Prosper Jourdan
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Prosper Jourdan
A
PROSPER JOURDAN
Mon fils bien-aimé, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poëte, tu
étais près de moi, il n'y a pas trois mois encore, près de nous qui
t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu
nous prodiguais toutes les délicatesses de ton amour, tout le charme
de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets ...
et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittés pour
toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu
pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore
cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré!
Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes
quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre,
quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle
intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où
n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu
nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans,
mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te
rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait
une incurable blessure?
Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets
pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux
pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue
à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi.
Et pourquoi ne le ferais-je pas?
Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la
forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais
je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie
quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la
voix si douce à mes oreilles et à mon coeur.
Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton
amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage
glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées,
sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se
remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs,
et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie
supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure,
je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en
pensant que je vais te retrouver et te rejoindre.
Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais
qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre
amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce
qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que
j'ambitionne: te retrouver.
Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous
soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons
un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est
celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et
qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma
soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles
Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas!
Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces
graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la
mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme,
dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe,
entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou
tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je
ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que
tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où
j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils
qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme
te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de
demeures éclatantes.
Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de
l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au
libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et
aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que
nous faisons de notre liberté.
Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la
bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais
et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper!
Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les
lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre
catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux
qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se
sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon
et beau.
Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous
étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je
t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais
besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur,
il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme
elle l'était quand tu étais près de nous.
Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait?
Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers
que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent,
quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un
volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les
livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou
amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en
souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de
l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et
tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,--ne soupçonnent même pas l'oeuvre
que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien
entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les
plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait
parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix
presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce
que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué.
En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que
bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour.
A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi
toujours et à notre réunion future.
H.C. et L.J.
Paris, 3 août 1866.
PROSPER JOURDAN
Mon fils bien-aimé, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poëte, tu
étais près de moi, il n'y a pas trois mois encore, près de nous qui
t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu
nous prodiguais toutes les délicatesses de ton amour, tout le charme
de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets ...
et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittés pour
toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu
pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore
cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré!
Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes
quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre,
quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle
intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où
n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu
nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans,
mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te
rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait
une incurable blessure?
Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets
pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux
pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue
à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi.
Et pourquoi ne le ferais-je pas?
Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la
forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais
je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie
quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la
voix si douce à mes oreilles et à mon coeur.
Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton
amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage
glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées,
sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se
remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs,
et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie
supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure,
je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en
pensant que je vais te retrouver et te rejoindre.
Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais
qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre
amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce
qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que
j'ambitionne: te retrouver.
Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous
soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons
un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est
celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et
qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma
soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles
Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas!
Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces
graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la
mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme,
dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe,
entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou
tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je
ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que
tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où
j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils
qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme
te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de
demeures éclatantes.
Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de
l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au
libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et
aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que
nous faisons de notre liberté.
Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la
bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais
et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper!
Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les
lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre
catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux
qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se
sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon
et beau.
Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous
étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je
t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais
besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur,
il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme
elle l'était quand tu étais près de nous.
Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait?
Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers
que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent,
quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un
volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les
livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou
amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en
souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de
l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et
tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,--ne soupçonnent même pas l'oeuvre
que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien
entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les
plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait
parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix
presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce
que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué.
En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que
bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour.
A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi
toujours et à notre réunion future.
H.C. et L.J.
Paris, 3 août 1866.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
A MADAME GEORGE SAND
A MADAME GEORGE SAND
Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils,
avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me
parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit
livre.
Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que
votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime.
Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on
m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit.
Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en
pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri
d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère.
C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à-dire pour me faire bien
venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution
superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez,
eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et,
vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous,
c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence.
J'en ai si grand besoin!
PROSPER JOURDAN.
Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils,
avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me
parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit
livre.
Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que
votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime.
Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on
m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit.
Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en
pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri
d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère.
C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à-dire pour me faire bien
venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution
superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez,
eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et,
vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous,
c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence.
J'en ai si grand besoin!
PROSPER JOURDAN.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
ROSINE ET ROSETTE
I
Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page;
C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage.
Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter;
Il paraît qu'il était ennuyeux à crier.
On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage.
Mais à ce compte-là, ce n'est pas le premier
Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble,
Car ils se valent tous à peu près. Il me semble
Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt,
Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un;
Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre;
C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié.
Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre.
Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier
Dépend de vous, Madame, et de votre amitié.
Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse,
Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse,
Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant,
Il pourra faire mieux quand il sera plus grand.
Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême,
Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui.
Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri,
Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime.
Je pars, sans bien savoir même où je vais aller.
Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler
Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle,
Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant
S'en va tout de travers, et ma muse infidèle
En se moquant de moi trébuche à chaque instant.
O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle.
Cet exorde entendu, je commence. D'abord
Rosine était comtesse et se respectait fort;
De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite,
Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez;
Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez.
Un pied ... comme la main! et la main si petite
Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser;
Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser,
Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,--
Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel
Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël.
On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne.
Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.--
Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil,
Notre Contessina s'en fut porter un deuil
D'une tante éloignée et de noblesse ancienne,
Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison.
A Paris, dans le monde où Rosine était reine,
De temps à autre un deuil est une bonne aubaine;
Le gris est si divers! et le noir si bon ton!
La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon!
Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie,
Moitié pour le printemps dont il faut profiter,
Parmi ses frais lilas Rose alla transporter
Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie.
I
Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page;
C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage.
Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter;
Il paraît qu'il était ennuyeux à crier.
On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage.
Mais à ce compte-là, ce n'est pas le premier
Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble,
Car ils se valent tous à peu près. Il me semble
Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt,
Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un;
Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre;
C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié.
Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre.
Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier
Dépend de vous, Madame, et de votre amitié.
Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse,
Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse,
Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant,
Il pourra faire mieux quand il sera plus grand.
Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême,
Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui.
Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri,
Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime.
Je pars, sans bien savoir même où je vais aller.
Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler
Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle,
Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant
S'en va tout de travers, et ma muse infidèle
En se moquant de moi trébuche à chaque instant.
O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle.
Cet exorde entendu, je commence. D'abord
Rosine était comtesse et se respectait fort;
De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite,
Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez;
Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez.
Un pied ... comme la main! et la main si petite
Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser;
Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser,
Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,--
Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel
Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël.
On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne.
Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.--
Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil,
Notre Contessina s'en fut porter un deuil
D'une tante éloignée et de noblesse ancienne,
Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison.
A Paris, dans le monde où Rosine était reine,
De temps à autre un deuil est une bonne aubaine;
Le gris est si divers! et le noir si bon ton!
La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon!
Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie,
Moitié pour le printemps dont il faut profiter,
Parmi ses frais lilas Rose alla transporter
Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
II
C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon
De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon,
Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire,
A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire
Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir,
Avant de se coucher prolonge sa toilette
Et reste à se peigner, nonchalante et coquette,
Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir:
Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse
Se pare et se fait belle aux rayons du couchant
Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse,
Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant.
Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine
Si l'on entend la brise au murmure ,
Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine
Qui coule en murmurant sur le marbre massif
Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée.
Quel calme! différent de celui de la nuit;
Quel silence joyeux entremêlé de bruit!
Il semble, à voir ainsi la campagne noyée
Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant,
Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie,
La brise plus riante et plus chère la vie
Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant.
On croirait par moments, quand frémit le feuillage,
Voir des ombres passer en se donnant le bras;
Évoquer leur fantôme et deviner l'image
D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas.
Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure
Qui passait tout à l'heure à travers ce massif?
N'était-ce pas son vol dont la traînante allure
Le faisait frissonner avec un bruit plaintif?
Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse,
Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons?
Il me semblait entendre, à travers leurs chansons
Monter, comme un écho de ton long sacrifice,
Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret,
Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine
Et tandis que ton ombre indécise et sereine
M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait.
Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse?
Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur?
Où vas-tu si légère et si peu soucieuse
De ton indigne amant qui causa ton malheur?
O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée?
Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée
Au premier rendez-vous que son coeur te donnait
Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît?
Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone,
Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts?
Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers
Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne.
Telle une algue battue au caprice des mers!
C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète
Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette?
Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi?
Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid!
Répondez, est-ce vous? ou votre chère image
N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage?
Est-ce votre fantôme apporté par le vent,
Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte,
Que la bise disperse et que l'orage emporte,
Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ?
O qui que vous soyez! visions passagères
Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit,
Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères
Et de sentir en vous notre âme qui frémit!
Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire,
Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai.
Vous passez en silence et je vous vois sourire
Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre
Et voltige avec vous dans cet air embaumé.
Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire
Où le soleil soulève, à son heure dernière,
Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit,
Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre,
Son manteau scintillant traîner derrière lui.
Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée
Cette forme au contour si pur?
Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée
Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée,
Aux yeux plus profonds que l'azur?
Lorsque ta Marguerite au seuil de son église,
O Faust, apparut à tes yeux,
Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise?
Un rayon de soleil dore encor ses cheveux
Que froisse et caresse la brise.
Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux!
Vastes cieux! pensives étoiles!
Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous,
Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles,
Avez-vous rien vu de si doux?
Qui donc est cette femme? En la voyant assise,
Immobile, troublée, inquiète, les yeux
Vers le sol, on dirait la statue indécise
D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux
Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux.
Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle;
Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet.
Elle écoute son coeur, et son coeur est muet.
C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle?
Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or,
Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor.
Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure
Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure.
Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas,
Un jeune homme au front triste et beau la considère
De son regard profond. Il a l'air un peu las;
On devine aisément qu'une pensée amère
A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux
S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie,
Comme pour demander ou la mort ou la vie
A ce regard de femme errant et soucieux.
On sent que ce regard le fascine et l'attire.
Rosine, cependant, continue à rêver;
Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire.
--Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire:
Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer?
Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,--
Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre.
Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre?
Pourquoi rester muette et me laisser au coeur
Un doute, plus cruel encor que sa douleur?
Et surtout....
ROSINE.
Je sais bien ce que vous m'allez dire,
Stello; mais songez donc: vous me forcez ici
D'accepter un amant ou de perdre un ami.
STELLO.
Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire
Qui lui puisse arriver quand il est amoureux,
C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux
Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème.
Que me fait l'amitié de la femme que j'aime?
J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps,
Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière!
Et vous allez m'offrir une telle misère?
Appelez vos laquais pour me jeter dehors.
Soyez plus charitable en étant plus altière.
Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur
Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse,
Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur
D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur.
ROSINE.
Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse,
Failli pleurer, Stello.
STELLO.
Maudite ma tendresse
Qui fait naître une larme en un regard si doux!
O ma reine! Oh! pardon!
ROSINE, souriant.
Vous passez à l'extrême;
Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux.
Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même.
N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime?
STELLO.
Non, vous ne m'aimez pas.
ROSINE.
Je le crois comme vous,
C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille,
Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille
En attendant son heure, inondera mes sens
Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise,
Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise
Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps.
Certes, l'émotion que votre aveu me cause
Est bien loin de cela, pour être de l'amour,
Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour,
Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose
Que le vague plaisir que j'avais de vous voir.
Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre;
Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre?
J'étais heureuse en vous attendant chaque soir.
M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être,
Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir,
En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir,
Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître
Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter
De ne point avoir su vous le faire accepter.
Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure,
Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure;
Tous deux parlaient encore,--il faisait déjà nuit,--
Oubliant le destin devant cette nature,
Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit,
Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère;
Il marchait au hasard et d'un pas inégal.
Une larme brûlante errait sous sa paupière;
Il emportait au coeur une blessure amère.
La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal.
C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon
De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon,
Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire,
A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire
Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir,
Avant de se coucher prolonge sa toilette
Et reste à se peigner, nonchalante et coquette,
Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir:
Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse
Se pare et se fait belle aux rayons du couchant
Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse,
Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant.
Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine
Si l'on entend la brise au murmure ,
Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine
Qui coule en murmurant sur le marbre massif
Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée.
Quel calme! différent de celui de la nuit;
Quel silence joyeux entremêlé de bruit!
Il semble, à voir ainsi la campagne noyée
Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant,
Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie,
La brise plus riante et plus chère la vie
Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant.
On croirait par moments, quand frémit le feuillage,
Voir des ombres passer en se donnant le bras;
Évoquer leur fantôme et deviner l'image
D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas.
Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure
Qui passait tout à l'heure à travers ce massif?
N'était-ce pas son vol dont la traînante allure
Le faisait frissonner avec un bruit plaintif?
Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse,
Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons?
Il me semblait entendre, à travers leurs chansons
Monter, comme un écho de ton long sacrifice,
Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret,
Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine
Et tandis que ton ombre indécise et sereine
M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait.
Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse?
Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur?
Où vas-tu si légère et si peu soucieuse
De ton indigne amant qui causa ton malheur?
O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée?
Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée
Au premier rendez-vous que son coeur te donnait
Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît?
Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone,
Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts?
Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers
Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne.
Telle une algue battue au caprice des mers!
C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète
Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette?
Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi?
Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid!
Répondez, est-ce vous? ou votre chère image
N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage?
Est-ce votre fantôme apporté par le vent,
Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte,
Que la bise disperse et que l'orage emporte,
Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ?
O qui que vous soyez! visions passagères
Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit,
Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères
Et de sentir en vous notre âme qui frémit!
Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire,
Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai.
Vous passez en silence et je vous vois sourire
Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre
Et voltige avec vous dans cet air embaumé.
Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire
Où le soleil soulève, à son heure dernière,
Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit,
Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre,
Son manteau scintillant traîner derrière lui.
Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée
Cette forme au contour si pur?
Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée
Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée,
Aux yeux plus profonds que l'azur?
Lorsque ta Marguerite au seuil de son église,
O Faust, apparut à tes yeux,
Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise?
Un rayon de soleil dore encor ses cheveux
Que froisse et caresse la brise.
Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux!
Vastes cieux! pensives étoiles!
Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous,
Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles,
Avez-vous rien vu de si doux?
Qui donc est cette femme? En la voyant assise,
Immobile, troublée, inquiète, les yeux
Vers le sol, on dirait la statue indécise
D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux
Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux.
Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle;
Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet.
Elle écoute son coeur, et son coeur est muet.
C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle?
Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or,
Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor.
Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure
Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure.
Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas,
Un jeune homme au front triste et beau la considère
De son regard profond. Il a l'air un peu las;
On devine aisément qu'une pensée amère
A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux
S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie,
Comme pour demander ou la mort ou la vie
A ce regard de femme errant et soucieux.
On sent que ce regard le fascine et l'attire.
Rosine, cependant, continue à rêver;
Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire.
--Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire:
Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer?
Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,--
Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre.
Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre?
Pourquoi rester muette et me laisser au coeur
Un doute, plus cruel encor que sa douleur?
Et surtout....
ROSINE.
Je sais bien ce que vous m'allez dire,
Stello; mais songez donc: vous me forcez ici
D'accepter un amant ou de perdre un ami.
STELLO.
Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire
Qui lui puisse arriver quand il est amoureux,
C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux
Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème.
Que me fait l'amitié de la femme que j'aime?
J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps,
Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière!
Et vous allez m'offrir une telle misère?
Appelez vos laquais pour me jeter dehors.
Soyez plus charitable en étant plus altière.
Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur
Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse,
Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur
D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur.
ROSINE.
Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse,
Failli pleurer, Stello.
STELLO.
Maudite ma tendresse
Qui fait naître une larme en un regard si doux!
O ma reine! Oh! pardon!
ROSINE, souriant.
Vous passez à l'extrême;
Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux.
Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même.
N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime?
STELLO.
Non, vous ne m'aimez pas.
ROSINE.
Je le crois comme vous,
C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille,
Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille
En attendant son heure, inondera mes sens
Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise,
Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise
Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps.
