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Carnelevare, carnelevare…, conte fantastique

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Carnelevare, carnelevare…, conte fantastique Empty Carnelevare, carnelevare…, conte fantastique

Message par roby Lun 12 Avr - 18:44

Carnelevare, carnelevare…, conte fantastique



Carnelevare, carnelevare…



Cette
année là, la curiosité m’avait porté loin de mes circuits habituels ;
dans la brume, j’égarai ma route. Lorsqu’elle se leva enfin, je vis que
j’errais loin de toute habitation. La lune était dans son dernier
quartier et la nuit tombait vite. A défaut de trouver une grange ou une
cabane de berger, je devrais me contenter d’un buisson pour la nuit, me
disais-je en frissonnant, quand un charretier s’arrêta et me fit signe
de monter à ses côtés. « Où vas-tu, Compère ? » demandai-je, soulagé,
en m’installant sur le siège. « A Carnelevare », me dit-il. « Y
aura-t-il là-bas de quoi manger et dormir ? » Il me regarda avec
malice, et eut une sorte de ricanement : « ça,
pour la ripaille, tu ne pourras pas te plaindre… Mais, pour ce qui est
de dormir… je ne te le conseille pas. Tu pourrais te retrouver découpé
en tranches, transformé en beignets ! » A nouveau ce ricanement. Je
voulus descendre : le bonhomme me paraissait ivre, trop pour faire un
bon compagnon. Mais déjà il avait fouetté ses bêtes, qui partirent en
un train d’enfer, bien inhabituel pour ce type d’équipage. Le chemin,
inégal, serpentait entre de grosses pierres, et je me serais rompu le
cou en sautant maintenant. Je résolus d’attendre qu’il ralentît.
L’étrange personnage s’était dressé sur son siège et chantait, d’une
voix de fausset : « Belle lune, ronde lune, nous te payerons, nous
t’aplatirons, nous te mangerons, et nos récoltes en cohortes, tu
assureras ! Carnelevare, Carnelevare, Sépare-toi de ta chair ! » Il
criait, il huchait, et me rendit presque sourd avec son chant. De temps
à autre il se tournait de nouveau vers moi et me dédiait son ricanement.


Je
m’étais déjà trouvé dans des situations dangereuses ; mais rarement
aussi fantastiques que celle-là. Je raisonnai pourtant en moi-même pour
me rassurer : nous étions fin février, la période de carnaval avait dû
commencer par ici. Dans ces campagnes, c’est un moment de folie qui
dure plus de sept jours, durant lesquels on fait ripaille avant le
Mercredi des cendres et le Carême. Le curieux bonhomme qui m’avait pris
dans son chariot devait être l’un des masques, et il avait dû s’enivrer
hors de propos. S’il ne se rompait pas le cou, il finirait bien par
s’arrêter.




J’avais
vingt-deux ou vingt-trois printemps. Après une enfance misérable,
j’avais réussi à racheter ma liberté : j’étais devenu colporteur. Dès
que le temps le permettait, je parcourais les chemins de campagne, mon
grand sac sur le dos. Je vendais des rubans, des mouchoirs, des
almanachs et quelques titres de
la Bibliothèque
bleue, ces petites publications mal imprimées à un sou, qui, outre
l’avancée des mois et les phases de la lune, reprenaient contes,
fables, remèdes et pronostications… Par grand froid ou pendant les
fortes pluies, je m’installais dans un bourg quelconque et faisais
écrivain public. C’était une existence vagabonde et précaire, mais je
n’étais pas malheureux, loin de là ; j’étais encore jeune et avide de
voir le monde. Ce soir là toutefois, ma curiosité m’avait jeté dans un
drôle de travers !




Nous
parcourûmes en trombe je ne sais combien de lieues, avant que le
chariot fou ne décidât, en en forçant les portes, de traverser le
village de Carnel. L’abord en était pourtant défendu par de grands
personnages à la carrure impressionnante, au visage mâchuré de cendre,
et qui se mirent à nous poursuivre, nous bombardant de boue et de
pierres. Le chariot n’en continua pas moins son trajet jusqu’à la place
centrale, très blanche, parfaitement ronde. J’étais dérouté par
l’étrangeté du lieu : des maisons bien plus hautes que celles
auxquelles j’étais accoutumé, toutes serrées les unes contre les
autres, au point que leurs toits plats en tuiles bosselées paraissaient
n’en faire qu’un. A leurs pieds, des arcades, et, pour circuler dans
leur masse compacte, des passages arrondis, qui comme des tunnels
creusaient directement dans leur chair, sous les étages.


