-Lilin
Cette nouvelle a obtenu une mention prix au prix de la nouvelle de l'Ecritoire d'Estieugues, en 2007. Elle a été publiée dans "Les cahiers d'Estieugues" 2007
L’abandonéon
Ily a d’abord les racines de l’orme - comme une main crispée qui
s’enfonce dans la terre. Au-dessus, l’énorme poignet est tronqué,
l’arbre étêté. Cependant, une maison a été creusée à même le tronc
amputé. Des colonnes y soutiennent un fronton grec. De ses grands yeux
rectangulaires, calmes, noirs, celui-ci regarde l’horizon.
Dece premier étage orgueilleux nous parviennent parfois des murmures
enjôleurs ; ou des ordres brefs, contractés. C’est la voix d’une
personne souffrante ou très âgée. Puis, durant des jours, ne
s’échappent plus des fenêtres revêches que des semonces de silence,
ponctuées par la bascule arthritique d’un fauteuil. Là, en apparence,
s’est installée l’éternité.
Souscet étage en surplomb, le rez-de-chaussée, comme un ventre creusé dans
le ventre de l’arbre, s’efface. Lui sait qu’il peut être écrasé à tout
moment, que bientôt l’écorce réclamera ses droits, qu’il n’a pas
d’assise stable, bref que son existence, en ce lieu, est chimère…
Pourtant, c’est cet espace fragile, étroit, que nous autres parcourons
avec gratitude. Là sont installés la salle commune, les remises pour la
nourriture, les placards où se rangent les paillasses et les
couvertures. Là se trouve tout ce qui est nécessaire à la vie des
familles nomades qui adoptent la demeure pour quelques jours ou
quelques semaines… Jamais davantage : on se méfie. On aime s’installer
sur sa véranda, le soir, entre les colonnes grecques qui soutiennent le
fronton, et jouer de la guitare ; mais on prend garde de garder les
jambes bien repliées sous soi pour ne pas glisser. Car, tout de suite
après le plancher fluctuant commencent les racines de l’orme, et ces
racines bougent, s’affaissent, s’emmêlent, font déraper le chemin,
dégringoler l’escalier.
Cesont les enfants qui aiment le plus la maison. Pour ces trayeurs de
chèvres, ces habitués de la faim, pour ces dormeurs sous le vent, elle
représente la permanence – et la richesse. Ils montent à l’assaut de
ses racines turbulentes, y glissent en riant, font cuire sur de petits
braseros des pommes ridées, y sifflent d’en haut des chiens plus
maigres qu’eux, se lancent des balles de paille, ou, entre les noeuds
de l’écorce, endorment des poupées de laine… Mais les adultes toujours
gardent un œil sur ces garnements, qu’ils soient ou non leurs rejetons.
C’est qu’on a vu se produire là des accidents spectaculaires. On a vu
la terre se fissurer entre les racines, et avaler des enfants. La nuit,
il arrive que l’on entende, des tréfonds de l’orme, monter des chants
fluets, ou encore la voix de ces tout petits accordéons qu’on nomme,
par ici, « abandonéons ». Cela nous met le deuil au cœur… Il arrive
même qu’entre les failles on voie des lumières, menues et sautillantes.
On les suit longtemps du regard ; elles nous échappent ; elles se
promènent. Sans doute les enfants disparus ne sont-ils pas morts.
Peut-être même ressortent-ils parfois, mais si changés qu’on ne peut
les reconnaître. Quelque soit notre espoir, on les sait
irrémédiablement perdus pour nous, retenus dans ce monde proche et
pourtant parallèle auxquels seuls les plus vieux d’entre nous, ceux qui
mordent déjà les lèvres de la mort, les prochains migrants d’horizon,
peuvent accéder.
Après chaque disparition d’enfants, les hommes abandonnent en grappes la
maison. Leur colère inutile s’affronte au chagrin. Les femmes font des
funérailles chuchotées qui ressemblent à une supplication : «
Rendez-nous nos fruits, Terre ». Mais les racines souffrantes ne
veulent rien entendre : en tronquant leur élan, en leur ôtant le ciel
des branches, on les a privées d’eau et de bourgeons. Les larmes qui
quelquefois sourdent de l’écorce sont des poisons amers.