Certes, l'émotion que votre aveu me cause
Est bien loin de cela, pour être de l'amour,
Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour,
Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose
Que le vague plaisir que j'avais de vous voir.
Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre;
Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre?
J'étais heureuse en vous attendant chaque soir.
M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être,
Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir,
En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir,
Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître
Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter
De ne point avoir su vous le faire accepter.
Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure,
Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure;
Tous deux parlaient encore,--il faisait déjà nuit,--
Oubliant le destin devant cette nature,
Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit,
Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère;
Il marchait au hasard et d'un pas inégal.
Une larme brûlante errait sous sa paupière;
Il emportait au coeur une blessure amère.
La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
III
Si vous avez connu la mine la plus fière,
Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur,
Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre,
Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur,
Tenace comme un roc et doux comme une fille,
Il avait les défauts d'un bon fils de famille
Et ce rare bonheur de compter à la fois
Les solides vertus des héros d'autrefois.
Il avait de bonne heure appris l'expérience,
Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance,
Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans;
Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps.
Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente
Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente,
Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour
A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour.
Au reste, sa fortune égalait sa noblesse.
Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse,
Entraver sa nature ou gêner son instinct;
Il grandit librement, au gré de son destin.
Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire.
Tel il était sorti du ventre de sa mère,
Tel nous le retrouvons au jour de ce récit.
--Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici:
Avec de pareils dons que lui fit la nature,
Je vous laisse à penser,--sans compter sa figure,--
Si Stello dans le monde eut bientôt des amis.
Heureusement pour lui, la chose la plus sûre,
Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis
Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie,
Il avait assez vu comme le monde oublie
Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas
De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras.
Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine,
Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé.
Il avait doucement senti dans sa poitrine
Grandir un sentiment qui l'avait dominé.
Ce n'était plus alors cet enfant débauché
Que les fous de son bord se vantaient de connaître;
Ce n'était pas non plus,--tant l'amour nous pénètre!
Le Stello d'autrefois incrédule et lassé.
Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse.
Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse
Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré.
Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné;
Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse,
Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux,
Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux.
C'est une chose étrange et bien inexplicable
Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant,
Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable,
Attelle au même joug un couple différent.
Quel mystère inouï, quel sort inexorable
Jette au hasard deux coeurs dans un même courant?
Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices?
Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices,
S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs?
Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices,
Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices,
Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs!
Encor si sa fatale et maudite puissance,
Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués,
Se contentait de prendre avec indifférence,
Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance
Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés!
Mais non.... Il semble même, ô misère inouïe!
Que les prédestinés à cette mort sans fin
Portent une auréole et que, dans cette vie,
Un ange les reprend quand la mort les oublie.
--Envoyé de malheur!--c'est l'éternel destin,
Hélas!--Le feu du ciel, né des fureurs sublimes,
N'a menacé jamais que les plus hautes cimes;
Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon.
La douleur est sur terre et choisit ses victimes
Parmi ceux dont le sceau du génie est au front.
Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale.
Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle,
Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé.
On prétend qu'il avait juré d'être vengé.
Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée
Qui décida son sort,--la dernière pour lui,--
De laquelle il sortit l'âme désespérée,
Seul désormais, errant au hasard dans la nuit,
Stello quittait Paris.
Si vous avez connu la mine la plus fière,
Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur,
Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre,
Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur,
Tenace comme un roc et doux comme une fille,
Il avait les défauts d'un bon fils de famille
Et ce rare bonheur de compter à la fois
Les solides vertus des héros d'autrefois.
Il avait de bonne heure appris l'expérience,
Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance,
Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans;
Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps.
Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente
Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente,
Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour
A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour.
Au reste, sa fortune égalait sa noblesse.
Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse,
Entraver sa nature ou gêner son instinct;
Il grandit librement, au gré de son destin.
Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire.
Tel il était sorti du ventre de sa mère,
Tel nous le retrouvons au jour de ce récit.
--Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici:
Avec de pareils dons que lui fit la nature,
Je vous laisse à penser,--sans compter sa figure,--
Si Stello dans le monde eut bientôt des amis.
Heureusement pour lui, la chose la plus sûre,
Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis
Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie,
Il avait assez vu comme le monde oublie
Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas
De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras.
Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine,
Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé.
Il avait doucement senti dans sa poitrine
Grandir un sentiment qui l'avait dominé.
Ce n'était plus alors cet enfant débauché
Que les fous de son bord se vantaient de connaître;
Ce n'était pas non plus,--tant l'amour nous pénètre!
Le Stello d'autrefois incrédule et lassé.
Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse.
Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse
Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré.
Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné;
Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse,
Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux,
Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux.
C'est une chose étrange et bien inexplicable
Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant,
Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable,
Attelle au même joug un couple différent.
Quel mystère inouï, quel sort inexorable
Jette au hasard deux coeurs dans un même courant?
Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices?
Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices,
S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs?
Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices,
Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices,
Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs!
Encor si sa fatale et maudite puissance,
Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués,
Se contentait de prendre avec indifférence,
Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance
Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés!
Mais non.... Il semble même, ô misère inouïe!
Que les prédestinés à cette mort sans fin
Portent une auréole et que, dans cette vie,
Un ange les reprend quand la mort les oublie.
--Envoyé de malheur!--c'est l'éternel destin,
Hélas!--Le feu du ciel, né des fureurs sublimes,
N'a menacé jamais que les plus hautes cimes;
Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon.
La douleur est sur terre et choisit ses victimes
Parmi ceux dont le sceau du génie est au front.
Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale.
Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle,
Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé.
On prétend qu'il avait juré d'être vengé.
Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée
Qui décida son sort,--la dernière pour lui,--
De laquelle il sortit l'âme désespérée,
Seul désormais, errant au hasard dans la nuit,
Stello quittait Paris.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
IV
Qui sait ce que peut faire
De ravage sans borne et de taches sans nom,
Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond,
Le souvenir mortel d'une horrible misère?
Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur
Va se perdre à jamais une âme désolée?
Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur
Attend le désespoir au sortir d'une allée
Pour lui souffler au corps une vengeance usée?
Qui connaîtra jamais de quel rude sillon
Se creuse un coeur atteint d'une telle torture
Et quel venin terrible en greffe la morsure
Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front?
Qui connaîtra jamais,--quand l'amour le renie,--
Où va le malheureux, en se frappant le coeur,
Prostituer l'amour dont il faisait sa vie
Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie,
Rire lugubrement de sa propre douleur?
L'amour, le grand amour est ce baume suprême
Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond:
Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême,
L'homme peut naître encor de sa souffrance même,
Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt.
Qui sait ce que peut faire
De ravage sans borne et de taches sans nom,
Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond,
Le souvenir mortel d'une horrible misère?
Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur
Va se perdre à jamais une âme désolée?
Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur
Attend le désespoir au sortir d'une allée
Pour lui souffler au corps une vengeance usée?
Qui connaîtra jamais de quel rude sillon
Se creuse un coeur atteint d'une telle torture
Et quel venin terrible en greffe la morsure
Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front?
Qui connaîtra jamais,--quand l'amour le renie,--
Où va le malheureux, en se frappant le coeur,
Prostituer l'amour dont il faisait sa vie
Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie,
Rire lugubrement de sa propre douleur?
L'amour, le grand amour est ce baume suprême
Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond:
Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême,
L'homme peut naître encor de sa souffrance même,
Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
V
La lune était limpide; Alger, la blanche ville,
Depuis longtemps déjà dormait profondément;
Et depuis la Casbah jusqu'à la mer tranquille
On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile,
Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant.
La nuit splendide et calme étalait ses étoiles
Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu,
Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles,
La terre eût entrevu les domaines de Dieu.
La rue était sans bruit. La plage solitaire,
Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière,
Berçait dans les échos son chant triste et rêveur.
Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur!
Nulle voix n'animait la muette mosquée.
Pas même un frôlement de Mauresque masquée
Gagnant quelque ruelle étroite et désertée:
Le port semblait une ombre et la ville un tombeau.
Cependant, à travers le murmure de l'eau
Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive,
Un plus étrange accent que la brise plaintive
Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger;
Plus sourd que le fracas des lames sur la grève
Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve
Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger.
On eût dit comme un choeur de voix incohérentes,
Comme un lointain concert de plaintes discordantes
Où des éclats de rire étouffaient des sanglots;
Dont le vent emportait les notes turbulentes
Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux.
Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale,
Qu'on entendait à peine, une femme chantait
Quelque libre refrain que la bande écoutait.
Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale
Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale
Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît.
Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace
Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs.
C'est une nuit d'orgie à se voiler la face;
Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs.
STELLO.
Qui parle du passé? La peste du trappiste
Qui vient gémir ici!--Georgette, mon cher coeur,
Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur!
C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste
Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!--
Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur,
Quiconque a le vin triste est un méchant buveur.
Hors d'ici les regrets et la mélancolie!
Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie,
Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier!
--A la littérature!--A la gendarmerie!
Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié;
On abuse du mot, c'est une maladie.
A la santé de ceux qui croyaient à l'amour!
(Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner
sa bourse dans sa main.)
Non! Non!
Non! Non!
Voilà ce qu'aime Margot!
Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce
Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour
Dans le creux des échos déclamant leur tristesse.
L'amour, même au théâtre, est un moyen usé.
D'abord c'est mélodrame...
GEORGETTE, élevant son verre.
A toi, mon adoré!
STELLO.
Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure
Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure!
Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté.
Les murs sont à l'envers ... ha! ha! la belle danse!
Vous avez tous la tête en bas ... les pieds en l'air....
Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance;
Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...--
Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois à l'hyménée!
Je deviens vertueux quand il est si matin.
Ma, corpo di Baccho! mon verre est encor plein?
(Il boit.)
A boire!... j'ai dans l'âme une joie insensée....
Décidément, l'homme est un piteux mannequin....--
Que je voudrais avoir le ventre de Silène!
Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.--
Georgette ... je suis gris, mon coeur, en vérité!
Au diable les soupirs!...--Vive la volupté!
Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane,
Chante-nous le refrain d'une chanson profane;
Chante nos vins de France et nos amours perdus!
Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe!
Silence! La bacchante a tordu ses bras nus;
Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe
La lune était limpide; Alger, la blanche ville,
Depuis longtemps déjà dormait profondément;
Et depuis la Casbah jusqu'à la mer tranquille
On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile,
Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant.
La nuit splendide et calme étalait ses étoiles
Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu,
Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles,
La terre eût entrevu les domaines de Dieu.
La rue était sans bruit. La plage solitaire,
Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière,
Berçait dans les échos son chant triste et rêveur.
Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur!
Nulle voix n'animait la muette mosquée.
Pas même un frôlement de Mauresque masquée
Gagnant quelque ruelle étroite et désertée:
Le port semblait une ombre et la ville un tombeau.
Cependant, à travers le murmure de l'eau
Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive,
Un plus étrange accent que la brise plaintive
Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger;
Plus sourd que le fracas des lames sur la grève
Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve
Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger.
On eût dit comme un choeur de voix incohérentes,
Comme un lointain concert de plaintes discordantes
Où des éclats de rire étouffaient des sanglots;
Dont le vent emportait les notes turbulentes
Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux.
Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale,
Qu'on entendait à peine, une femme chantait
Quelque libre refrain que la bande écoutait.
Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale
Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale
Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît.
Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace
Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs.
C'est une nuit d'orgie à se voiler la face;
Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs.
STELLO.
Qui parle du passé? La peste du trappiste
Qui vient gémir ici!--Georgette, mon cher coeur,
Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur!
C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste
Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!--
Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur,
Quiconque a le vin triste est un méchant buveur.
Hors d'ici les regrets et la mélancolie!
Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie,
Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier!
--A la littérature!--A la gendarmerie!
Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié;
On abuse du mot, c'est une maladie.
A la santé de ceux qui croyaient à l'amour!
(Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner
sa bourse dans sa main.)
Non! Non!
Non! Non!
Voilà ce qu'aime Margot!
Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce
Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour
Dans le creux des échos déclamant leur tristesse.
L'amour, même au théâtre, est un moyen usé.
D'abord c'est mélodrame...
GEORGETTE, élevant son verre.
A toi, mon adoré!
STELLO.
Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure
Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure!
Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté.
Les murs sont à l'envers ... ha! ha! la belle danse!
Vous avez tous la tête en bas ... les pieds en l'air....
Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance;
Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...--
Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois à l'hyménée!
Je deviens vertueux quand il est si matin.
Ma, corpo di Baccho! mon verre est encor plein?
(Il boit.)
A boire!... j'ai dans l'âme une joie insensée....
Décidément, l'homme est un piteux mannequin....--
Que je voudrais avoir le ventre de Silène!
Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.--
Georgette ... je suis gris, mon coeur, en vérité!
Au diable les soupirs!...--Vive la volupté!
Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane,
Chante-nous le refrain d'une chanson profane;
Chante nos vins de France et nos amours perdus!
Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe!
Silence! La bacchante a tordu ses bras nus;
Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
CHANSON DE GEORGETTE.
Vive le vin! les nuits d'ivresse!
Vivent la table et la beauté!
Vrai Dieu! la vie enchanteresse
C'est le plaisir et la paresse!
Rien n'est vrai, hors la volupté!
Vive l'amour des courtisanes!
L'amour qui s'obtient sans effort.
Vivent les yeux de ces sultanes,
Les baisers sur les ottomanes
Quand le vin ruisselle avec l'or!
Malheur aux femmes de ce monde!
Honte à ces bégueules sans coeur!
Leur métier de vertu profonde
Est encor cent fois plus immonde
Que notre métier d'impudeur.
A nous leurs maris et leurs frères!
Nous autres, les filles sans nom,
Nos calèches sont plus légères;
Et leurs fils boivent dans nos verres
Pour nous venger de leur affront.
Vive la clarté des bougies!
Vivent la débauche et le bruit!
Comme les lèvres sont rougies!
Les yeux pâlis par les orgies
Ne brillent plus qu'après minuit.
D'ailleurs, nous sommes les plus belles,
Et, partout, c'est nous qui trônons;
C'est pour nous qu'ils sont infidèles,
Mais ils ne valent pas mieux qu'elles,
Ces beaux fils que nous ruinons.
Oui, votre sottise est étrange,
Car vous nous faites les yeux doux
Et nous méprisez en échange;
Mais vous nous traînez dans la fange
Sans pouvoir vous passer de nous.
A nous vos jeunesses rendues,
Vos bijoux, vos chevaux de prix,
Vos amours, vos santés perdues!
A nous, à nous, filles vendues!
Pour nous venger de vos mépris.
Vive l'atmosphère étouffante
Qui se répand dans un festin!
Puisque c'est le vin que je chante;
Plus la chaleur est accablante,
Meilleur encore en est le vin!
Vive le vin! les nuits d'ivresse!
Vive la table et la beauté!
Vrai Dieu! la vie enchanteresse
C'est le plaisir et la paresse!
Rien n'est vrai hors la volupté!
LE CHOEUR.
Ta chanson a menti, Georgette.
C'est immoral!
GEORGETTE.
Dieu! qu'il est bête!
Allez au diable!
LE CHOEUR.
Au diable? bon,
J'y suis. Le trajet n'est pas long.
Vive Dieu! l'enfer est en fête.
Ma foi! le bourgogne a du bon,
Ma voisine dort comme un plomb,
Tout ce vin me porte à la tête.
Vivent le diable et le mâcon!
Vive Georgette!... et sa chanson!
Georgette a lu de mauvais livres!
L'auteur!
STELLO.
C'est moi!... vous êtes ivres.
(Il roule de sa chaise.)
LE CHOEUR.
Hurrah!--hé!--holà!--ho!--bravo!
Silence!... en triomphe Stello!
Il faut le coucher sur la table.
Parle donc!... as-tu soif?... Que diable!
Il ne fait pas un mouvement.
Salut! c'est le roi de la fête!
Monte à côté du roi, Georgette,
Et verse à boire à ton amant.