Ce
soir là un grand feu illuminait la blancheur de la place. Mon fou de
charretier faillit m’y précipiter quand, dans un grand « han ! », il me
jeta hors de son véhicule, avant de repartir dans un bruit de tonnerre.
La plupart de nos poursuivants renoncèrent à le rattraper, pour se
rabattre sur moi. Ils me saisirent qui par les bras, qui par les pieds,
s’amusèrent un temps à me lancer entre eux, avant de me jeter dans un
grand tonneau de mauvais vin. Heureusement, mon sac de colporteur avait
atterri à mes pieds lors de ma chute, et ne me suivit point dans mon
bain forcé.


Au
demeurant, ces grands fous n’étaient pas si mauvais drôles qu’ils ne
paraissaient, et après m’avoir copieusement roulé dans la lie, ils me
sortirent de là et en riant et jurant, et me firent asseoir près du
feu, à la tablée commune. Je sentais désormais fortement le Bacchus et
ne dépareillais pas dans cette assemblées de loqueteux, de travestis et
de costumés en tous genres, tous plus éméchés les uns que les autres.
Je vis une chèvre humaine, deux tridents, un homme bossu qui jouait la
cantinière. Les femmes étaient vêtues le devant derrière, ou bien comme
leurs grand-mères. Les visages étaient striés de noir ou peints,
mi-craie, mi-boue. Les flûtes, les fifres et les tambourins
résonnaient, lancinants. Des gens dansaient sur la table, d’autres
faisaient la culbute en dessous. Mes agresseurs, que j’appris être des
Paillasses, avaient pour mission de protéger Carnaval de tout élément
indésirable. Ceux qui se risquaient dans les rues sans leur aval
recevaient le baptême du vin et de la boue, comme je l’avais subi
moi-même. C’étaient des colosses aux abdomens imposants, aux épaules
rembourrées de paille ; ils en avaient particulièrement après les «
Beaux », qu’on appelait aussi les Lunaires, parce que, m’expliqua l’un
d’eux avec emphase, avec leur costume immaculé ils avaient l’honneur de
représenter sa Majesté
la Lune
dans sa plénitude. Mais les Paillasses firent irruption une fois de
plus et aux cris de : « Noircissons-les, noircissons-les, carnivalere !
», ils en encerclèrent un et le maculèrent de poussière, lui arrachant
des cris de désolation… Cependant tous les autres s’étaient échappés,
et, du haut des toits, multipliaient les saluts narquois.


Sur ces entrefaites, deux évêques survinrent, mitrés de violet, avec derrière eux, immense, montée sur des échasses, la Justice
aveugle qui trébuchait ; à leur suite se dandinait une forme maladroite
ce qui ressemblait à un cheval, mais un cheval trois fois plus grand
que la normale, et tout enjuponné de satin rouge ; il portait sur son
dos un garçonnet couronné. Derrière eux, venait une petite Mort au
visage d’argent, fort gracieuse ma foi sous sa cape de noirceur, et qui
élevait fièrement, sur un manche brillant, une faux en forme de
croissant de lune. Son pas était dansant et, parmi le reste du cortège,
paillasses agités, travestis avinés, habitants revêtus pour l’occasion
de vieux habits démodés et déchirés, elle paraissait un miracle de
légèreté. En bref, était-ce le vin ou la folie générale ? J’admis en
moi-même que je n’avais jamais je n’avais vu de Camarde plus jolie.
Elle dut remarquer mon regard admiratif, car elle me rendit longuement
le sien – de velours noir dans son visage blanc – et se retourna
plusieurs fois vers moi avant de disparaître, avalée par le cortège.