Untemps, la véranda se vide, à l’exception d’une mère ou d’une tante que
la peine étourdit. Les hommes, eux, jurent qu’ils ne remettront plus
les pieds ici. Serments d’alcool noir, ils le savent bien. Lorsque la
misère les rattrapera, aux temps du deuil d’hiver, où trouveront-ils,
ailleurs sur le plateau, l’abri et la nourriture? Le fronton grec nous
tient, dans son poing aride. Les familles pourraient passer le col,
bien sûr ; et s’installer dans l’un ou l’autre des domaines de la basse
montagne. Mais alors elles n’en sortiraient plus, car les
contremaîtres, et les dettes contractées quoiqu’on fasse, renouvelées
quoiqu’on paie, les ligoteraient. Et les troupeaux, que faire alors des
troupeaux ? Tandis qu’ici, dans ce domaine enchanté où pousse le blé
ensauvagé, il suffit d’un peu de travail pour obtenir la farine, le
fromage et le feu. Les bêtes paissent librement. On peut chasser. Et
lorsque les proies se terrent, il reste les oiseaux de l’arbre : chaque
soir, ils planent en cercles au-dessus du fronton avant de
s’immobiliser, parfaitement tranquilles, comme posés sur les branches
absentes. Malgré les chasses répétées, ils ne se méfient pas de nous.
Leur chair est dorée quand leurs plumes sont noires. Assaisonnée avec
du miel, elle perd son goût de fourmi pour prendre celui de l’amande.
Biensûr, à chaque sacrifice d’oiseaux, nous devons supporter jusque dans
nos cheveux ces piaillements furieux, ces escarres de bec, ces
protestations emplumées qui nous mettent l’angoisse au cœur. Et nous
devons affronter, tombant de l’absence des fenêtres, la voix
désincarnée qui s’excite et dont on ne sait si elle nous lance des
rires ou des insultes. Mais enfin, la furia bruyante se calme bientôt -
alors que le goût délicieux dans notre bouche, ce goût comme un alcool
voletant, persiste et nous tient éveillés très avant dans la nuit ;
nous donnant envie de chanter ; de déplier nos vies ; de danser nos
plaintes amoureuses ; d’investir le cœur de la demeure enfin, de
débusquer à l’étage l’être falot que l’on ne voit jamais, que l’on
entend seulement... Mais la voix, comme devinant nos velléités de
conquête, recommence à crier ; quelquefois elle chante, faux, des
paroles moqueuses ; ou bien elle mêle à ses insultes les noms disparus
de nos enfants. Alors notre angoisse se fait orage, caverne électrique,
et nous dépasse. Nous nous serrons les uns contre les autres, nous
retrouvons drossés contre les colonnes grecques, tandis que le fronton,
au-dessus de nos têtes, feule comme une mer en tempête.
Ce sont là les malentendus entre nous et la maison. Ils peuvent durer des
jours de vent noirs, de murs ridés. La demeure se fait fruit sombre,
plissé, séché avant d’avoir mûri. Les feux ne prennent plus, sous nos
pieds les planchers ont la fièvre. Nous finissons par rassembler les
troupeaux pour partir… Alors soudain, sans que l’on comprenne pourquoi,
des orbites noires du fronton nous parviennent des paroles de
réconciliation, tandis que pleut comme feuilles jaunes d’orme la
monnaie de la paye. Le lendemain il y aura fête. C’est ainsi : ici la
liberté est cyclique, elle s’achète à termes d’angoisse. Oubliée la
malédiction : nous ravivons le feu ; nous modulons notre précarité sur
des accords de guitare. Et quand, entre les racines, les appels de
l’abandonéon se font plus pressants, nous refusons d’écouter : nous
chantons plus fort. Nous avons payé déjà, en larmes contenues, le peu
de gaîté dont nous jouissons à présent. Nous nous étourdissons. Il
arrive que l’on danse sur le plancher mouvant. Lorsque entre hommes et
femmes le désir s’élève, à nouveau des paroles exaltées là-haut
retentissent. Mais ce ne sont qu’insultes et plaintes fragiles : si le
fronton brûlant palpite, les racines, elles, se taisent.
Certains
matins, lorsque presque tous sont partis faire paître les troupeaux,
laver le linge au ruisseau, préparer à l’abri des murets la nourriture
de midi… - certains matins, le fronton enfin s’apaise. Dans le ventre
de la demeure je demeure seul, trop vieux et malade pour me fuir
encore, pour tromper encore mon ombre au soleil de midi. Je demeure –
me souvenant de ma vie, une feuille tremblée, faseillant au dur ciel
d’hiver. Là-haut le fauteuil dans sa bascule émet un grincement
régulier. Une voix maigre fredonne. C’est une voix méfiante, à laquelle
on n’a jamais appris à donner sans calcul, ne puis-je m’empêcher de
penser. Le chant, faux, douloureux, gagne tout l’étage et s’avance vers
moi, sur ses petons tordus. Cela fait dans mon cœur comme un appel. Je
regrette, alors. Oui, vraiment, je regrette.