Telle dans la campagne, à cette heure attardée,
L'orgie osait troubler le silence des bois.
La maison d'où partaient ces cris et cette voix,
Était celle où Stello, cette même soirée,
Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort.
Ainsi que l'avait dit un ami charitable,
Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort,
On l'avait de son long étendu sur la table
Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller,
Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane
Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller.
Auprès de lui debout, la belle courtisane,
Georgette, la bacchante au front échevelé,
La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté,
Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte,
Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte,
Achevant le refrain qu'elle avait commencé,
Lui versait de son haut un flacon sur la tête.
Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête,
Sans cesse redoublant son tapage effréné,
Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse,
Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse,
Près de tomber aussi, semblait plus acharné.
Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide,
Ses cheveux inondés et collés par le vin,
Son beau col débraillé dans sa chemise humide,
Plus pâle que jamais sous la clarté morbide
Des lustres que déjà pâlissait le matin,
Laissait pendre ses bras comme une masse inerte.
Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte,
Avait pu contempler ce spectacle navrant!
Devant cette misère et cet abaissement,
Devant ce regard morne et cette indifférence;
En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance
Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré;
En songeant qu'elle seule avait désespéré
Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance
Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait;
En retrouvant ainsi cette riche nature
Où la pâle Débauche imprimait sa souillure,
Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait?
Vive le vin! les nuits d'ivresse!
Vivent la table et la beauté!
Vrai Dieu! la vie enchanteresse
C'est le plaisir et la paresse!
Rien n'est vrai, hors la volupté!
Vive l'amour des courtisanes!
L'amour qui s'obtient sans effort.
Vivent les yeux de ces sultanes,
Les baisers sur les ottomanes
Quand le vin ruisselle avec l'or!
Malheur aux femmes de ce monde!
Honte à ces bégueules sans coeur!
Leur métier de vertu profonde
Est encor cent fois plus immonde
Que notre métier d'impudeur.
A nous leurs maris et leurs frères!
Nous autres, les filles sans nom,
Nos calèches sont plus légères;
Et leurs fils boivent dans nos verres
Pour nous venger de leur affront.
Vive la clarté des bougies!
Vivent la débauche et le bruit!
Comme les lèvres sont rougies!
Les yeux pâlis par les orgies
Ne brillent plus qu'après minuit.
D'ailleurs, nous sommes les plus belles,
Et, partout, c'est nous qui trônons;
C'est pour nous qu'ils sont infidèles,
Mais ils ne valent pas mieux qu'elles,
Ces beaux fils que nous ruinons.
Oui, votre sottise est étrange,
Car vous nous faites les yeux doux
Et nous méprisez en échange;
Mais vous nous traînez dans la fange
Sans pouvoir vous passer de nous.
A nous vos jeunesses rendues,
Vos bijoux, vos chevaux de prix,
Vos amours, vos santés perdues!
A nous, à nous, filles vendues!
Pour nous venger de vos mépris.
Vive l'atmosphère étouffante
Qui se répand dans un festin!
Puisque c'est le vin que je chante;
Plus la chaleur est accablante,
Meilleur encore en est le vin!
Vive le vin! les nuits d'ivresse!
Vive la table et la beauté!
Vrai Dieu! la vie enchanteresse
C'est le plaisir et la paresse!
Rien n'est vrai hors la volupté!
LE CHOEUR.
Ta chanson a menti, Georgette.
C'est immoral!
GEORGETTE.
Dieu! qu'il est bête!
Allez au diable!
LE CHOEUR.
Au diable? bon,
J'y suis. Le trajet n'est pas long.
Vive Dieu! l'enfer est en fête.
Ma foi! le bourgogne a du bon,
Ma voisine dort comme un plomb,
Tout ce vin me porte à la tête.
Vivent le diable et le mâcon!
Vive Georgette!... et sa chanson!
Georgette a lu de mauvais livres!
L'auteur!
STELLO.
C'est moi!... vous êtes ivres.
(Il roule de sa chaise.)
LE CHOEUR.
Hurrah!--hé!--holà!--ho!--bravo!
Silence!... en triomphe Stello!
Il faut le coucher sur la table.
Parle donc!... as-tu soif?... Que diable!
Il ne fait pas un mouvement.
Salut! c'est le roi de la fête!
Monte à côté du roi, Georgette,
Et verse à boire à ton amant.
Telle dans la campagne, à cette heure attardée,
L'orgie osait troubler le silence des bois.
La maison d'où partaient ces cris et cette voix,
Était celle où Stello, cette même soirée,
Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort.
Ainsi que l'avait dit un ami charitable,
Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort,
On l'avait de son long étendu sur la table
Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller,
Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane
Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller.
Auprès de lui debout, la belle courtisane,
Georgette, la bacchante au front échevelé,
La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté,
Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte,
Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte,
Achevant le refrain qu'elle avait commencé,
Lui versait de son haut un flacon sur la tête.
Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête,
Sans cesse redoublant son tapage effréné,
Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse,
Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse,
Près de tomber aussi, semblait plus acharné.
Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide,
Ses cheveux inondés et collés par le vin,
Son beau col débraillé dans sa chemise humide,
Plus pâle que jamais sous la clarté morbide
Des lustres que déjà pâlissait le matin,
Laissait pendre ses bras comme une masse inerte.
Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte,
Avait pu contempler ce spectacle navrant!
Devant cette misère et cet abaissement,
Devant ce regard morne et cette indifférence;
En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance
Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré;
En songeant qu'elle seule avait désespéré
Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance
Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait;
En retrouvant ainsi cette riche nature
Où la pâle Débauche imprimait sa souillure,
Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait?
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
VI
Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie,
Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver,
Après avoir couru par toute l'Italie,
Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie,
Un soir notre héros débarqua dans Alger.
Son luxe pouvait seul égaler sa folie,
Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien.
Les faciles amis qu'il traînait à sa suite
Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite,
Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien.
Lui-même il le savait et glissait de plus belle
Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui.
Il disait seulement,--sa ruine vînt-elle,--
Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle,
Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui.
Pour le moment Stello, sans souci de la vie,
Menait un train de prince en son château d' Hydra .
C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie,
Retrouvé, s'affolant en noble compagnie,
Fort épris de Georgette et gris comme un soldat.
O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre!
Mystère de l'amour,--ô palais!--ô décombre!
Qui de nous a jamais sondé ta profondeur?
Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur
Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre.
Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre
Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris,
Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris?
Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes
Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert
Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes
Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes,
Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert?
Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme
Une misère, un rien, un caprice écouté,
Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame,
Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme
Une plaie où se va perdant l'éternité?
Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide
Qui regarde sans voir, ce fantôme livide,
Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous?
Ce ne peut être lui.... C'est un autre.... Il se lève:
Non, ce n'est point Stello qui gisait là-dessous.
C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve.
Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive
Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts.
Circé se vanterait de sa métamorphose!
Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose,
Cependant, que de voir un aussi jeune front
Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront.
C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille,
Capable de tout bien comme de tout honneur,
Osait parler d'amour et croyait au bonheur.
Telle on voit, dans les champs, une féconde treille
S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier:
Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance,
Ployant sous le fardeau de sa propre abondance,
Se mêle dans la boue aux pierres du sentier.
Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance
D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour
Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme,
Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme,
Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour;
Mais, une fois ce charme arraché de sa vie,
Une fois qu'il eût vu la dernière lueur
Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur,
Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie,
Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie
Infâme et désolante, et que c'est un malheur
Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur.
Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse;
Et son coeur retomba d'autant plus désolé
Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse
Pour suivre en souriant son fantôme envolé.
C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé,
Un nuage qui passe emprunter un visage
Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage;
Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image,
Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté,
Notre coeur se débat dans la réalité.
Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse!
Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse!
Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui,
Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui.
C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même.
En vain il refoulait, par un effort suprême,
Ses larmes et ses cris et sa folle douleur;
En vain il affectait une froide ironie;
En vain dans la débauche il consumait sa vie;
En vain, pour le tuer, il reniait son coeur:
Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance,
Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès,
Sous son masque impassible il pleurait en silence.
Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais,
Stello sentait en lui sa terrible morsure,
Et, plus vivace encore après sa flétrissure,
De son ancien amour l'éternelle torture
Se réveillait alors, plus rude que jamais.
Quelquefois, cependant, sa puissante nature
Reprenait le dessus. Il redevenait lui.
Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure,
Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli.
Ces jours-là, fatigué de sa dernière orgie,
Las de son monde et las de sa banale vie,
Pour errer librement et rêver sans témoin
Il partait à cheval et s'en allait au loin,
Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée
Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée,
Conduit par son murmure et bercé par son chant.
Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie,
Charme mystérieux! votre mélancolie,
D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant?
Par un de ces jours-là, seul, comme à l'ordinaire,
Stello longeait la mer et se laissait aller
A ce calme complet où la nature entière,
Sous ces ardents climats, semble se dévoiler.
C'était en plein automne. On eût dit que la terre
Eût caché, ce jour-là, le soleil dans son flanc,
Tant le ciel était tiède et le jour caressant!
Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde
Que ses yeux saluaient pour la première fois.
Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois,
Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde.
Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde,
Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix.
Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse
Se soulever en lui sous le souffle divin
Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse,
Les cendres du passé s'envoler de son sein.
Son coeur était vivant! Il aimait la nature.
Il se berçait au chant de l'onde qui murmure
Et comprenait le monde on regardant les cieux.
Il lui semblait entendre une voix inconnue
Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue
Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux.
Son coeur était vivant!
Quand il vit la campagne
Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir,
Quand il vit le soleil pencher sur la montagne
Qui se dressait déjà comme un fantôme noir,
Alors il s'aperçut qu'une grande distance
Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir.
Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence.
Il tourna son cheval pour mieux s'orienter
Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner
Sidi-Ferruch , ainsi qu'un fil sur la mer bleue;
Il tourna derechef et gravit le coteau:
Le Tombeau de la Reine au loin; à droite l'eau;
A gauche, Coléah la Sainte ; un quart de lieue
Le séparait alors de ce fond sans pareil
Où s'endort Bou-Smaël au couchant du soleil.
Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge.
Un quart d'heure plus tard il était attablé
Hôtel de la Panthère , aspirant l'air salé
Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge.
En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans
Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche:
Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants,
Appuyant sur sa main sa tête qui se penche
Et laissant son travail pendre sur ses genoux,
Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée,
Elle considérait Stello d'un oeil si doux
Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée.
Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée.
Quel mystère insondable elle avait dans les yeux!
Dans le pays, chacun se la rappelle encore,
Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore;
Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux.
--Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages
Réservait cette perle au souffle des orages?
Au village on disait qu'elle riait toujours
Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours
Il faut aller si loin trouver telle sornette!
Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours.
Du nom comme des traits, ressemblance complète:
Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette.
Quand la Fatalité nous trace le chemin,
Insensé qui s'agite et croit fuir son destin.
Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle.
Pourquoi ce long regard attaché sur le sien?
Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle?
Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle
Alors que cette enfant même n'en savait rien?
Qui l'approfondira, cet éternel mystère?
Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard
Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard
Pour se briser encore.--Et quelle chaîne amère,
Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre!
Le fait est que Stello pâlit horriblement
Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant,
Se croyant le jouet de quelque mauvais ange.
Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange
Que son verre faillit échapper de sa main.
Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain,
Il le vida d'un trait avec un rire étrange.
Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin.
Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie,
Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver,
Après avoir couru par toute l'Italie,
Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie,
Un soir notre héros débarqua dans Alger.
Son luxe pouvait seul égaler sa folie,
Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien.
Les faciles amis qu'il traînait à sa suite
Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite,
Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien.
Lui-même il le savait et glissait de plus belle
Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui.
Il disait seulement,--sa ruine vînt-elle,--
Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle,
Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui.
Pour le moment Stello, sans souci de la vie,
Menait un train de prince en son château d' Hydra .
C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie,
Retrouvé, s'affolant en noble compagnie,
Fort épris de Georgette et gris comme un soldat.
O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre!
Mystère de l'amour,--ô palais!--ô décombre!
Qui de nous a jamais sondé ta profondeur?
Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur
Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre.
Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre
Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris,
Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris?
Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes
Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert
Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes
Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes,
Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert?
Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme
Une misère, un rien, un caprice écouté,
Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame,
Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme
Une plaie où se va perdant l'éternité?
Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide
Qui regarde sans voir, ce fantôme livide,
Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous?
Ce ne peut être lui.... C'est un autre.... Il se lève:
Non, ce n'est point Stello qui gisait là-dessous.
C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve.
Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive
Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts.
Circé se vanterait de sa métamorphose!
Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose,
Cependant, que de voir un aussi jeune front
Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront.
C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille,
Capable de tout bien comme de tout honneur,
Osait parler d'amour et croyait au bonheur.
Telle on voit, dans les champs, une féconde treille
S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier:
Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance,
Ployant sous le fardeau de sa propre abondance,
Se mêle dans la boue aux pierres du sentier.
Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance
D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour
Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme,
Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme,
Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour;
Mais, une fois ce charme arraché de sa vie,
Une fois qu'il eût vu la dernière lueur
Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur,
Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie,
Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie
Infâme et désolante, et que c'est un malheur
Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur.
Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse;
Et son coeur retomba d'autant plus désolé
Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse
Pour suivre en souriant son fantôme envolé.
C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé,
Un nuage qui passe emprunter un visage
Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage;
Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image,
Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté,
Notre coeur se débat dans la réalité.
Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse!
Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse!
Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui,
Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui.
C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même.
En vain il refoulait, par un effort suprême,
Ses larmes et ses cris et sa folle douleur;
En vain il affectait une froide ironie;
En vain dans la débauche il consumait sa vie;
En vain, pour le tuer, il reniait son coeur:
Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance,
Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès,
Sous son masque impassible il pleurait en silence.
Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais,
Stello sentait en lui sa terrible morsure,
Et, plus vivace encore après sa flétrissure,
De son ancien amour l'éternelle torture
Se réveillait alors, plus rude que jamais.
Quelquefois, cependant, sa puissante nature
Reprenait le dessus. Il redevenait lui.
Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure,
Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli.
Ces jours-là, fatigué de sa dernière orgie,
Las de son monde et las de sa banale vie,
Pour errer librement et rêver sans témoin
Il partait à cheval et s'en allait au loin,
Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée
Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée,
Conduit par son murmure et bercé par son chant.
Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie,
Charme mystérieux! votre mélancolie,
D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant?
Par un de ces jours-là, seul, comme à l'ordinaire,
Stello longeait la mer et se laissait aller
A ce calme complet où la nature entière,
Sous ces ardents climats, semble se dévoiler.
C'était en plein automne. On eût dit que la terre
Eût caché, ce jour-là, le soleil dans son flanc,
Tant le ciel était tiède et le jour caressant!
Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde
Que ses yeux saluaient pour la première fois.
Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois,
Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde.
Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde,
Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix.
Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse
Se soulever en lui sous le souffle divin
Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse,
Les cendres du passé s'envoler de son sein.
Son coeur était vivant! Il aimait la nature.
Il se berçait au chant de l'onde qui murmure
Et comprenait le monde on regardant les cieux.
Il lui semblait entendre une voix inconnue
Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue
Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux.
Son coeur était vivant!
Quand il vit la campagne
Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir,
Quand il vit le soleil pencher sur la montagne
Qui se dressait déjà comme un fantôme noir,
Alors il s'aperçut qu'une grande distance
Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir.
Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence.
Il tourna son cheval pour mieux s'orienter
Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner
Sidi-Ferruch , ainsi qu'un fil sur la mer bleue;
Il tourna derechef et gravit le coteau:
Le Tombeau de la Reine au loin; à droite l'eau;
A gauche, Coléah la Sainte ; un quart de lieue
Le séparait alors de ce fond sans pareil
Où s'endort Bou-Smaël au couchant du soleil.
Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge.
Un quart d'heure plus tard il était attablé
Hôtel de la Panthère , aspirant l'air salé
Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge.