On
m’avait donné asile dans la salle commune de l’auberge. Comme d’autres
voyageurs retenus là, je m’étais endormi sur l’une des tables
transformées en lit, la tête sur mon sac.


Ce
fut, quelques temps avant l’aube, la petite Mort qui me réveilla. Son
visage lunaire tout proche de ma joue, elle soufflait vers moi son
haleine à la groseille. Lorsqu’elle vit que j’ouvrais les yeux, ses
lèvres argentées s’écartèrent sur un sourire mutin. Elle ne devait pas
avoir plus de quinze ou seize ans, elle était à la fois assurée et
fragile. Cependant j’avais du mal à la contempler, tant le blanc de sa
peau, tranchant sur le noir de ses vêtements m’éblouissait.


«
Viens ! » me dit-elle. Elle m’entraîna dehors, où un fifre isolé jouait
seul, sous la lune déclinante. Tour à tour s’approchant et s’écartant
de moi, l’adolescente se mit à danser, me tendant les mains pour mieux,
d’une pirouette, m’échapper. Elle riait, d’un
rire argentin, presque enfantin, qui, je ne sais pourquoi, me fit mal.
Peut-être parce que je sentis, à ce moment là, combien ma propre
enfance m’avait manqué, et combien peu elle m’avait nourri. Avec ma
cousine, j’avais passé mes jeunes années enfermé dans le noir des caves
ou dans la puanteur des fumées, à trier les vieux chiffons que d’autres
faisaient cuire, avant de les transformer en pâte à papier. C’était un
miracle que j’en fusse sorti à peu près en bonne santé. Cousine Luna,
elle, était décédée en crachant du sang. Et voilà que cette petite
Mort, au visage d’un blanc de craie, à peine plus âgée que ne l’était
alors ma chère Luna, m’entraînait pour jouer avec elle, dans les
vapeurs pâles…


Plus
la lune déclinait, plus ma fantasque danseuse bondissait, se
rapprochait, s’esquivait, dans une sorte de folie qui ne me laissait
plus de repos. Je toussais et j’étais en sueur, mais je ne voulais pas
la perdre. Il me semblait que, malgré ses rires, comme Luna autrefois
elle avait peur ; qu’elle m’appelait sans mots ; et qu’il fallait que
je la protège, que je la retienne …


Au
moment où l’aube étendit sur nous son voile gris, alors que j’allais
enfin la saisir entre mes bras, il y eut un grand cri, et un médecin
ridicule s’élança sur nous. Il était vêtu d’une robe noire et arborait
le masque au long nez censé protéger, aux temps d’épidémie, les
médicastres de la peste. Il tenait à la main une seringue à lavements
démesurée, toute remplie d’un clystère répugnant. Il la braqua contre
ma gentille cavalière qui, effrayée, s’enfuit en sautant et en poussant
de petites plaintes semblables à des jappements. Le quidam la
poursuivit. Lorsque je voulus leur emboîter le pas, d’autres échassiers
noirs au bec blanc m’entourèrent. Leurs seringues claquaient ; leurs
perruques, sur leurs têtes décharnées, volaient au vent.


Découragé, je fis demi-tour et allai me réfugier près des braises mourantes du feu.



Lorsque
je voulus reprendre ma route plus tard dans la matinée, il s’avéra que
c’était impossible, ou du moins que ce n’était point permis. Je faisais
partie des Carnel à présent, me dit-on, et il fallait que je reste
jusqu’au procès et à l’exécution du roi Carnaval. Encore deux jours de
fièvre ; après-demain, ce serait la nouvelle lune, et Mardi Gras.