Les vieillards invalides qui m’ont précédé m’ont raconté que parfois, durant ces heures calmes –
mais leur vision n’appartient-elle pas au domaine de la fièvre et des
rêves ? – ils m’ont raconté que parfois nos enfants disparus surgissent
d’entre les entrailles des racines. Sur leurs visages clairs, d’autres
faces par dizaines se sont surajoutées, autres peaux transparentes,
comme l’écorce sur l’aubier, comme le souvenir sur le souvenir. J’ai
frissonné à cette évocation. Les enfants, ont-ils continué, marchent
sur des jambes noueuses, qui semblent des rejets de l’orme. Lorsqu’ils
traversent la véranda, leurs voix excitées se mêlent, ils bougent les
bras et se bousculent ; ils sont demeurés rieurs, remuants et rêveurs
comme leurs frères de surface. Parfois d’ailleurs ils les appellent…
mais trouvant les alentours déserts et les salles vides, ils haussent
les épaules et montent à l’étage… Là-haut, m’ont appris encore les
invalides (mais avec quels yeux ont-ils vu ? ils n’ont pu se déplacer
jusque là ?), là-haut quelque chose, quelqu’un se balance ;
l’apparition, qui n’a plus d’âge ni de forme identifiables, porte un
corsage de dentelles pâles, une jupe d’organdi cassant ; de loin (à
distance car ils n’ont pu franchir l’arche de la porte, m’ont avoué les
vieillards), de loin la chose semble une auréole blanchâtre, réfugiée
entre les bras du fauteuil…
Cela regarde entrer les enfants, les fixe de ses orbites enfoncées, noires ;
cela les appelle d’une voix souffreteuse, fêlée et pourtant charmeuse,
à laquelle nul ne peut résister… ont-ils poursuivi. Sous les doigts
noueux, sur les genoux morts de l’apparition, des dizaines de petites
poupées s’entrechoquent ; faites de glaise et de laine terreuse, elles
s’embrasent pourtant sous le regard des enfants, comme animées, comme
tentant de rejoindre leurs propriétaires. Elles sont leur âme de
matière, conjecturent les invalides, elles sont leur avenir perdu...
Mais plus elles frémissent, plus la figure pâle qui les garde se crispe
et les retient. Peut-être ne souhaite-t-elle pas tant aliéner les
enfants, que participer à l’embrasement des retrouvailles. Que les
poupées la forcent, que le souffle l’emporte aussi, qu’entre ses mains
ne frémissent plus seulement des petites vies, mais LA vie…
La vie… Pauvre être, mon pauvre amour. Elle a beau tour à tour séduire et
menacer les enfants, tenter de les obliger, jamais ils ne pourront lui
donner ce qu’elle veut – et qu’ils ne possèdent pas. « Le désir ne se
possède pas, Ella, ai-je envie de lui dire. Il est un feu follet qui
volette dans le soulèvement du vent… » Mais cela, Ella – la figure sur
la bascule – ne l’accepte pas – ne s’y est
jamais résolue. Elle grince, elle se balance à côté du vertige, sans
pourtant accepter d’y tomber. Comme elle fut interrompue dans son
désir, elle interrompt aujourd’hui la vie des enfants, les attire dans
son éternité factice. Elle les blesse avec ce qui n’existe pas. Elle
les blesse… Cela me rend furieux pour eux, triste pour elle. Depuis si
longtemps, vingt ans, trente ans peut-être, les revenants d’air et
d’écorce doivent la servir. Elle se fait mal obéir pourtant… Elle croit
les séduire, eux se savent plus captifs que captivés. Déjà ils refusent
de la nourrir, de l’écouter, de jouer de l’abandonéon pour elle. Je
l’ai vu.
Jele vois. Car aujourd’hui j’ai gravi à mon tour, péniblement, les
escaliers ; et même, j’ai pu franchir l’arche de la porte, avec les
enfants. Ils se tiennent contre les murs de la chambre, dans une
attitude d’apparente soumission, mais moi qui ai été l’un d’eux je
décrypte leur colère amassée, qui fait trembler les faines de leurs
cheveux jaunes ; leur rage roule en ondes concentriques de plus en plus
fortes, dont elle (la figure dans le fauteuil) feint d’ignorer la
menace.