En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans
Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche:
Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants,
Appuyant sur sa main sa tête qui se penche
Et laissant son travail pendre sur ses genoux,
Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée,
Elle considérait Stello d'un oeil si doux
Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée.
Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée.
Quel mystère insondable elle avait dans les yeux!
Dans le pays, chacun se la rappelle encore,
Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore;
Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux.
--Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages
Réservait cette perle au souffle des orages?
Au village on disait qu'elle riait toujours
Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours
Il faut aller si loin trouver telle sornette!
Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours.
Du nom comme des traits, ressemblance complète:
Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette.
Quand la Fatalité nous trace le chemin,
Insensé qui s'agite et croit fuir son destin.
Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle.
Pourquoi ce long regard attaché sur le sien?
Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle?
Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle
Alors que cette enfant même n'en savait rien?
Qui l'approfondira, cet éternel mystère?
Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard
Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard
Pour se briser encore.--Et quelle chaîne amère,
Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre!
Le fait est que Stello pâlit horriblement
Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant,
Se croyant le jouet de quelque mauvais ange.
Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange
Que son verre faillit échapper de sa main.
Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain,
Il le vida d'un trait avec un rire étrange.
Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
VII
Où sont-ils?-- Le Méandre est parti pour la France.
Le flot, de son sillage a gardé la nuance
Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir
Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges
Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges
Que l'aube diamante et qu'argente le soir!
Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance,
Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.»
... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance
N'a jamais au soleil étalé plus d'azur.
Adieu!--Stello!--Rosette!--Espérance! Espérance!
Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur.
L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre.
Sur la proue appuyés, seuls et silencieux,
Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux
Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre
D'une tristesse éparse à travers leur bonheur.
Les passagers, voyant deux âmes tant unies,
Se racontaient tout bas qu'après mille folies
De débauche et de luxe, il s'était pris de coeur
Pour elle qu'il avait enlevée et ravie,
Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris
Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie,
De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits.
Où sont-ils?-- Le Méandre est parti pour la France.
Le flot, de son sillage a gardé la nuance
Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir
Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges
Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges
Que l'aube diamante et qu'argente le soir!
Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance,
Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.»
... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance
N'a jamais au soleil étalé plus d'azur.
Adieu!--Stello!--Rosette!--Espérance! Espérance!
Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur.
L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre.
Sur la proue appuyés, seuls et silencieux,
Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux
Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre
D'une tristesse éparse à travers leur bonheur.
Les passagers, voyant deux âmes tant unies,
Se racontaient tout bas qu'après mille folies
De débauche et de luxe, il s'était pris de coeur
Pour elle qu'il avait enlevée et ravie,
Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris
Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie,
De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
VIII
Par quels détours secrets le hasard qui nous mène
Ne peut-il nous conduire à son but ignoré?
Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné
A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne?
Tel recherche la mort qui ne la trouve pas.
Tel autre la redoute et s'attache à la vie
Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie,
Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas.
Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave.
Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave!
O vieillard entêté qui nous tiens dans la main;
Quel grief as-tu donc contre le genre humain
Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance,
Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance?
O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants
Loin de ces souvenirs que ma plume soulève.
Mon âme se reporte à de cruels instants.
Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève?
Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps;
Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève
Ne se mêleront plus à mes tristes accents.
Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie,
Rosette et son amant s'aimaient à la folie,
Et tenaient leurs amours pour uniques soucis,
S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude
Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris,
De n'amener chez lui pas un de ses amis,
Fit que rien ne troublait leur chère solitude.
Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis.
Mais combien ce bonheur fut de courte durée!
Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée!
Destinée impassible! Oh! sombre lendemain
Que suspendait sur eux ton immuable main!
N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte
Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas
Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras,
Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte?
Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas
Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine,
Engagé qu'il était par son ancien éclat.
Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine,
Un grand événement dont tout Paris parla.
On médit bien un peu, mon lecteur le devine,
Cependant tout était pour le mieux jusque-là.
Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola?
Insensés qu'ils étaient!--Ah! frémissez, madame!
Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame.
Ma plume, en ce moment, hésite à retracer
Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses.
Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses!
O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse,
N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher
Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse
Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper
Jusques à les confondre et dire: Les deux Roses.
A force d'en parler on fit tant et si bien
Que le hasard, habile en ces sortes de choses,
Les fit se rencontrer au Théâtre Italien.
O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre!
En retrouvant celui qu'elle avait désolé,
Assis en face d'elle auprès d'une autre femme,
En le voyant heureux, et le sachant aimé,
Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame
Dont le contact mortel, en déchirant son âme,
Lui fit comprendre alors que lui s'était vengé.
Et celle dont la bouche avait été muette,
Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur
Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur,
Ressentit à son tour cette fièvre inquiète
Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer.
Par quels détours secrets le hasard qui nous mène
Ne peut-il nous conduire à son but ignoré?
Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné
A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne?
Tel recherche la mort qui ne la trouve pas.
Tel autre la redoute et s'attache à la vie
Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie,
Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas.
Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave.
Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave!
O vieillard entêté qui nous tiens dans la main;
Quel grief as-tu donc contre le genre humain
Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance,
Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance?
O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants
Loin de ces souvenirs que ma plume soulève.
Mon âme se reporte à de cruels instants.
Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève?
Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps;
Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève
Ne se mêleront plus à mes tristes accents.
Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie,
Rosette et son amant s'aimaient à la folie,
Et tenaient leurs amours pour uniques soucis,
S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude
Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris,
De n'amener chez lui pas un de ses amis,
Fit que rien ne troublait leur chère solitude.
Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis.
Mais combien ce bonheur fut de courte durée!
Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée!
Destinée impassible! Oh! sombre lendemain
Que suspendait sur eux ton immuable main!
N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte
Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas
Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras,
Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte?
Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas
Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine,
Engagé qu'il était par son ancien éclat.
Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine,
Un grand événement dont tout Paris parla.
On médit bien un peu, mon lecteur le devine,
Cependant tout était pour le mieux jusque-là.
Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola?
Insensés qu'ils étaient!--Ah! frémissez, madame!
Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame.
Ma plume, en ce moment, hésite à retracer
Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses.
Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses!
O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse,
N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher
Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse
Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper
Jusques à les confondre et dire: Les deux Roses.
A force d'en parler on fit tant et si bien
Que le hasard, habile en ces sortes de choses,
Les fit se rencontrer au Théâtre Italien.
O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre!
En retrouvant celui qu'elle avait désolé,
Assis en face d'elle auprès d'une autre femme,
En le voyant heureux, et le sachant aimé,
Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame
Dont le contact mortel, en déchirant son âme,
Lui fit comprendre alors que lui s'était vengé.
Et celle dont la bouche avait été muette,
Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur
Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur,
Ressentit à son tour cette fièvre inquiète
Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
IX
Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner,
Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie
Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie,
Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller,
Que faire en attendant sinon que d'y flâner?
Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse
Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux,
Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse,
Et s'amusait de voir passer devant ses yeux
Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse
Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux.
Il restait donc perdu dans cette rêverie
Où ce flot pailleté de rire et de folie,
De soie et de velours l'enfonçait pas à pas;
Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause,
Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose
Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras,
L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas.
A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse,
Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse.
Il était bien un peu surpris de la voir là,
A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle;
Peut-être aussi ... vexé qu'on le crût infidèle:
Mais quel mal un amant peut-il voir à cela?
Il est vrai que Rosette était peu coutumière
Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère,
Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon.
Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose,
Au reste, était d'autant plus probable que Rose
Connaissait quelque peu le maître de maison.
A propos de cela, madame, il faut vous dire
--Ce qui fût fait déjà, si je savais écrire,--
Qu'entre ces deux beautés, dont il est question,
La seule différence apparente et tranchée
Était un signe noir gros comme un grain de plomb
Dont Rosette portait la main gauche marquée.
Or donc, il arriva ce que vous prévoyez:
Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse,
De ruse féminine et de regards noyés,
De désir et d'amour, cette autre enchanteresse
Eut raison du jeune homme ... et qu'il était trop tard,
En un mot, quand Stello reconnut la comtesse.
En vain eût-il voulu maudire le hasard;
Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée;
Tout son amour passé lui refluait au coeur,
Envahissant soudain sa poitrine oppressée,
Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur.
O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie,
Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie,
Pendant que ton Stello mourait entre des bras
Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas!
Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner,
Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie
Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie,
Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller,
Que faire en attendant sinon que d'y flâner?
Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse
Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux,
Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse,
Et s'amusait de voir passer devant ses yeux
Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse
Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux.
Il restait donc perdu dans cette rêverie
Où ce flot pailleté de rire et de folie,
De soie et de velours l'enfonçait pas à pas;
Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause,
Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose
Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras,
L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas.
A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse,
Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse.
Il était bien un peu surpris de la voir là,
A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle;
Peut-être aussi ... vexé qu'on le crût infidèle:
Mais quel mal un amant peut-il voir à cela?
Il est vrai que Rosette était peu coutumière
Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère,
Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon.
Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose,
Au reste, était d'autant plus probable que Rose
Connaissait quelque peu le maître de maison.
A propos de cela, madame, il faut vous dire
--Ce qui fût fait déjà, si je savais écrire,--
Qu'entre ces deux beautés, dont il est question,
La seule différence apparente et tranchée
Était un signe noir gros comme un grain de plomb
Dont Rosette portait la main gauche marquée.
Or donc, il arriva ce que vous prévoyez:
Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse,
De ruse féminine et de regards noyés,
De désir et d'amour, cette autre enchanteresse
Eut raison du jeune homme ... et qu'il était trop tard,
En un mot, quand Stello reconnut la comtesse.
En vain eût-il voulu maudire le hasard;
Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée;
Tout son amour passé lui refluait au coeur,
Envahissant soudain sa poitrine oppressée,
Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur.
O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie,
Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie,
Pendant que ton Stello mourait entre des bras
Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas!
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
X
Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses
Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour
Les aimant toutes deux et croyant sans détour
Rester loyal, tout en partageant ses caresses.
Vainement cherchait-il à se persuader
Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse;
Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse
Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter
L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer,
Il était pris soudain d'une telle tristesse
Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer.
Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme
Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme
Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!--
De ne plus voir jamais Rosette de ses jours.
Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette,
Honteux et repentant, il s'avouait tout bas
Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète,
Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête
Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras.
Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie,
Notre amoureux menait une assez douce vie
Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras
Que, soit pour conserver sa chère inquiétude,
Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude,
Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas.
Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses
Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour
Les aimant toutes deux et croyant sans détour
Rester loyal, tout en partageant ses caresses.
Vainement cherchait-il à se persuader
Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse;
Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse
Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter
L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer,
Il était pris soudain d'une telle tristesse
Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer.
Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme
Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme
Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!--
De ne plus voir jamais Rosette de ses jours.
Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette,
Honteux et repentant, il s'avouait tout bas
Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète,
Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête
Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras.
Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie,
Notre amoureux menait une assez douce vie
Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras
Que, soit pour conserver sa chère inquiétude,
Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude,
Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
XI
Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse,
Comme un pressentiment à travers son bonheur,
Vient noyer son regard et donne à sa tendresse
Je ne sais quel accent de furtive langueur.
Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupée
Trahit le battement de ton coeur inquiet.
Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait
Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée.
Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs?
Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire
Est-il d'une tristesse impossible à décrire?
Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs?
Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie
Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie;
Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi.
Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi?
Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme!
Laisse-la déborder, cette amère douleur
Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur!
Elle te vient du jour où tu vis cette femme.
Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit;
Et tes yeux ont compris, à son mortel silence,
Le secret de sa vie; et cette ressemblance
T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit.
Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange
Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était,
Devinait par instinct que Stello la trompait.
Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change,
Calmer sa jalousie et croire en son amant;
Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme,
Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame,
Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant.
Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle
Entendre, aux Italiens, le Don Juan de Mozart.
Le jeune homme accepta, souriant du hasard.
Il comparait la pièce à la scène réelle
Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas
Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche,
Et qu'il courait, riant de sa propre débauche,
Vers un sort plus affreux que son propre trépas.
Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire,
Un frôlement, pareil à celui de la moire,
Fit retourner Stello vers la loge à côté.
Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé,
Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête.
Il ne put prononcer que le nom de Rosette;
Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort,
Il courut à sa loge et, d'une main tremblante,
Relevant doucement sa maîtresse mourante,
La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort,
S'enfuit on emportant son douloureux trésor.
Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse,
Comme un pressentiment à travers son bonheur,
Vient noyer son regard et donne à sa tendresse
Je ne sais quel accent de furtive langueur.
Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupée
Trahit le battement de ton coeur inquiet.
Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait
Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée.
Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs?
Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire
Est-il d'une tristesse impossible à décrire?
Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs?
Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie
Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie;
Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi.
Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi?
Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme!
Laisse-la déborder, cette amère douleur
Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur!
Elle te vient du jour où tu vis cette femme.
Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit;
Et tes yeux ont compris, à son mortel silence,
Le secret de sa vie; et cette ressemblance
T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit.
Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange
Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était,
Devinait par instinct que Stello la trompait.
Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change,
Calmer sa jalousie et croire en son amant;
Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme,
Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame,
Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant.
Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle
Entendre, aux Italiens, le Don Juan de Mozart.
Le jeune homme accepta, souriant du hasard.
Il comparait la pièce à la scène réelle
Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas
Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche,
Et qu'il courait, riant de sa propre débauche,
Vers un sort plus affreux que son propre trépas.
Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire,
Un frôlement, pareil à celui de la moire,
Fit retourner Stello vers la loge à côté.
Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé,
Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête.
Il ne put prononcer que le nom de Rosette;
Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort,
Il courut à sa loge et, d'une main tremblante,
Relevant doucement sa maîtresse mourante,
La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort,
S'enfuit on emportant son douloureux trésor.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
ROSINE ET ROSETTE
XII
Déjà la lampe d'or au plafond suspendue
Pâlit de ses rayons l'indécise clarté.
La pendule sonore a par deux fois tinté.
Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue,
N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue
Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté?
C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille
N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur.
Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille;
Son sourire trahit le rêve de son coeur.
Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille
Semble chercher un souffle à travers sa pâleur.
Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire
Comme un enfant qui dort après avoir pleuré;
Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré,
Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre;
D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire
Éclairer en passant son front décoloré.
Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé.
Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte
Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé.
Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte!
O sombre et lente nuit! O funèbre clarté!
Rien! Rien que le silence et l'immobilité.
N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte:
Cette main est glacée et retombe aussitôt.
Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée,
Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée,
Et, sur ce même lit où Rosette est couchée,
Une dernière fois, sans prononcer un mot,
Serrant entre ses bras cette fille adorée,
Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot.
Déjà de ce beau corps l'âme était envolée;
Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée....
Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho.
Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée,
Comme elle avait tenu sa main gauche fermée,
Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu,
En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut
Le billet que voici, de la main de Rosine:
«Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine.
Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra.
La seconde baignoire est à gauche;--c'est là.»
Alors il comprit tout; et sa tête penchée
Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée.
Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu.
Il est parti depuis et nul ne l'a revu.
Rosine aime le monde et le cherche sans cesse;
Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse,
Et cherche dans le bruit un oubli mensonger.
Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère?
Quand le vent du destin a passé sur la terre,
Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher.
1862.
Déjà la lampe d'or au plafond suspendue
Pâlit de ses rayons l'indécise clarté.
La pendule sonore a par deux fois tinté.
Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue,
N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue
Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté?
C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille
N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur.
Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille;
Son sourire trahit le rêve de son coeur.
Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille
Semble chercher un souffle à travers sa pâleur.
Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire
Comme un enfant qui dort après avoir pleuré;
Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré,
Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre;
D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire
Éclairer en passant son front décoloré.
Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé.
Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte
Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé.
Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte!
O sombre et lente nuit! O funèbre clarté!
Rien! Rien que le silence et l'immobilité.
N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte:
Cette main est glacée et retombe aussitôt.
Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée,
Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée,
Et, sur ce même lit où Rosette est couchée,
Une dernière fois, sans prononcer un mot,
Serrant entre ses bras cette fille adorée,
Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot.
Déjà de ce beau corps l'âme était envolée;
Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée....
Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho.
Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée,
Comme elle avait tenu sa main gauche fermée,
Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu,
En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut
Le billet que voici, de la main de Rosine:
«Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine.
Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra.
La seconde baignoire est à gauche;--c'est là.»
Alors il comprit tout; et sa tête penchée
Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée.
Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu.
Il est parti depuis et nul ne l'a revu.
Rosine aime le monde et le cherche sans cesse;
Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse,
Et cherche dans le bruit un oubli mensonger.
Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère?
Quand le vent du destin a passé sur la terre,
Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher.
1862.
Najat- Nombre de messages : 1088
Date d'inscription : 14/03/2010
Re: Prosper Jourdan
LÉONE
--CONTE AUX JEUNES FILLES--
I
Dans ce temps-là, mesdemoiselles,
Paris était, comme aujourd'hui,
La ville des époux fidèles;
On en citait bien sept ou huit.
Les gens naïfs dormaient la nuit
Et les bonnes moeurs étaient telles
Qu'il fallait qu'un père eût conduit
Sa fille à trois pièces nouvelles
Pour qu'elle en sût autant que lui.
Comme aujourd'hui, chaque ménage
Était d'un exemple touchant:
Jamais on ne parlait d'argent
Dans les contrats de mariage.
Les maris n'étaient point tenus
D'être plus riches que Crésus;
Leurs moitiés étant peu coquettes,
Les trois quarts de leurs revenus
Suffisaient presque à leurs toilettes.
Entre autres détails singuliers,
Il paraît qu'en ces temps austères,
Suivant leurs goûts irréguliers,
Ces dames avaient des bottiers
Et ces messieurs des bouquetières.
Quant au scandale, on ignorait
Absolument ce que c'était,
Car, Dieu merci! pour la constance,
Paris est le pays de France
Qui craint le moins la concurrence.
Les rois s'en vont; mais les ramiers
Nichent toujours aux Tuileries.
Leur amour n'a pas deux patries;
C'est là, dans les grands marronniers,
Que ces doux oiseaux familiers,
Modèles des coeurs réguliers,
Ont établi leurs galeries.
Charme étrange des rêveries!
A voir ces hôtes printaniers
Perdus sous les ombres fleuries,
Je songe à tous les amoureux
Qu'attire ce séjour ombreux
Et j'admire la ressemblance
De ces oiseaux si gracieux
Avec certains petits messieurs.
Au fond, le plus pigeon des deux
N'est pas toujours celui qu'on pense.
Quant aux belles, je ne veux pas
Les comparer à nos palombes;
Mais ce n'est point, dans tous les cas,
Le bec qui manque à ces colombes,
Ni la douceur, ni la beauté,
Ni même la légèreté.
Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles,
Reprenons pour quelques instants
La chronique du bon vieux temps
Dont je vous donnais des nouvelles.
Alors, toujours comme aujourd'hui,
Les dévotes, c'était l'usage,
Se rendaient en pèlerinage
Autour du «Lac» avant la nuit.
C'était dans un bois solitaire
Et sauvage qu'on appelait
Bois de Boulogne; et l'on allait
Y déployer un luxe austère.
On voyait là, sous les bouleaux,
Des créatures angéliques
Avec de tout petits chapeaux,
En calèche à quatre chevaux,
Prendre des airs mélancoliques.
D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts
A deux chevaux, pas davantage!
Et dans ce modeste équipage
Abritaient leurs humbles trésors.
Même rigueur pour le costume.
On poussait la simplicité
Jusques à la sévérité.
Je sais bien que c'est la coutume;
Mais vraiment on allait trop loin.
On outre-passait sur ce point
La limite des exigences.
Jusqu'à trois fois on remettait
La robe neuve qu'on portait;
Et l'on ne se décolletait
Jamais, à moins de circonstances
Très-rares, c'est-à-dire: bals,
Concerts, réveillons, festivals,
Soupers, réceptions, soirées,
Conférences, cours, matinées,
Séances, dîners d'apparat,
Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra,
Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.»
A part cela, les élégantes,
Au dire de plus d'un auteur,
Avec la plus stricte rigueur,
S'en tenaient aux robes montantes;
Et, par un excès de pudeur
Dont on retrouve encor la trace,
Se résignaient de bonne grâce,
Pour mieux cacher leurs cous mignons,
A porter d'énormes chignons
Que leurs coiffeurs, mis en campagne
Et chargés de ces soins discrets,
Leur faisaient venir tout exprès
De Picardie et de Bretagne.
J'ai vu des factures du temps;
Un chignon du plus grand modèle,
Bien monté, garanti quatre ans,
De la qualité la plus belle,
Valait de quatre à cinq cents francs,
Mais quelle solide coiffure!
Décidément, je vous le jure,
C'est un luxe que je comprends
Que celui de la chevelure.
C'était un si bel ornement
Que ces chignons! Et puis vraiment,
Pour une mère de famille,
Est-il un souci plus charmant
Que de léguer par testament
Ses fausses nattes à sa fille?
Enfin, pour vous dépeindre mieux
Cette époque exceptionnelle,
Je puis vous apprendre sur elle
Un détail assez curieux.
Suivant le quartier de la lune
Une femme était blonde ou brune
Et, de la veille au lendemain,
Changeait sa pâleur en carmin:
Car on détestait la paresse
Dans cet âge à présent vanté.
Vous voyez, sans qu'il y paraisse,
Que nous n'avons rien inventé.
Mais, n'importe! En prenant la plume,
Mon intention n'était point
De tant discourir sur ce point.
N'y voyez aucune amertume,
Si je l'ai fait, c'est qu'au moment
De vous commencer mon histoire,
Il m'est venu subitement
Un scrupule, et voici comment:
Si vous alliez ne pas y croire?
Mes deux héros sont bien constants!
Un amour que rien ne sépare,
Cela se voit de notre temps;
Mais c'est un exemple bien rare
A toute autre époque. Et voilà
Pourquoi je disais tout cela.
Car, ce que vous allez entendre,
Il fallait bien vous l'expliquer,
Et commencer par vous apprendre
Que le temps dont je veux parler
Ressemble au nôtre à s'y tromper.
Dès lors, ce que je vais conter
N'a plus rien qui doive surprendre,
Et je commence.
--CONTE AUX JEUNES FILLES--
I
Dans ce temps-là, mesdemoiselles,
Paris était, comme aujourd'hui,
La ville des époux fidèles;
On en citait bien sept ou huit.
Les gens naïfs dormaient la nuit
Et les bonnes moeurs étaient telles
Qu'il fallait qu'un père eût conduit
Sa fille à trois pièces nouvelles
Pour qu'elle en sût autant que lui.
Comme aujourd'hui, chaque ménage
Était d'un exemple touchant:
Jamais on ne parlait d'argent
Dans les contrats de mariage.
Les maris n'étaient point tenus
D'être plus riches que Crésus;
Leurs moitiés étant peu coquettes,
Les trois quarts de leurs revenus
Suffisaient presque à leurs toilettes.
Entre autres détails singuliers,
Il paraît qu'en ces temps austères,
Suivant leurs goûts irréguliers,
Ces dames avaient des bottiers
Et ces messieurs des bouquetières.
Quant au scandale, on ignorait
Absolument ce que c'était,
Car, Dieu merci! pour la constance,
Paris est le pays de France
Qui craint le moins la concurrence.
Les rois s'en vont; mais les ramiers
Nichent toujours aux Tuileries.
Leur amour n'a pas deux patries;
C'est là, dans les grands marronniers,
Que ces doux oiseaux familiers,
Modèles des coeurs réguliers,
Ont établi leurs galeries.
Charme étrange des rêveries!
A voir ces hôtes printaniers
Perdus sous les ombres fleuries,
Je songe à tous les amoureux
Qu'attire ce séjour ombreux
Et j'admire la ressemblance
De ces oiseaux si gracieux
Avec certains petits messieurs.
Au fond, le plus pigeon des deux
N'est pas toujours celui qu'on pense.
Quant aux belles, je ne veux pas
Les comparer à nos palombes;
Mais ce n'est point, dans tous les cas,
Le bec qui manque à ces colombes,
Ni la douceur, ni la beauté,
Ni même la légèreté.
Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles,
Reprenons pour quelques instants
La chronique du bon vieux temps
Dont je vous donnais des nouvelles.
Alors, toujours comme aujourd'hui,
Les dévotes, c'était l'usage,
Se rendaient en pèlerinage
Autour du «Lac» avant la nuit.
C'était dans un bois solitaire
Et sauvage qu'on appelait
Bois de Boulogne; et l'on allait
Y déployer un luxe austère.
On voyait là, sous les bouleaux,
Des créatures angéliques
Avec de tout petits chapeaux,
En calèche à quatre chevaux,
Prendre des airs mélancoliques.
D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts
A deux chevaux, pas davantage!
Et dans ce modeste équipage
Abritaient leurs humbles trésors.
Même rigueur pour le costume.
On poussait la simplicité
Jusques à la sévérité.
Je sais bien que c'est la coutume;
Mais vraiment on allait trop loin.
On outre-passait sur ce point
La limite des exigences.
Jusqu'à trois fois on remettait
La robe neuve qu'on portait;
Et l'on ne se décolletait
Jamais, à moins de circonstances
Très-rares, c'est-à-dire: bals,
Concerts, réveillons, festivals,
Soupers, réceptions, soirées,
Conférences, cours, matinées,
Séances, dîners d'apparat,
Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra,
Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.»
A part cela, les élégantes,
Au dire de plus d'un auteur,
Avec la plus stricte rigueur,
S'en tenaient aux robes montantes;
Et, par un excès de pudeur
Dont on retrouve encor la trace,
Se résignaient de bonne grâce,
Pour mieux cacher leurs cous mignons,
A porter d'énormes chignons
Que leurs coiffeurs, mis en campagne
Et chargés de ces soins discrets,
Leur faisaient venir tout exprès
De Picardie et de Bretagne.
J'ai vu des factures du temps;
Un chignon du plus grand modèle,
Bien monté, garanti quatre ans,
De la qualité la plus belle,
Valait de quatre à cinq cents francs,
Mais quelle solide coiffure!
Décidément, je vous le jure,
C'est un luxe que je comprends
Que celui de la chevelure.
C'était un si bel ornement
Que ces chignons! Et puis vraiment,
Pour une mère de famille,
Est-il un souci plus charmant
Que de léguer par testament
Ses fausses nattes à sa fille?
Enfin, pour vous dépeindre mieux
Cette époque exceptionnelle,
Je puis vous apprendre sur elle
Un détail assez curieux.
Suivant le quartier de la lune
Une femme était blonde ou brune
Et, de la veille au lendemain,
Changeait sa pâleur en carmin:
Car on détestait la paresse
Dans cet âge à présent vanté.
Vous voyez, sans qu'il y paraisse,
Que nous n'avons rien inventé.
Mais, n'importe! En prenant la plume,
Mon intention n'était point
De tant discourir sur ce point.
N'y voyez aucune amertume,
Si je l'ai fait, c'est qu'au moment
De vous commencer mon histoire,
Il m'est venu subitement
Un scrupule, et voici comment:
Si vous alliez ne pas y croire?
Mes deux héros sont bien constants!
Un amour que rien ne sépare,
Cela se voit de notre temps;
Mais c'est un exemple bien rare
A toute autre époque. Et voilà
Pourquoi je disais tout cela.
Car, ce que vous allez entendre,
Il fallait bien vous l'expliquer,
Et commencer par vous apprendre
Que le temps dont je veux parler
Ressemble au nôtre à s'y tromper.
Dès lors, ce que je vais conter
N'a plus rien qui doive surprendre,
Et je commence.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
II
Les savants,
Qui font bâiller de pauvres gens
Et dessécher de pauvres roses,
Passent pour savoir toutes choses.
Eh bien! (jugez d'après cela
Du niveau de l'Académie)
Je n'en sais pas un qui nous die
Comment Léone se trouva
Être, à seize ans, la plus jolie
Des danseuses de ce temps-là.
Pauvre fille de comédie!
Dont nul n'a raconté la vie,
Et qui peut-être ensorcela
Plus d'un immortel qui l'oublie.
Mais, au fond, cela n'y fait rien;
Le fait n'en est que plus notoire;
Et, quant à moi, l'on peut m'en croire
Je ne suis pas historien.
Or donc, mes belles demoiselles,
S'il me faut faire le portrait
De Léone, je vous dirai
Que, si le bruit qui court est vrai,
En la regardant les gazelles,
Dont chacun vante les doux yeux,
Se dépitaient à qui mieux mieux
De voir qu'une simple mortelle
Eût osé s'en procurer deux
Dessinés d'après leur modèle.
Avec ces yeux-là, vous pensez
Que des cils bruns et retroussés
Devaient aller le mieux du monde;
Et les cheveux noirs abondants
Montraient, sous leurs flots imprudents,
L'oreille vierge de pendants.
Ajoutez que, sans être blonde,
Elle avait, comme Ophélia,
La pâleur d'un camellia,
Qu'elle était petite et mutine,
Avec de certains airs douteurs
Et des sourires enchanteurs;
Qu'elle avait la main blanche et fine,
Le pied perdu dans la bottine,
Et que sa lèvre de rubis,
Constamment mouillée et vermeille
Au milieu de ces tons pâlis,
Rougissait comme une groseille
Tombée au beau milieu d'un lis.
Pour compléter le paysage,
Sachez encor que son corsage
Renfermait une âme de prix.
De plus, ainsi que c'est l'usage
Dans les théâtres de Paris,
Étant jolie, elle était sage.
Ainsi fut et non autrement
L'héroïne de ce roman,
Qui n'eut jamais qu'un seul amant.
Les savants,
Qui font bâiller de pauvres gens
Et dessécher de pauvres roses,
Passent pour savoir toutes choses.
Eh bien! (jugez d'après cela
Du niveau de l'Académie)
Je n'en sais pas un qui nous die
Comment Léone se trouva
Être, à seize ans, la plus jolie
Des danseuses de ce temps-là.
Pauvre fille de comédie!
Dont nul n'a raconté la vie,
Et qui peut-être ensorcela
Plus d'un immortel qui l'oublie.
Mais, au fond, cela n'y fait rien;
Le fait n'en est que plus notoire;
Et, quant à moi, l'on peut m'en croire
Je ne suis pas historien.
Or donc, mes belles demoiselles,
S'il me faut faire le portrait
De Léone, je vous dirai
Que, si le bruit qui court est vrai,
En la regardant les gazelles,
Dont chacun vante les doux yeux,
Se dépitaient à qui mieux mieux
De voir qu'une simple mortelle
Eût osé s'en procurer deux
Dessinés d'après leur modèle.
Avec ces yeux-là, vous pensez
Que des cils bruns et retroussés
Devaient aller le mieux du monde;
Et les cheveux noirs abondants
Montraient, sous leurs flots imprudents,
L'oreille vierge de pendants.
Ajoutez que, sans être blonde,
Elle avait, comme Ophélia,
La pâleur d'un camellia,
Qu'elle était petite et mutine,
Avec de certains airs douteurs
Et des sourires enchanteurs;
Qu'elle avait la main blanche et fine,
Le pied perdu dans la bottine,
Et que sa lèvre de rubis,
Constamment mouillée et vermeille
Au milieu de ces tons pâlis,
Rougissait comme une groseille
Tombée au beau milieu d'un lis.
Pour compléter le paysage,
Sachez encor que son corsage
Renfermait une âme de prix.
De plus, ainsi que c'est l'usage
Dans les théâtres de Paris,
Étant jolie, elle était sage.