Et
ainsi, dans une oisiveté forcée, errai-je à travers ce village
circulaire, aux passages couverts, aux rues étroitement enchâssées aux
maisons. Le temps paraissait inversé : le jour, on dormait jusque tard,
et on se cadenassait dans sa demeure ; la nuit, on festoyait. Le jour
était le règne de l’insécurité ; des bandes de masques erraient,
faisant le charivari, s’attaquant particulièrement aux maisons où
résidaient de jeunes beautés à marier. Le Bouc,
la Maquerelle, le Médecin et la Justice
étaient particulièrement redoutés. Au crépuscule, des hordes d’enfants
vêtus de vieilles hardes noircies frappaient aux portes en criant qu’on
leur donnât rançon carnaval, et on s’empressait de déposer dans leur
panier victuailles et bouteilles. Mais, la nuit tombée, tout
s’aplanissait ; sur les tables dressées en plein air, offertes à tous, s’étalaient
les provisions ramenées par les gamins ; tandis que la soupe à la
viande bouillonnait sur le foyer de la place, on faisait cuire les
gâteaux, les tourtes et les pains au four communal ; le vin coulait à
flots. C’était, pour ces gens d’ordinaire frugaux, une débauche
insolite, une extase de tous les sens, avant la privation obligatoire
du carême.


Durant
ces deux jours, je ne fus pas à plaindre : je vendis quelques almanachs
et presque tous mes rubans, quelques peignes aussi. Surtout, je
mangeai, dansai et bus à profusion.


J’étais triste cependant, car la Petite Mort
que j’avais élue ne s’approcha plus de moi. Elle me regardait de loin,
de ses prunelles tristes, liquides, qui m’avaient envoûté ; mais dès
qu’elle faisait mine de vouloir me parler, les médecins surgissaient –
et de leurs grandes ailes noires, nous séparaient.


La
petite Mort ne s’en désolait pas longtemps. Elle avait la légèreté des
adolescentes, et elle courait et tournoyait entre les bras d’autres
cavaliers, au son lancinant des fifres. D’autres filles me donnèrent la
main ; mais d’entre toutes, l’inconnue au visage lunaire était la plus
étrange, et j’avais du mal à détourner d’elle mon regard. Pas une seule
fois je ne la vis autrement qu’affublée de noir et maquillée de céruse.
Pas une seule fois elle ne me parut réelle. Et pourtant ses rires, ses
petits cris, ses rares paroles dites d’une voix essoufflée, résonnaient
directement à l’intérieur de ma poitrine – répétant des mots de
tendresse oubliée - y traçant un chemin de joie et de chagrin.




Le
dernier jour arriva l’Ours, ou plutôt Compère l’Ourson, mené par son
montreur. Il avait des chaînes aux pieds et devait pourtant danser au
son des tambours, faire des culbutes et promener les enfants sur son
dos. En son honneur, le village s’anima dès midi et les fifres
retentirent de plus belle, le faisant tournoyer jusqu’à
l’étourdissement. Pour finir, de grands rires épuisés s’échappèrent de
dessous la fourrure, et le dresseur s’écria : « Victoire, victoire !
L’Ourson rit. L’Ourson est redevenu humain ! » Alors, des enfants et
des jeunes filles l’entourèrent, s’accrochèrent à lui et le
dépouillèrent de son manteau de poils, pour faire émerger un homme en
chemise. Le barbier acheva de le débarrasser de son poil hirsute
d’Homme Sauvage. Et on le fêta comme un enfant retrouvé, comme
l’ancêtre nataturel venu à la civilisation. Et du haut de sa taille
gigantesque – il nous dépassait tous d’au moins une tête – et de sa
laideur, il souriait à son montreur, d’un sourire un peu niais, mais
très doux. Il était épuisé cependant. Et bientôt on le laissa dormir,
roulé en boule sur sa fourrure tombée.


Il
y avait de toutes façons beaucoup de choses à faire, car le soir même
on exécuterait Carnaval, et il fallait auparavant le juger. Tout un
tribunal siégeait déjà à l’auberge, transformée pour l’occasion en
Salle municipale, l’évêque ayant refusé de laisser pour cela la
jouissance de l’église. Pourtant son représentant, le curé, faisait
partie des jurés, et il fut hué sans façons, quoique avec bonhomie.