Feint d’ignorer la menace… Toujours elle s’est amusée de nous, la belle Ella
aux jambes mortes. Toujours nous ne fûmes qu’un exutoire pour ses
curiosités ; même quand elle nous aimait… surtout quand elle nous
aimait. Toute gamine déjà, depuis les fenêtres de sa chambre, dans les
bras de son fauteuil, entourée de ses dizaines d’oiseaux encagés, elle
nous regardait, nous, bande de petits chevriers poussiéreux. Elle nous
ordonnait de courir, de sauter, de tourner pour elle. « Un tour,
criait-elle, deux, trois, quatre… sautez en tournant… bondissez
jusqu’au ciel ! » Immanquablement nous tombions contre les racines.
Immanquablement elle riait. « Vous ne savez pas atteindre le ciel ! se
moquait-elle. Les roses jaunes du couchant ne sont pas pour vous ! Je
m’y suis promenée, moi, dans les roseraies du couchant… Je les ai
atteintes portée sur un tapis de feuilles d’orme, soutenue par les
oiseaux. Mes oiseaux ne sont pas toujours en cage, savez-vous ? Souvent
je les laisse partir. Toujours ils reviennent après quelques semaines.
Pour me remercier, ils m’emmènent avec eux en voyage dans leur ciel… »
Et elle riait, riait ; chantait, chantait ; de cette voix fausse déjà,
mais dont alors nous n’entendions que la fraîcheur acide. Elle était si
belle, la petite fille immobilisée qui nous regardait depuis ses
fenêtres. Elle ne ressemblait à aucun d’entre nous… « Vous ne me croyez
pas ? se moquait-elle encore. Il faut me croire pourtant ; tous, ils
reviennent ; vous aussi, vous me reviendrez… » Et effectivement, chaque
année nous revenions. Les parents d’Ella étaient riches, libéraux ;
leurs champs et leurs prés s’étendaient jusqu’à l’horizon… Ils nous
accueillaient et nous payaient avec largesse.
Quel âge avais-je lors de la promesse ? Treize, quatorze ans ? Ella avait
grandi. Sa chambre était une volière dont nous, chevriers adolescents,
étions les paons. J’ai cru cet hiver là que les yeux noirs de la
princesse me distinguaient particulièrement. Mais comment être sûr ?
Nous étions tant à sauter, à courir, à jouer pour elle de notre
abandonéon. Et à part nous, elle avait tant de soupirants, la belle
Ella. Moi je n’étais qu’un fils du vent, un rien du tout. Et puis, même
si j’avais pu prétendre aux beaux yeux de notre oiseleuse, je
n’auraispas voulu passer ma vie encagé…. J’avais
soif de découvertes, Ella le savait ; lorsqu’elle me parlait
fiançailles, ce devait être pour rire. « Tu vas partir à la conquête du
monde, n’est-ce pas, Novio ? commençait-elle. Puis tu me reviendras.
Alors – fais bien attention à ma demande, Novio – alors dans ton joli
bec, tu ne me ramèneras qu’une chose, une seule mais précise : un
bouquet de mariée fait de roses jaunes. Je veux ce bouquet, je veux
sentir son parfum. Les roses du couchant sentent toujours un peu la
pourriture ; oui, Novio, la pourriture de ce qui n’existe pas… Ton
bouquet à toi fleurera l’amour. » Ella dardait sur moi le feu
dominateur de ses yeux. « Vois, j’ai la robe de ma grand-mère »,
ajoutait-elle en me désignant l’antique robe d’organdi suspendue au mur
de sa chambre, entre les cages. « Il ne manque que le bouquet : tu me
le ramèneras. Promets. » Je promettais, bien sûr. J’aurais promis plus
encore pour me tenir encore quelque temps agenouillé auprès d’elle,
dans son parfum, et voir, en sa joue gauche, s’entrouvrir la fossette
que j’aimais. C’était un tendre jeu qui ne pourrait, hélas, avoir
aucune conséquence. Ella devait se marier au printemps ; son fiancé
était riche. Tout le monde ici le savait, les accordailles avaient été
conclues des années auparavant entre les deux enfants…
Je suis parti un peu avant la date du mariage, sans un adieu ; je n’aurais
pas supporté d’assister aux noces, de voir à Ella le regard triomphant
de qui se savait aimée ; ce ne serait pas un bouquet, mais des myriades
de roses jaunes que son promis serait en mesure de lui offrir… Je me
suis enfui comme on ne part jamais chez nous : seul, sans frères, sans
troupeau. Peut-être est-ce pour cela que j’ai pu m’éloigner si vite.
J’ai vécu sur mes réserves et sur ma faim les premières semaines. Puis
j’ai trouvé à m’engager en ville, sur le port. Ensuite j’ai voyagé.