Ainsi fut et non autrement
L'héroïne de ce roman,
Qui n'eut jamais qu'un seul amant.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
III
Ce qui lui manquait, à vrai dire,
Ce n'était pas les amoureux;
Vous savez qu'avec un sourire
On en a plus qu'on n'en désire,
Et son sourire en valait deux.
Mais, bien qu'on fit queue à sa porte,
Tous ceux qui lui faisaient la cour
En étaient pour leurs frais d'amour.
La chronique du temps rapporte
Que Léone, en les égarant
Avec son sourire enivrant,
Les tenait tous au même rang.
Hélas! la vertu d'une fille
Est comme le pur diamant:
L'acier s'émousse vainement
Pour mordre le caillou qui brille;
Rien ne l'entame. Seulement,
S'il tombe, adieu le diamant!
Quand on est vierge et qu'on est belle,
Surtout à l'âge de la belle,
A l'amour on est peu rebelle.
Vierge et danseuse! Par ma foi!
C'était un vrai gibier de roi.
Et, chose rare et curieuse,
Bien qu'elle eût, au gré de son coeur,
A choisir plus d'un grand seigneur,
Ce ne fut pas un bel acteur
Qui rendit Léone amoureuse.
Parmi tous les beaux jeunes gens
Qui se faisaient les assiégeants
De cette belle créature,
Il en était un qu'on nommait
Patrice, et qui se renommait
Par plus d'une étrange aventure.
C'était un charmant cavalier,
Très-digne d'avoir pour collier
Les plus jolis bras de la terre;
Et, comme il ne lui manquait rien,
Le ciel, qui lui voulait du bien,
Ne savait plus trop comment faire.
Dieu, par un fait sans précédents,
L'avait fait noble, en même temps,
De coeur, de race et de visage.
Il pouvait avoir vingt-sept ans,
Et, pour attendre le printemps,
Il menait très-grand équipage.
En somme, c'était un dandy;
Mais, comme la chanson le dit,
Il était franc, fier et hardi.
Ce qui lui manquait, à vrai dire,
Ce n'était pas les amoureux;
Vous savez qu'avec un sourire
On en a plus qu'on n'en désire,
Et son sourire en valait deux.
Mais, bien qu'on fit queue à sa porte,
Tous ceux qui lui faisaient la cour
En étaient pour leurs frais d'amour.
La chronique du temps rapporte
Que Léone, en les égarant
Avec son sourire enivrant,
Les tenait tous au même rang.
Hélas! la vertu d'une fille
Est comme le pur diamant:
L'acier s'émousse vainement
Pour mordre le caillou qui brille;
Rien ne l'entame. Seulement,
S'il tombe, adieu le diamant!
Quand on est vierge et qu'on est belle,
Surtout à l'âge de la belle,
A l'amour on est peu rebelle.
Vierge et danseuse! Par ma foi!
C'était un vrai gibier de roi.
Et, chose rare et curieuse,
Bien qu'elle eût, au gré de son coeur,
A choisir plus d'un grand seigneur,
Ce ne fut pas un bel acteur
Qui rendit Léone amoureuse.
Parmi tous les beaux jeunes gens
Qui se faisaient les assiégeants
De cette belle créature,
Il en était un qu'on nommait
Patrice, et qui se renommait
Par plus d'une étrange aventure.
C'était un charmant cavalier,
Très-digne d'avoir pour collier
Les plus jolis bras de la terre;
Et, comme il ne lui manquait rien,
Le ciel, qui lui voulait du bien,
Ne savait plus trop comment faire.
Dieu, par un fait sans précédents,
L'avait fait noble, en même temps,
De coeur, de race et de visage.
Il pouvait avoir vingt-sept ans,
Et, pour attendre le printemps,
Il menait très-grand équipage.
En somme, c'était un dandy;
Mais, comme la chanson le dit,
Il était franc, fier et hardi.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
IV
Mes chères lectrices, j'hésite
A continuer mon chemin;
Si vous ne me tendez la main,
Je n'irai jamais assez vite.
Jugez un peu de mon ennui:
Je veux peindre une belle nuit
Et je ne sais comment la rendre,
Car c'est un sujet bien usé
Dont tant d'auteurs ont abusé
Qu'on ne sait plus comment s'y prendre.
Certes, si j'étais écrivain,
Je ne chercherais pas en vain;
La chose serait bientôt faite.
Je prendrais le premier poëte
Qui me tomberait sous la main
Et je vous parlerais des voiles
De la nuit, et puis des étoiles,
Et puis du lac aux flots d'argent
Où se mire Phébé la blonde
Qui se penche vers l'eau profonde,
Et puis des bois, et puis du vent;
Du rossignol dans la vallée,
De la vieille tour isolée,
Des étoiles d'or ou de feu,
De l'herbe verte, du ciel bleu,
Des bouleaux que la lune argenté
Et surtout, chose très-urgente!
Du poëte à la Lyre d'or,
Ame dans l'idéal ravie,
Pleurant devant ce beau décor....
Qu'il n'a jamais vu de sa vie.
Car c'est un fait bien constaté
Que trois mille auteurs ont chanté
Juste la même nuit d'été
Sans qu'elle ait jamais existé.
Aussi, quel morceau bien traité!
Dans le monde des élégies
L'hiver est beaucoup moins gâté;
Époque fraîche où les génies,
Pour réparer leurs insomnies,
Ne perdent pas à rimailler
Le temps qu'on doit à l'oreiller.
Et le fait est, mesdemoiselles,
Que dans notre calendrier
Les nuits ne sont pas toujours belles
Aux alentours de février.
C'est pourquoi je suis fort à plaindre,
Car la nuit qu'il me faut dépeindre
Se trouve au plein coeur de janvier.
Figurez-vous donc la nuit brune,
Un vent très-sec, un ciel très-noir,
Dans ce ciel pas la moindre lune:
Un horizon à n'y rien voir.
Le givre dessèche la terre,
La grande route solitaire
S'allonge en ruban déroulé.
Sur la route déserte et blanche,
Légère comme un char ailé,
Rapide comme une avalanche,
Une berline au grand galop;
L'hirondelle qui rase l'eau
Va moins gaîment que ma berline
Dont le postillon bien payé,
C'est-à-dire bien éveillé,
Pour se donner meilleure mine,
A tous les échos d'alentour
Fait claquer son fouet, comme un sourd.
Dans la berline est une fille,
Au front tout rose de pudeur,
Qu'un flot de fourrure entortille,
Mourante d'amour ou de peur.
Elle est dans les bras d'un jeune homme.
Si vous croyez qu'ils font un somme,
C'est que vous connaissez bien mal
Le coeur humain en général.
Les baisers volent sur la route!
L'amour conduit les voyageurs!
Pour la fillette je redoute
Autre chose que les voleurs.
Les chevaux vont comme le diable!
La nuit est noire comme un four!
Le voyage a l'air agréable....
Hue! donc, beau postillon d'amour!
Mais je ne sais à quoi je pense
D'aller vous raconter cela.
S'il en est temps encor: défense
De lire ce chapitre-là!
C'est une affaire scandaleuse
Comme on n'en voit plus à Paris;
Vous devez la trouver affreuse,
Et je suis bien de votre avis.
En vérité, c'est une histoire
Pleine d'une atrocité noire.
Pourtant ce fut dans cet état
Qu'un beau soir Patrice emporta
Son amante Léonita.
Mes chères lectrices, j'hésite
A continuer mon chemin;
Si vous ne me tendez la main,
Je n'irai jamais assez vite.
Jugez un peu de mon ennui:
Je veux peindre une belle nuit
Et je ne sais comment la rendre,
Car c'est un sujet bien usé
Dont tant d'auteurs ont abusé
Qu'on ne sait plus comment s'y prendre.
Certes, si j'étais écrivain,
Je ne chercherais pas en vain;
La chose serait bientôt faite.
Je prendrais le premier poëte
Qui me tomberait sous la main
Et je vous parlerais des voiles
De la nuit, et puis des étoiles,
Et puis du lac aux flots d'argent
Où se mire Phébé la blonde
Qui se penche vers l'eau profonde,
Et puis des bois, et puis du vent;
Du rossignol dans la vallée,
De la vieille tour isolée,
Des étoiles d'or ou de feu,
De l'herbe verte, du ciel bleu,
Des bouleaux que la lune argenté
Et surtout, chose très-urgente!
Du poëte à la Lyre d'or,
Ame dans l'idéal ravie,
Pleurant devant ce beau décor....
Qu'il n'a jamais vu de sa vie.
Car c'est un fait bien constaté
Que trois mille auteurs ont chanté
Juste la même nuit d'été
Sans qu'elle ait jamais existé.
Aussi, quel morceau bien traité!
Dans le monde des élégies
L'hiver est beaucoup moins gâté;
Époque fraîche où les génies,
Pour réparer leurs insomnies,
Ne perdent pas à rimailler
Le temps qu'on doit à l'oreiller.
Et le fait est, mesdemoiselles,
Que dans notre calendrier
Les nuits ne sont pas toujours belles
Aux alentours de février.
C'est pourquoi je suis fort à plaindre,
Car la nuit qu'il me faut dépeindre
Se trouve au plein coeur de janvier.
Figurez-vous donc la nuit brune,
Un vent très-sec, un ciel très-noir,
Dans ce ciel pas la moindre lune:
Un horizon à n'y rien voir.
Le givre dessèche la terre,
La grande route solitaire
S'allonge en ruban déroulé.
Sur la route déserte et blanche,
Légère comme un char ailé,
Rapide comme une avalanche,
Une berline au grand galop;
L'hirondelle qui rase l'eau
Va moins gaîment que ma berline
Dont le postillon bien payé,
C'est-à-dire bien éveillé,
Pour se donner meilleure mine,
A tous les échos d'alentour
Fait claquer son fouet, comme un sourd.
Dans la berline est une fille,
Au front tout rose de pudeur,
Qu'un flot de fourrure entortille,
Mourante d'amour ou de peur.
Elle est dans les bras d'un jeune homme.
Si vous croyez qu'ils font un somme,
C'est que vous connaissez bien mal
Le coeur humain en général.
Les baisers volent sur la route!
L'amour conduit les voyageurs!
Pour la fillette je redoute
Autre chose que les voleurs.
Les chevaux vont comme le diable!
La nuit est noire comme un four!
Le voyage a l'air agréable....
Hue! donc, beau postillon d'amour!
Mais je ne sais à quoi je pense
D'aller vous raconter cela.
S'il en est temps encor: défense
De lire ce chapitre-là!
C'est une affaire scandaleuse
Comme on n'en voit plus à Paris;
Vous devez la trouver affreuse,
Et je suis bien de votre avis.
En vérité, c'est une histoire
Pleine d'une atrocité noire.
Pourtant ce fut dans cet état
Qu'un beau soir Patrice emporta
Son amante Léonita.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
V
O vous, pour qui j'écris ces lignes!
--Et qui peut-être les lirez,
Bien qu'elles ne soient pas très-dignes
De l'honneur que vous leur ferez;--
Vous, les belles filles de France,
Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté,
Vous, le sourire et l'espérance!
Vous, la jeunesse et la beauté!
O vous à qui sourit l'Aurore,
A qui tous les bras sont ouverts,
Qui ne connaissez pas encore
Vos printemps d'avec vos hivers!
Vous, les vierges! Vous, les charmeuses!
Dont le coeur, peureux et hardi,
A des langueurs mystérieuses
Dans un corps jeune comme lui!
Vous, pour qui la coupe est remplie
Et qui vous sentez d'y goûter
Presqu'autant de peur que d'envie!
Vous qui faites aimer la vie
Ou qui la faites redouter!
Vous, pour qui les vieillards moroses
Ont des regards pleins de regrets!
Vous, pour qui les roses sont roses
Et les bleuets bleus tout exprès!
Vous, pour qui chantent les poëtes,
Pour qui les étoiles sont faites
Et brillent dans l'azur des soirs!
Vous, pour qui les perles sont rondes!
O vous, les brunes et les blondes!
Vous, les yeux bleus et les yeux noirs!
Si vous avez, par aventure,
Daigné me suivre jusqu'ici,
Laissez-là, je vous en conjure,
Laissez-là ce triste récit
Dont j'ai commencé la peinture,
Car un destin malencontreux
Réserve à nos deux amoureux
Un dénoûment des plus affreux.
Adieu le rêve! adieu l'ivresse!
Adieu l'amour et la tendresse
Et les frais soupirs éperdus!
Adieu le bal et ses délires,
Et les parfums et les sourires!
Adieu tous les bonheurs perdus!
Chevaux, postillon et berline
Qui, sur le flanc de la colline,
Descendiez si légèrement,
Vos grelots aux notes joyeuses,
Durant les nuits silencieuses,
N'effraieront plus l'écho dormant.
Sur le grand chemin solitaire
Vous n'écaillerez plus la terre
Que durcit le givre argentin.
Tout ce passé que je soulève
S'est évanoui comme un rêve
Aux premiers rayons du matin.
O gaîté! reste ensevelie.
Mon âme est désormais emplie
D'une sombre mélancolie.
Je suis si triste que vraiment
Je ne sais plus du tout comment
Je vais reprendre mon roman.
Et, malgré mon regret sincère,
Je commence à m'apercevoir
Que le dramatique et le noir
Ne sont pas du tout mon affaire.
Mais puisque j'ai, sans m'en douter,
Commencé de vous raconter
Une histoire des plus touchantes,
Quoi qu'il puisse m'en advenir,
Je vais tâcher de la finir
En vous priant d'être indulgentes.
Si vous aviez quelque amitié
Pour le héros et l'héroïne
De ce roman très-détaillé,
J'en appelle à votre pitié;
Car leur bonheur s'est effeuillé
Ainsi qu'un bouquet d'églantine.
Ma plume hésite à retracer
Le récit d'aussi tristes choses;
Hélas! quittez vos habits roses!
Hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
O vous, pour qui j'écris ces lignes!
--Et qui peut-être les lirez,
Bien qu'elles ne soient pas très-dignes
De l'honneur que vous leur ferez;--
Vous, les belles filles de France,
Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté,
Vous, le sourire et l'espérance!
Vous, la jeunesse et la beauté!
O vous à qui sourit l'Aurore,
A qui tous les bras sont ouverts,
Qui ne connaissez pas encore
Vos printemps d'avec vos hivers!
Vous, les vierges! Vous, les charmeuses!
Dont le coeur, peureux et hardi,
A des langueurs mystérieuses
Dans un corps jeune comme lui!
Vous, pour qui la coupe est remplie
Et qui vous sentez d'y goûter
Presqu'autant de peur que d'envie!
Vous qui faites aimer la vie
Ou qui la faites redouter!
Vous, pour qui les vieillards moroses
Ont des regards pleins de regrets!
Vous, pour qui les roses sont roses
Et les bleuets bleus tout exprès!
Vous, pour qui chantent les poëtes,
Pour qui les étoiles sont faites
Et brillent dans l'azur des soirs!
Vous, pour qui les perles sont rondes!
O vous, les brunes et les blondes!
Vous, les yeux bleus et les yeux noirs!
Si vous avez, par aventure,
Daigné me suivre jusqu'ici,
Laissez-là, je vous en conjure,
Laissez-là ce triste récit
Dont j'ai commencé la peinture,
Car un destin malencontreux
Réserve à nos deux amoureux
Un dénoûment des plus affreux.
Adieu le rêve! adieu l'ivresse!
Adieu l'amour et la tendresse
Et les frais soupirs éperdus!
Adieu le bal et ses délires,
Et les parfums et les sourires!
Adieu tous les bonheurs perdus!
Chevaux, postillon et berline
Qui, sur le flanc de la colline,
Descendiez si légèrement,
Vos grelots aux notes joyeuses,
Durant les nuits silencieuses,
N'effraieront plus l'écho dormant.