On
ne savait pas encore quel nom porterait l’énorme pantin d’osier, qui
pour le moment trônait au-dessus de l’estrade, une couronne d’épines
sur la tête. Qui, à travers lui, serait symboliquement brûlé, pendu ou
noyé, selon la sentence ? Les avis cette année étaient trop partagés,
et on décida de faire comparaître devant le Tribunal les accusés
putatifs. Lesquels accusés possibles, découvris-je avec amusement,
étaient pour la plupart en même temps membres du tribunal… Ils se
prêtaient à la mascarade avec une bonne humeur forcée. Tous les travers
des puissants des alentours, maire, meunier, médecin, seigneur,
gouverneur… furent étalés là, à cette tribune carnaval. Pour quelques
heures, les humbles étaient devenus puissants, et ils usaient de leur
pouvoir avec force rires, mais le plus souvent avec subtilité. De ma
place à l’écart je m’émerveillais de cette libéralité, qui jusqu’alors
m’avait été inconnue.


Mais le ton s’aggrava quand ce fut le tour de la Mort
d’être jugée. Sous les traits de ma petite amie au visage lunaire, on
l’amena sur l’estrade avec plus de brutalité, me sembla-t-il, que
jusqu’alors les autres personnages de la pantomime. Elle, qui jusque là
avait toujours parue si gracieuse, si sûre d’elle, m’apparut apeurée et
diminuée. Comme pâlie aussi, presque floue. Je ne l’avais encore vue
que dans la nuit, dans une obscurité parcourue de flammes qui la
faisait scintiller. Sous la lumière forte de ce bel après-midi, ses
joues semblaient ravinées, ses yeux cerclés de noir. Et elle tremblait.


Il
y avait de quoi. Réunis par leur soudaine animosité, tous les individus
présents se dressèrent autour d’elle, notables, commerçants, paysans,
femmes, mendiants… même les enfants s’étaient mis de la partie et la
désignaient du doigt. La grande Justice se dressa. Sa balance tremblait
dans son poing. « Petite Mort, fit-elle d’une voix chevrotante, je
t’accuse de ne pas tenir compte de mes avis, et d’être prisonnière de
tes sentiments. Je te voulais impartiale, je t’ai vue insouciante,
égoïste, amoureuse, cruelle. Je te condamne à être découpée ! » A ces
mots, il y eut des huées. A peine s’étaient-elles calmées qu’un
vieillard impotent fut porté sur l’estrade. « Mort, crachota-t-il de sa
voix chuchotante, je t’accuse de m’avoir oublié, alors que tu as
emporté tous les miens… » Puis ce fut une femme : « Pourquoi as-tu pris
mes enfants ? » Des « hou, hou ! » et des « A mort, la mort ! »
s’ensuivirent. Deux paysans accusèrent : « Tu as gardé trop longtemps
les semences en ton sein, l’hiver dernier, et les récoltes ont pourri,
les fruits ont gelé ! » Enfin, plus terribles que tous, les médecins
dressèrent au-dessus d’elle leur silhouette noire d’échassier. « Petite
Mort, nous t’accusons de te moquer de nos remèdes, et d’apparaître en
des lieux et à des heures inconnus de nous. Tu nous nargues depuis trop
longtemps. Nous te condamnons! »


Durant
d’interminables minutes, les témoignages et accusations se succédèrent
ainsi, devant la petite Mort éplorée. « Je ne suis pas celle que vous
croyez, plaida-t-elle en tremblant. Si je suis pour vous la mort, je
suis aussi la vie, je suis celle qui ne divise que pour multiplier,
celle qui ne disparaît que pour renaître… Vous m’accusez à tort. Mais
je comprends que vous vous y soyez trompée, je ne suis qu’une novice
encore, ma grand-mère la brillante m’a envoyée chez vous pour connaître
les mœurs des hommes, elle m’a dit : ‘Va, et apprends l’amour des
hommes, sois leur passion et leur grâce’. Alors, sans me demander mon
avis elle m’a envoyée sur terre. Et depuis j’erre, cherchant son reflet
en vous et ne le trouvant pas… » « Menteuse ! hurlèrent
la Maquerelle
et le Bouc. Nous t’avions recueillie chez nous… quand cet inconnu est
arrivé parmi nous. Depuis tu ne le quittes plus du regard. Depuis, ton
regard s’est fait lointain… » Il y eut un silence. Puis : « Oui !
approuvèrent quelques jeunes hommes. Nous t’accusons de n’être plus à
nous. Nous t’accusons d’être devenue indifférente. Nous savons que la
mort est la fin de toutes les vies. Mais nous refusons qu’elle fût
indifférente, qu’elle nous achève sans un regard. »