J’ai découvert le pays des roses jaunes. J’en ai acheté et vendu des
centaines. Il y avait d’autres roses plus belles : des blanches, des
rose thé, des rouge carmin … Mais allez savoir pourquoi, lorsqu’ils
s’arrêtaient à mon étal, c’était toujours les roses jaunes que les gens
voulaient. Et ainsi, les années ont passé ; j’ai vieilli. Quand j’ai
fait mes bagages pour rentrer, j’ai soigneusement fait sécher, avant de
l’envelopper, un bouquet de roses jaunes ; pour en rire avec Ella, me
disais-je, pour raconter l’histoire à ses nombreux petits-enfants – si
cela ne fâchait pas son mari. Mais de quoi aurait-il pu se fâcher ? De
rêves de gosses, depuis longtemps dépassés ?
Levoilà, ce bouquet, séché, fripé. Il pend à mon bras, tandis qu’étourdi
je regarde Ella, n’osant encore la reconnaître. Elle ne s’est jamais
mariée, ma princesse ; est-ce son fiancé qui n’a pas voulu d’elle,
est-ce elle qui l’a renvoyé ? Peut-être a-t-il posé sur ses jambes
mortes un regard dépourvu de poésie ? Ou pire, a-t-il ricané devant ses
yeux inspirés et autoritaires ? Comment savoir à présent ? C’est de
l’histoire ancienne. Sur le chemin de mon retour, on m’a fait bien des
contes : on m’a dit la déchéance de l’orme à présent étêté, lui dont
l’ombre immense était jadis célèbre ; on m’a parlé du domaine ruiné ;
on m’a décrit une vieille femme recluse, servie par des enfants
fantômes… Mais on ne m’a rien précisé qui puisse expliquer ces folies.
Même lorsqu’elle se fait cruelle, nous aimons trop l’étrange beauté,
par ici, pour lui imposer des raisonnements. Moi-même, depuis des mois
que je suis rentré et emploie mes forces déclinantes à élucider
l’énigme de l’orme, moi-même je n’ai encore osé rien faire, comme
fasciné. Il est temps pourtant de briser le cercle de la sidération.
Les racines à nouveau chahutent ; elles réclament leur dû de vies
neuves, de bourgeons humains. Demain, la troupe des enfants ormes aura
encore grossi ; demain, leur révolte sera plus forte que le charme qui
nous lie ; enfants et poupées, mêlant leurs yeux de racines,
entraîneront leur geôlière captive dans le tourbillon nocturne de leur
rage. La maison éclatera et il n’y aura plus, sous le ciel du plateau,
d’abri pour la solitude et les rêves…
J’ai
trop attendu déjà. Ecartant le cercle des enfants, j’avance vers la
forme nouée, ôte de ses genoux les poupées amoncelées, les lançant aux
fantômes qui les attrapent avec des cris de ravissement. Ella a un
geste de protestation. Mais déjà, je pose à leur place le bouquet
asséché de la mariée. Incrédule, elle contemple les roses jaunes. Je
soulève son voile taché par les ans. Dessous, son visage vieilli est
resté pur.
« - Il y a si longtemps, dit-elle. Tu as été retenu sans doute ?
- Je me préparais, Ella. »
Elle me lance un regard en coin, ironique. Lorsqu’elle sourit, sa fossette
préservée creuse sa joue gauche : « - Et aujourd’hui ?
- Aujourd’hui, je suis prêt. Veux-tu de moi ? »
Alors (mais peut-être n’est-ce qu’une de ces visions qui précèdent la mort),
alors je vois les branches de l’orme étêté se déplier à nouveau ; elles
éclairent et rayent nos visages, comme le ferait un voile de mariée
ancien. Je suis agenouillé près d’Ella. Une moquerie tendre plisse ses
paupières, lorsqu’elle me demande : « Tu n’auras pas peur ? » Que lui
répondre ? Je ne suis jamais allé jusqu’au couchant, moi… Je prends sa
main. Ses lèvres tremblent. La peau frissonnante de ma princesse a le
parfum très fin, passé, de mes roses.
Je ne saurai jamais si c’est bien moi qu’Ella attendait ; qu’importe :
c’est moi qui suis revenu, et l’illusion du retour est douce. Un
instant, j’entends les racines respirer, les feuillages bruire. Mais
déjà l’éternité nous a saisis, dans ses ailes mousseuses. Nous nous
élevons ; pétales jaunes, orbe bleue ; Ella…
Il me semble… qu’on chante en bas, Ella… Il me semble que l’abandonéon… a enfin vaincu… la distance.
Carole Menahem-Lilin
roby- Nombre de messages : 1357
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