Sur le grand chemin solitaire
Vous n'écaillerez plus la terre
Que durcit le givre argentin.
Tout ce passé que je soulève
S'est évanoui comme un rêve
Aux premiers rayons du matin.
O gaîté! reste ensevelie.
Mon âme est désormais emplie
D'une sombre mélancolie.
Je suis si triste que vraiment
Je ne sais plus du tout comment
Je vais reprendre mon roman.
Et, malgré mon regret sincère,
Je commence à m'apercevoir
Que le dramatique et le noir
Ne sont pas du tout mon affaire.
Mais puisque j'ai, sans m'en douter,
Commencé de vous raconter
Une histoire des plus touchantes,
Quoi qu'il puisse m'en advenir,
Je vais tâcher de la finir
En vous priant d'être indulgentes.
Si vous aviez quelque amitié
Pour le héros et l'héroïne
De ce roman très-détaillé,
J'en appelle à votre pitié;
Car leur bonheur s'est effeuillé
Ainsi qu'un bouquet d'églantine.
Ma plume hésite à retracer
Le récit d'aussi tristes choses;
Hélas! quittez vos habits roses!
Hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
VI
Donc, autrefois, c'était l'usage:
Pour peu qu'on se fût épousé
Et que l'on fût civilisé,
Il fallait partir en voyage
Le soir même du mariage.
On n'a jamais bien su comment
Ni pourquoi vint cette méthode;
Mais sachez que c'était la mode
Et que vous-même, assurément,
N'eussiez pas fait différemment.
Car, suivant un vieil axiome,
La mode était, dans le royaume,
Aussi puissante que le roi;
Et, pas plus tôt la noce faite,
On se fût fait couper la tête
Plutôt que de rester chez soi.
Le départ était une rage;
On n'épousait pas sans partir.
En raison de votre grand âge,
Vous devez vous en souvenir.
Or, voyez si la destinée
Est malignement enchaînée;
Un sourire amène des pleurs.
Cette mode qui vous étonne
Fut pour Patrice et pour Léone
La source de tous les malheurs.
A vous dire le vrai, je doute
S'ils étaient mariés ou non.
Ils suivaient bien la même route,
Mais ce n'est pas une raison.
Je n'ai vu ni monsieur le maire,
Ni le curé, ni le notaire,
Ni les voitures d'apparat,
Ni le moindre bout de contrat,
Ni tuteur, ni père, ni mère,
Ni parents, ni gens, ni témoins,
Mais enfin j'ai vu les conjoints,
Et, pour moi, je les considère
Comme bien et dûment unis,
Mariés, prêchés et bénis
Par tous les abbés de la terre.
Dans tous les cas je crois qu'on peut
Dire qu'il s'en fallait de peu,
Car, dès le soir, ils s'en allèrent
Et, huit jours après, s'embarquèrent,
Ce qui, pour ce temps-là, dit-on,
Était le suprême bon ton.
S'ils voulaient aller en Turquie,
Ou dans l'île de Bornéo,
Ou simplement en Italie,
C'est ce que je ne sais pas trop.
Ce que je sais, c'est qu'un navire
Se perdit vers le lendemain,
Qu'un pêcheur (pas Napolitain,
Mais c'est tout ce que j'en puis dire)
Au bord du rivage trouva,
Pâle et blanche, Léonita,
Comme une madone de cire.
Elle était sur le sable fin,
Sous le gai soleil du matin
Qui riait dans sa chevelure.
La vague l'effleurait un peu,
Comme une fille qui ne peut
Abandonner une parure.
L'eau verte et le soleil joyeux
Mêlaient parmi ses longs cheveux
Des reflets d'or et d'émeraude;
Et les flots qui les déroulaient
Jouaient avec et s'en allaient
Comme des enfants pris en fraude.
Un sourire presque effacé,
Dernier vestige du passé,
Entr'ouvrait sa lèvre pudique,
Et l'aurore qui rayonnait
Sur son front pâlissant, formait
Un contraste mélancolique.
Sachez pourtant, si vous l'aimez,
Que ses beaux yeux inanimés
N'étaient pas à jamais fermés.
Léone revint à la vie.
Le pêcheur, pas Napolitain,
Qui la trouva sur son chemin,
Jugea qu'elle était endormie.
Ce fut lui qui fut son docteur,
Et qui, chose assez inouïe,
Fut en même temps son sauveur.
Il la prit tout évanouie,
L'emporta jusqu'en son réduit,
Et, sans plus de cérémonie,
Vous la coucha droit dans son lit.
Puis il fallait voir le bonhomme,
Par la chambre allant et venant.
Et soignant Léone tout comme
Si c'eût été son propre enfant.
Si bien qu'à la fin, ô prodige!
La belle fille ouvrit les yeux
Et dit, en voyant ce bon vieux,
Les mots sacramentels: «Où suis-je?»
Il la rassura de son mieux,
Lui dit comme il l'avait trouvée
Et combien il était joyeux
De penser qu'elle était sauvée.
Alors elle lui raconta
Comment elle, Léonita,
Et son «frère,» et tout l'équipage
Du navire avaient fait naufrage;
Qu'elle et son «frère» avaient pensé
Se sauver ensemble à la nage
Et qu'ils avaient bien commencé;
Mais qu'à la moitié du voyage
Les vagues et l'obscurité
Les firent changer de côté;
Qu'alors elle s'était perdue;
Qu'elle était enfin parvenue
Jusqu'à cette plage, mais là,
Tout ce qu'elle se rappela,
C'est qu'elle perdit connaissance.
Puis, comme elle s'inquiétait
De son «frère» qui lui manquait,
Le bonhomme, comme l'on pense,
Lui dit, pour la rasséréner,
Tout ce qu'il put imaginer
De plus propre à la circonstance,
Jurant ses grands dieux qu'on avait,
Dans un port voisin, qu'il nommait,
Fait le plus complet sauvetage
Du navire et de l'équipage.
Et, tout en lui contant cela,
Près de la belle il mit un plat,
Puis un verre, puis une assiette,
Et je crois même une serviette.
Léone avait l'esprit fort gai.
Du moment qu'elle eut distingué
Dans le discours sans queue ni tête
Dont le brave homme lui fit fête,
Que Patrice, de son côté,
Etait lui-même en sûreté,
Cette charmante créature,
Sans se désoler plus longtemps,
Prit en riant son aventure.
Et, comme elle avait dix-sept ans,
Elle se mit, à belles dents,
A dévorer en conscience
Le déjeuner que, sur son lit,
L'excellent homme lui servit
Dans ses assiettes de faïence.
Ce fut ainsi qu'un beau matin
Léone mangea le festin
D'un pêcheur, pas Napolitain.
Donc, autrefois, c'était l'usage:
Pour peu qu'on se fût épousé
Et que l'on fût civilisé,
Il fallait partir en voyage
Le soir même du mariage.
On n'a jamais bien su comment
Ni pourquoi vint cette méthode;
Mais sachez que c'était la mode
Et que vous-même, assurément,
N'eussiez pas fait différemment.
Car, suivant un vieil axiome,
La mode était, dans le royaume,
Aussi puissante que le roi;
Et, pas plus tôt la noce faite,
On se fût fait couper la tête
Plutôt que de rester chez soi.
Le départ était une rage;
On n'épousait pas sans partir.
En raison de votre grand âge,
Vous devez vous en souvenir.
Or, voyez si la destinée
Est malignement enchaînée;
Un sourire amène des pleurs.
Cette mode qui vous étonne
Fut pour Patrice et pour Léone
La source de tous les malheurs.
A vous dire le vrai, je doute
S'ils étaient mariés ou non.
Ils suivaient bien la même route,
Mais ce n'est pas une raison.
Je n'ai vu ni monsieur le maire,
Ni le curé, ni le notaire,
Ni les voitures d'apparat,
Ni le moindre bout de contrat,
Ni tuteur, ni père, ni mère,
Ni parents, ni gens, ni témoins,
Mais enfin j'ai vu les conjoints,
Et, pour moi, je les considère
Comme bien et dûment unis,
Mariés, prêchés et bénis
Par tous les abbés de la terre.
Dans tous les cas je crois qu'on peut
Dire qu'il s'en fallait de peu,
Car, dès le soir, ils s'en allèrent
Et, huit jours après, s'embarquèrent,
Ce qui, pour ce temps-là, dit-on,
Était le suprême bon ton.
S'ils voulaient aller en Turquie,
Ou dans l'île de Bornéo,
Ou simplement en Italie,
C'est ce que je ne sais pas trop.
Ce que je sais, c'est qu'un navire
Se perdit vers le lendemain,
Qu'un pêcheur (pas Napolitain,
Mais c'est tout ce que j'en puis dire)
Au bord du rivage trouva,
Pâle et blanche, Léonita,
Comme une madone de cire.
Elle était sur le sable fin,
Sous le gai soleil du matin
Qui riait dans sa chevelure.
La vague l'effleurait un peu,
Comme une fille qui ne peut
Abandonner une parure.
L'eau verte et le soleil joyeux
Mêlaient parmi ses longs cheveux
Des reflets d'or et d'émeraude;
Et les flots qui les déroulaient
Jouaient avec et s'en allaient
Comme des enfants pris en fraude.
Un sourire presque effacé,
Dernier vestige du passé,
Entr'ouvrait sa lèvre pudique,
Et l'aurore qui rayonnait
Sur son front pâlissant, formait
Un contraste mélancolique.
Sachez pourtant, si vous l'aimez,
Que ses beaux yeux inanimés
N'étaient pas à jamais fermés.
Léone revint à la vie.
Le pêcheur, pas Napolitain,
Qui la trouva sur son chemin,
Jugea qu'elle était endormie.
Ce fut lui qui fut son docteur,
Et qui, chose assez inouïe,
Fut en même temps son sauveur.
Il la prit tout évanouie,
L'emporta jusqu'en son réduit,
Et, sans plus de cérémonie,
Vous la coucha droit dans son lit.
Puis il fallait voir le bonhomme,
Par la chambre allant et venant.
Et soignant Léone tout comme
Si c'eût été son propre enfant.
Si bien qu'à la fin, ô prodige!
La belle fille ouvrit les yeux
Et dit, en voyant ce bon vieux,
Les mots sacramentels: «Où suis-je?»
Il la rassura de son mieux,
Lui dit comme il l'avait trouvée
Et combien il était joyeux
De penser qu'elle était sauvée.
Alors elle lui raconta
Comment elle, Léonita,
Et son «frère,» et tout l'équipage
Du navire avaient fait naufrage;
Qu'elle et son «frère» avaient pensé
Se sauver ensemble à la nage
Et qu'ils avaient bien commencé;
Mais qu'à la moitié du voyage
Les vagues et l'obscurité
Les firent changer de côté;
Qu'alors elle s'était perdue;
Qu'elle était enfin parvenue
Jusqu'à cette plage, mais là,
Tout ce qu'elle se rappela,
C'est qu'elle perdit connaissance.
Puis, comme elle s'inquiétait
De son «frère» qui lui manquait,
Le bonhomme, comme l'on pense,
Lui dit, pour la rasséréner,
Tout ce qu'il put imaginer
De plus propre à la circonstance,
Jurant ses grands dieux qu'on avait,
Dans un port voisin, qu'il nommait,
Fait le plus complet sauvetage
Du navire et de l'équipage.
Et, tout en lui contant cela,
Près de la belle il mit un plat,
Puis un verre, puis une assiette,
Et je crois même une serviette.
Léone avait l'esprit fort gai.
Du moment qu'elle eut distingué
Dans le discours sans queue ni tête
Dont le brave homme lui fit fête,
Que Patrice, de son côté,
Etait lui-même en sûreté,
Cette charmante créature,
Sans se désoler plus longtemps,
Prit en riant son aventure.
Et, comme elle avait dix-sept ans,
Elle se mit, à belles dents,
A dévorer en conscience
Le déjeuner que, sur son lit,
L'excellent homme lui servit
Dans ses assiettes de faïence.
Ce fut ainsi qu'un beau matin
Léone mangea le festin
D'un pêcheur, pas Napolitain.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
VII
Un mois plus tard elle était nonne:
Et la belle, au fond d'un couvent,
Pleurait,--que Dieu le lui pardonne!
Moins sa faute que son amant.
Hélas! hélas! ô destinée,
A quoi bon l'avoir épargnée
Pour lui rendre des jours amers?
N'eût-il pas mieux valu pour elle,
A travers la nuit éternelle,
S'en aller morte au sein des mers?
On n'avait sauvé du naufrage
Ni passagers, ni matelots;
Victimes d'une nuit d'orage,
Tous avaient péri dans les flots.
Parmi ceux que la marée haute
Vint jeter le long de la côte,
L'oeil éteint et le front blémi,
La pauvre fille n'eut pas même
La consolation suprême
De reconnaître son ami.
C'est en vain qu'on chercha Patrice;
La mer avait dû l'engloutir,
Car on ne put rien découvrir
Qui de sa mort fût un indice.
Léone le pleura très-fort.
Je crois pourtant qu'on aurait tort
De parier qu'elle était veuve;
Et moi, si j'étais esprit fort,
Je ne croirais Patrice mort
Que lorsque j'en aurais la preuve.
Quoi qu'il en soit, à qui voudra,
Le suivant chapitre apprendra
Ce que tout ceci deviendra.
Un mois plus tard elle était nonne:
Et la belle, au fond d'un couvent,
Pleurait,--que Dieu le lui pardonne!
Moins sa faute que son amant.
Hélas! hélas! ô destinée,
A quoi bon l'avoir épargnée
Pour lui rendre des jours amers?
N'eût-il pas mieux valu pour elle,
A travers la nuit éternelle,
S'en aller morte au sein des mers?
On n'avait sauvé du naufrage
Ni passagers, ni matelots;
Victimes d'une nuit d'orage,
Tous avaient péri dans les flots.
Parmi ceux que la marée haute
Vint jeter le long de la côte,
L'oeil éteint et le front blémi,
La pauvre fille n'eut pas même
La consolation suprême
De reconnaître son ami.
C'est en vain qu'on chercha Patrice;
La mer avait dû l'engloutir,
Car on ne put rien découvrir
Qui de sa mort fût un indice.
Léone le pleura très-fort.
Je crois pourtant qu'on aurait tort
De parier qu'elle était veuve;
Et moi, si j'étais esprit fort,
Je ne croirais Patrice mort
Que lorsque j'en aurais la preuve.
Quoi qu'il en soit, à qui voudra,
Le suivant chapitre apprendra
Ce que tout ceci deviendra.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
VIII
N'est-ce pas un spectacle étrange
De voir deux pauvres amoureux
Qui, lorsque pour eux tout s'arrange,
Et dès qu'ils devraient être heureux,
Se vont justement mettre en tête
Qu'ils sont séparés par la mort,
Et se bornent, sans plus d'enquête,
A maudire leur triste sort?
La chose paraît incroyable;
Pourtant, vous l'avez deviné,
C'est là l'histoire lamentable
De notre couple infortuné:
A dire la vérité pure,
Le héros de cette aventure
N'était pas mort dans les flots bleus,
Ainsi que l'on se le figure;
Mais il n'en valait guère mieux.
Tandis que Léone est au cloître,
Où sa douleur ne fait que croître
Et embellir, en quelques mots
Je vais vous dire tous les maux
Que dut endurer le jeune homme
En trois mois d'un supplice affreux,
Et par ainsi vous verrez comme
Les voyages sont dangereux.
Durant la nuit de ce naufrage
Où presque tous avaient péri,
Comme Léone et son ami
Tâchaient de gagner le rivage
Et se dirigeaient à la nage
Par un chemin fort encombré
Et surtout fort mal éclairé,
On se souvient, sans aucun doute,
Que Patrice fit fausse route.