La
jeune fille s’était mise à pleurer, tandis que tous se rapprochaient
d’elle, menaçants. La peur se mit à monter en moi et soudain je
soupçonnai que ce n’était plus un jeu. «
Attendez ! criai-je. Cette jeune fille n’est pas celle que vous croyez.
Elle n’est pas responsable de ce dont vous l’accusez… » Ils se
tournèrent vers moi, ricanants. « Ah ? firent les médecins. C’est ce
que tu crois, grand fou ? Nous t’avons mis en garde pourtant. Nous
t’avons protégé… » « Laissez-là ! » répétai-je, sans tenir compte de
leurs remarques, ni du hourvari ironique qui gonflait autour de moi. «
Eh bien, acceptes-tu de te charger d’elle ? » « Oui ! Si c’est là ce
que vous demandez pour la laisser partir… » Tout en parlant, je m’étais
rapproché de l’estrade. L’assistance s’était écartée pour me laisser le
passage. Il y eut des quolibets et des ricanements de bouc mais les
derniers mots, les derniers cris s’éteignirent quand je saisis la main
tremblante de la petite Mort. Ses doigts étaient froids et fragiles
comme de l’eau. Mais ses grands yeux noirs papillonnaient dans ma
poitrine. « Tu ressembles au feu et au ciel, dis-je.Tu ressembles à ma
cousine disparue il y a longtemps. » « Epouse-moi ! me supplia-t-elle.
Ou ils m’enfermeront et me découperont, ils me priveront de lumière, et
ce qu’ils me feront sera pire que la mort. Epouse-moi. » « Oui »,
dis-je.


Plus une protestation n’émanait de cette assemblée soudain grave. La Maquerelle
s’avança vers nous et lia nos mains, le faux Evêque nous bénit à
l’envers. Après cette parodie de mariage on nous escorta, avec les plus
grands égards mais aussi la plus grande hâte, hors du village, au son
des flûtes et des tambours.




A
la croisée des routes, le charretier fou nous attendait. « Ah, je
savais bien, ma Demoiselle, que je vous ramenais le bon zigue. C’était
lui, n’est-ce pas, qu’il vous fallait ? Il vous a tiré de là ! »
cria-t-il à ma petite épouse, de sa voix avinée. Il avait mis sa
carriole en travers de notre chemin. « Venez, ma princesse, je vous
ramène là-haut. » « Non, pas maintenant », répondit-elle. Me saisissant
la main, elle me fit quitter la route pour prendre à travers champ. «
Venez, Princesse ! insistait-il. Celui-là a rempli son office, on peut
le mettre au rebut ! » « Non ! cria-t-elle. Non ! Celui-ci est mon
époux, je le garde. » Saisissant ma main, elle se mit à courir. A
mesure qu’elle courait, elle paraissait prendre plus d’assurance et de
légèreté. Et la suivant, je sentais mon cœur s’alléger lui aussi, et
chanter d’allégresse. Ce ne fut donc pas par essoufflement, mais parce
qu’elle l’avait décidé, que dépassant le couvert des arbres, elle
s’arrêta en bordure de ruisseau. Au-dessus de nous, la lune dans son
dernier quartier faisait un demi anneau, qui se reflétait dans l’eau.
La jeune fille tendit son doigt, qui scintillant sur l’onde noire, vint
compléter l’anneau. « Voici ma bague, dit-elle. Prends-là ! »
Tremblant, je tendis la main au-dessus du courant, n’osant le toucher,
n’osant interrompre le prodige. « Prends-la, voyons ! » répéta-t-elle,
rieuse. Alors je fis pénétrer mon annulaire dans l’eau, et la bague
brillante y glissa, froide et légère comme la lumière, présente et
forte, cependant, comme une étreinte. « Voilà. Tu es mon époux à
présent. » Elle me saisit me poignet et me ramena sous le couvert des
frondaisons. Là, dans l’obscurité, j’entendis le bruit soyeux d’étoffes
qu’on ôte, puis je sentis sur mes lèvres son souffle de groseille. « Viens ! » dit-elle encore. Et elle m’enlaça de ses bras frais, de son étreinte d’eau.