Il s'était bientôt égaré;
Si bien qu'au lever de l'aurore
Le malheureux, n'en pouvant plus,
Moitié mourant, moitié perclus,
A peine respirant encore,
Et sur le point de se noyer,
Fut recueilli, sans connaissance,
Par un pauvre petit voilier
Qui longeait les côtes de France.
O douloureux rapprochement!
Cela se passait justement
A l'heure où, loin de son amant,
La belle, ignorant son tourment,
Déjeunait si mignonnement.
Le jeune homme, en cette détresse,
N'en fut point, comme sa maîtresse,
Quitte pour la peur; car il fit
Une terrible maladie
Qui pensa lui coûter la vie
Et le retint trois mois au lit.
Sur ce brave petit navire
Il fut soigné, tant bien que mal,
Du mieux qu'on put. Le principal,
C'est qu'il en revint. Mais le pire,
Ce fut le changement moral
Qui s'opéra dans sa nature.
On ne le vit, dans ces trois mois,
Pas sourire une seule fois,
Et cette funeste aventure,
Après même qu'il fut guéri,
Paraissait, à ce qu'on assure,
L'avoir pour toujours assombri.
Il revenait; mais ses idées
Étaient visiblement changées,
Et, de plus, le pauvre garçon
Crut si bien sa maîtresse morte
Qu'il ne tint en aucune sorte
A s'en faire apprendre plus long.
Bref, Patrice, à bout d'espérance,
Le corps vaincu par la souffrance,
Pleurant son rêve inachevé,
Aussitôt de retour en France,
S'en fut tout droit se faire abbé.
Vous me direz: «C'est mal tombé!»
Mais que voulez-vous qu'on y fusse?
Les faits sont là que rien n'efface:
C'est tantôt pile et tantôt face.
Ce qui m'afflige, c'est de voir
Comme ce roman tourne au noir.
Le malheur est de la partie;
On se demande, en vérité,
Quelle fâcheuse sympathie
Put donner à chaque partie
D'une union bien assortie
Ce penchant pour la sacristie:
C'est comme une fatalité.
Mais souffrez que je continue,
Et bientôt la vérité nue
Jusqu'au bout vous sera connue.
N'est-ce pas un spectacle étrange
De voir deux pauvres amoureux
Qui, lorsque pour eux tout s'arrange,
Et dès qu'ils devraient être heureux,
Se vont justement mettre en tête
Qu'ils sont séparés par la mort,
Et se bornent, sans plus d'enquête,
A maudire leur triste sort?
La chose paraît incroyable;
Pourtant, vous l'avez deviné,
C'est là l'histoire lamentable
De notre couple infortuné:
A dire la vérité pure,
Le héros de cette aventure
N'était pas mort dans les flots bleus,
Ainsi que l'on se le figure;
Mais il n'en valait guère mieux.
Tandis que Léone est au cloître,
Où sa douleur ne fait que croître
Et embellir, en quelques mots
Je vais vous dire tous les maux
Que dut endurer le jeune homme
En trois mois d'un supplice affreux,
Et par ainsi vous verrez comme
Les voyages sont dangereux.
Durant la nuit de ce naufrage
Où presque tous avaient péri,
Comme Léone et son ami
Tâchaient de gagner le rivage
Et se dirigeaient à la nage
Par un chemin fort encombré
Et surtout fort mal éclairé,
On se souvient, sans aucun doute,
Que Patrice fit fausse route.
Il s'était bientôt égaré;
Si bien qu'au lever de l'aurore
Le malheureux, n'en pouvant plus,
Moitié mourant, moitié perclus,
A peine respirant encore,
Et sur le point de se noyer,
Fut recueilli, sans connaissance,
Par un pauvre petit voilier
Qui longeait les côtes de France.
O douloureux rapprochement!
Cela se passait justement
A l'heure où, loin de son amant,
La belle, ignorant son tourment,
Déjeunait si mignonnement.
Le jeune homme, en cette détresse,
N'en fut point, comme sa maîtresse,
Quitte pour la peur; car il fit
Une terrible maladie
Qui pensa lui coûter la vie
Et le retint trois mois au lit.
Sur ce brave petit navire
Il fut soigné, tant bien que mal,
Du mieux qu'on put. Le principal,
C'est qu'il en revint. Mais le pire,
Ce fut le changement moral
Qui s'opéra dans sa nature.
On ne le vit, dans ces trois mois,
Pas sourire une seule fois,
Et cette funeste aventure,
Après même qu'il fut guéri,
Paraissait, à ce qu'on assure,
L'avoir pour toujours assombri.
Il revenait; mais ses idées
Étaient visiblement changées,
Et, de plus, le pauvre garçon
Crut si bien sa maîtresse morte
Qu'il ne tint en aucune sorte
A s'en faire apprendre plus long.
Bref, Patrice, à bout d'espérance,
Le corps vaincu par la souffrance,
Pleurant son rêve inachevé,
Aussitôt de retour en France,
S'en fut tout droit se faire abbé.
Vous me direz: «C'est mal tombé!»
Mais que voulez-vous qu'on y fusse?
Les faits sont là que rien n'efface:
C'est tantôt pile et tantôt face.
Ce qui m'afflige, c'est de voir
Comme ce roman tourne au noir.
Le malheur est de la partie;
On se demande, en vérité,
Quelle fâcheuse sympathie
Put donner à chaque partie
D'une union bien assortie
Ce penchant pour la sacristie:
C'est comme une fatalité.
Mais souffrez que je continue,
Et bientôt la vérité nue
Jusqu'au bout vous sera connue.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
IX
Voilà donc nos deux étourdis
Perdus, comme on disait jadis,
Sur le chemin du Paradis.
Un jour vint qu'ils se rencontrèrent,
Mais ce ne fut qu'après longtemps!
--Donc, au bout de cinq ou six ans
Voici comme ils se retrouvèrent:
Tandis que Léone au couvent,
Moitié priant, moitié rêvant,
Pleurait comme une Madeleine,
Il arriva que son amant,
Bien qu'il fût aussi fort en peine,
Oublia très-dévotement
Et sa maîtresse et son tourment.
Je ne vais pas, comme on peut croire,
Tâcher d'excuser à vos yeux
Ce que peut avoir d'odieux
Une ingratitude aussi noire.
Que suis-je? un pauvre historien
Qui raconte, et n'invente rien.
Donc, si ce jeune homme est coupable,
Ma lectrice pensera bien
Que je n'en suis pas responsable,
Et que sa conduite sans nom
M'indigne autant que de raison.
Patrice était pourtant sincère;
Si rien ne l'eût désespéré,
Jamais il n'eût été curé.
Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire?
Son grand désespoir fut l'affaire
De six mois.
Le pauvre garçon,
C'est une justice à lui rendre,
Dès qu'il fut en religion,
Sans vouloir d'abord rien entendre,
Maigrit de la belle façon.
Sans dormir du soir à l'aurore,
Sans parler de l'aurore au soir,
Tout défrisé, broyant du noir,
Mangeant peu, buvant moins encore,
C'était pitié que de le voir.
Et c'est justement là le diable:
Un jeune abbé si languissant
Avait trop l'air inconsolable
Pour ne pas être intéressant.
D'autant que, si l'on considère
Que Patrice fut, en naissant,
Marquis de par ses père et mère,
Et qu'il avait sans contredit
Le pied mince, la mine fière,
De la fortune et de l'esprit:
On conviendra sans trop de peine
Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint,
Faire très-vite son chemin
Dans la sainte Église romaine.
Pour commencer, il eut l'honneur
D'être invité chez monseigneur,
Lequel était un charmant homme
Qui le prit en affection,
Lui donna sa protection
Et, dès ce jour, le traita comme
Il eût fait d'un fils. En un mot,
Grâce à lui, notre ami Patrice
Fut fait prêtre beaucoup plus tôt
Que ne l'est un simple novice.
C'est alors que l'ambition,
Sans être encore la plus forte,
Lentement, par gradation,
Fit sa petite invasion.
Dans son coeur, de si belle sorte
Que sa très-chère passion
En fut sans bruit mise à la porte.
Bref, après un an écoulé,
Ce pauvre amant si désolé
Semblait à peu près consolé.
Toutefois je n'oserais dire
Qu'il n'eût point gardé dans son coeur
Le souvenir de sa douleur:
Car, même à travers son sourire,
Son visage avait conservé
Je ne sais quoi d'un peu voilé,
Signe d'une douleur profonde,
Qui lui seyait le mieux du monde.
Vous remarquerez en passant,
Mesdemoiselles, je vous prie,
Qu'avec cet air intéressant
Ce garçon, malgré son envie,
Ne pouvait pas faire autrement
Que d'avoir de l'avancement.
Voilà donc nos deux étourdis
Perdus, comme on disait jadis,
Sur le chemin du Paradis.
Un jour vint qu'ils se rencontrèrent,
Mais ce ne fut qu'après longtemps!
--Donc, au bout de cinq ou six ans
Voici comme ils se retrouvèrent:
Tandis que Léone au couvent,
Moitié priant, moitié rêvant,
Pleurait comme une Madeleine,
Il arriva que son amant,
Bien qu'il fût aussi fort en peine,
Oublia très-dévotement
Et sa maîtresse et son tourment.
Je ne vais pas, comme on peut croire,
Tâcher d'excuser à vos yeux
Ce que peut avoir d'odieux
Une ingratitude aussi noire.
Que suis-je? un pauvre historien
Qui raconte, et n'invente rien.
Donc, si ce jeune homme est coupable,
Ma lectrice pensera bien
Que je n'en suis pas responsable,
Et que sa conduite sans nom
M'indigne autant que de raison.
Patrice était pourtant sincère;
Si rien ne l'eût désespéré,
Jamais il n'eût été curé.
Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire?
Son grand désespoir fut l'affaire
De six mois.
Le pauvre garçon,
C'est une justice à lui rendre,
Dès qu'il fut en religion,
Sans vouloir d'abord rien entendre,
Maigrit de la belle façon.
Sans dormir du soir à l'aurore,
Sans parler de l'aurore au soir,
Tout défrisé, broyant du noir,
Mangeant peu, buvant moins encore,
C'était pitié que de le voir.
Et c'est justement là le diable:
Un jeune abbé si languissant
Avait trop l'air inconsolable
Pour ne pas être intéressant.
D'autant que, si l'on considère
Que Patrice fut, en naissant,
Marquis de par ses père et mère,
Et qu'il avait sans contredit
Le pied mince, la mine fière,
De la fortune et de l'esprit:
On conviendra sans trop de peine
Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint,
Faire très-vite son chemin
Dans la sainte Église romaine.
Pour commencer, il eut l'honneur
D'être invité chez monseigneur,
Lequel était un charmant homme
Qui le prit en affection,
Lui donna sa protection
Et, dès ce jour, le traita comme
Il eût fait d'un fils. En un mot,
Grâce à lui, notre ami Patrice
Fut fait prêtre beaucoup plus tôt
Que ne l'est un simple novice.
C'est alors que l'ambition,
Sans être encore la plus forte,
Lentement, par gradation,
Fit sa petite invasion.
Dans son coeur, de si belle sorte
Que sa très-chère passion
En fut sans bruit mise à la porte.
Bref, après un an écoulé,
Ce pauvre amant si désolé
Semblait à peu près consolé.
Toutefois je n'oserais dire
Qu'il n'eût point gardé dans son coeur
Le souvenir de sa douleur:
Car, même à travers son sourire,
Son visage avait conservé
Je ne sais quoi d'un peu voilé,
Signe d'une douleur profonde,
Qui lui seyait le mieux du monde.
Vous remarquerez en passant,
Mesdemoiselles, je vous prie,
Qu'avec cet air intéressant
Ce garçon, malgré son envie,
Ne pouvait pas faire autrement
Que d'avoir de l'avancement.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
Re: Prosper Jourdan
X
Or, un certain jour que Patrice,
--Patricius en bon latin,--
Avait justement le matin
Appris, au sortir de l'office,
Que l'on devait, le lendemain,
Le nommer évêque romain,
Il arriva que la nouvelle
De ce rapide avénement
Fit une sensation telle
Que ce fut un événement
Jusqu'au fond du cloître où Léone,
Fidèle comme au premier jour,
Priait le Christ et la Madone
De la guérir de son amour.
A cette nouvelle imprévue,
Vous pouvez vous imaginer
A quel point elle fut émue
Et ce qu'elle dut éprouver.
D'abord, sans force et sans courage
Devant ce fait presque inouï,
La pauvre enfant s'évanouit
Pour être en règle avec l'usage,
Mais, au bout de quelques instants,
Lorsqu'elle eut repris connaissance,
Oubliant toute obéissance
Et sans attendre plus longtemps,
Tremblante et pourtant décidée,
Les yeux baissés, le coeur battant,
Elle sortit de son couvent
Par une porte dérobée;
A pas furtifs et n'emportant
Qu'un petit miroir avec elle;
Et tandis qu'elle trottinait,
Tout le long du chemin, la belle
Furtivement s'y regardait
Pour voir si celui qu'elle aimait.
Allait encor la trouver belle.
Ce point-là, seul, l'inquiétait.
Or, à cette époque, Léone
N'avait pas encor vingt-trois ans,
Et l'on sait que, pour bien des gens,
C'est le bel âge d'une nonne.
Mais, que l'on pense ou non comme eux,
C'est ainsi que notre amoureuse
S'en vint, palpitante et peureuse,
Chez monseigneur son amoureux.
Lequel, il faut bien qu'on le dise,
Pour se donner avant la prise
Un avant-goût fort délicat
Des plaisirs de l'épiscopat,
Avec un sérieux d'église,
Était en train, pour le moment,
De s'admirer complaisamment
Devant un miroir de Venise
Et posait comme il le fallait,
Du talon jusques au collet,
Dans un bel habit violet.
Or, un certain jour que Patrice,
--Patricius en bon latin,--
Avait justement le matin
Appris, au sortir de l'office,
Que l'on devait, le lendemain,
Le nommer évêque romain,
Il arriva que la nouvelle
De ce rapide avénement
Fit une sensation telle
Que ce fut un événement
Jusqu'au fond du cloître où Léone,
Fidèle comme au premier jour,
Priait le Christ et la Madone
De la guérir de son amour.
A cette nouvelle imprévue,
Vous pouvez vous imaginer
A quel point elle fut émue
Et ce qu'elle dut éprouver.
D'abord, sans force et sans courage
Devant ce fait presque inouï,
La pauvre enfant s'évanouit
Pour être en règle avec l'usage,
Mais, au bout de quelques instants,
Lorsqu'elle eut repris connaissance,
Oubliant toute obéissance
Et sans attendre plus longtemps,
Tremblante et pourtant décidée,
Les yeux baissés, le coeur battant,
Elle sortit de son couvent
Par une porte dérobée;
A pas furtifs et n'emportant
Qu'un petit miroir avec elle;
Et tandis qu'elle trottinait,
Tout le long du chemin, la belle
Furtivement s'y regardait
Pour voir si celui qu'elle aimait.
Allait encor la trouver belle.
Ce point-là, seul, l'inquiétait.
Or, à cette époque, Léone
N'avait pas encor vingt-trois ans,
Et l'on sait que, pour bien des gens,
C'est le bel âge d'une nonne.
Mais, que l'on pense ou non comme eux,
C'est ainsi que notre amoureuse
S'en vint, palpitante et peureuse,
Chez monseigneur son amoureux.
Lequel, il faut bien qu'on le dise,
Pour se donner avant la prise
Un avant-goût fort délicat
Des plaisirs de l'épiscopat,
Avec un sérieux d'église,
Était en train, pour le moment,
De s'admirer complaisamment
Devant un miroir de Venise
Et posait comme il le fallait,
Du talon jusques au collet,
Dans un bel habit violet.
Nadej-isis- Nombre de messages : 958
Date d'inscription : 15/03/2010
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