Plus
tard, bien plus tard – il me sembla que ces quelques heures avaient
duré une éternité – elle murmura : « Je devrai partir, hélas !
Souviens-toi de moi quand ton cœur chantera, et alors je reviendrai
près de toi. » J’étais à demi endormi lorsqu’elle me chuchota cela ; et
tout à l’euphorie du moment, je ne la crus pas.


Pourtant,
quand je m’éveillai au matin, je m’aperçus que je ne serrais plus
contre moi qu’une ombre, à l’enfantin masque lunaire mi noir, mi blanc.
L’ombre ne bougeait plus ; l’ombre ne respirait plus. Quant au masque,
je ne pus l’ôter. Quand je voulus prendre l’ombre dans mes bras pour
chercher du secours, elle m’échappa et légère comme un souffle, s’en
alla glisser dans le courant.


Dire que je pleurai n’est rien. J’avais trouvé mon âme – pour la perdre aussitôt.



En
peine, j’errai durant des jours et des semaines. Je n’avais plus de
goût à rien. A mon doigt, la bague pesait et me faisait mal. C’était le
seul témoignage de ce que j’avais vécu, le seul signe de sa vérité. «
Peut-être devrais-je l’ôter, me disais-je parfois, et oublier. » Mais
non, je ne le voulais pas.


Il
y eut d’autres villages, d’autres almanachs, d’autres rubans, d’autres
peignes, et des jeunes filles rieuses qui croisèrent ma route. Les voir
me faisait souffrir et tressaillir. Mais aucune ne m’appelait du fond
de la poitrine, comme ma petite épouse perdue.


Mais
l’année accomplit son parcours et un soir, il y eut cette musique de
fifre dans les rues circulaires, et les premiers masques firent leur
apparition. Mon cœur se mit à chanter. Et alors, soudain, Elle fut là,
marchant à mes côtés. « J’ai achevé mon année, me dit-elle. Douze fois
le cycle entier de la lune. Grand-mère m’a finalement laissée partir.
Je lui ai dit : ‘Je suis morte et j’ai ressuscité douze fois déjà, cela
suffit, n’est-ce pas ?’ Grand-mère ne le pensait pas. Elle aime avoir
tout son monde autour d’elle, vois-tu… Sans y croire, je l’ai menacée
de grandes marées et de récoltes désastreuses ; elle ne m’a pas laissée
partir. Avec plus de conviction, je l’ai menacée de rendre folles
d’amour toutes les mariées, de faire danser les accouchées, de faire
marcher les hommes tête en bas et pieds en l’air, d’imposer le chant
sur toutes les lèvres… Alors là, elle m’a écoutée. Elle a fini par
accepter. J’ai tant d’autres cousines plus raisonnables pour prendre ma
place, de toute façon ! » Eberlué, je la regardais. Elle paraissait
plus réelle, et plus jeune encore que dans mon souvenir. « Mais toi,
qu’en penses-tu ? reprit-elle avec un léger vacillement dans le regard.
Me veux-tu encore à tes côtés ? N’es-tu pas fatigué à l’avance de moi ?
Je ne sais pas du tout comment je me comporterai, sais-tu ? Je n’ai pas
encore bien compris ce que c’était, que de vivre parmi les hommes… Et
puis, peut-être qu’un jour je regretterai de n’être pas restée là-haut,
pour mettre dans le cœur des hommes un peu de cette folie douce, de
cette sagesse folle, dont j’avais menacée Grand-mère… » Son parfum de
groseille montait à mes narines, sa voix jouait dans ma poitrine. La
gratitude me fit trembler. « Lunella, Lunellita, murmurai-je. Lunella,
Lunellita », répétai-je, jusqu’à chanter. Et je l’entraînai avec moi
dans une danse ivre, une extase sauvage. Elle riait. Elle criait que
j’avais deviné son nom, son nom caché. Elle sentait la lune et la
groseille, l’étoile et la myrrhe. Elle était ma ressuscitée du
Carnaval, mon hostie tiède. Elle était un peu de ciel mortel blotti
entre mes bras.



Carole Menahem-Lilin
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